Daniel Van de Velde | La main greffée

La main greffée est le premier des treize textes qui composent Les Déflagrations, un ensemble inédit de Daniel Van de Velde.
Du même auteur, nous avons déjà publié Elle dit et Les transitions narratives.


Bordeaux. Quinze jours. Huit jours de pluie. L’ordinateur défaillant, connexion branlante, intermittente. Comme si la pluie affaiblissait le réseau. Les trois autres sont morts. La densité des vaincus. Vaincus. Il pleut. La morgue. Sont morts. L’intensité des attentats. Des guerres. Il pleut. L’absence de connexion, de nouvelles. Le chauffage. Du quatuor, il ne reste que lui. A 4. Le quatuor A 4. Du temps de l’orchestre de Strasbourg, un quatuor en formation. Ils empruntaient souvent la A 4. Un seul sur le quai. Lui. Pourquoi ? Il ne sait pas.
Son visage. Ses mains. Il n’a pas pris le train. Toute la gare immobilisée. Des flics, des pompiers qui hurlent des ordres et des gens dans des blouses blanches, bleues et vertes dans tous les sens. Évacuer. Gare de triage. Les évacués.
Il pleut, ils sont morts. Il est seul et l’ordinateur défaille. Ah oui, il a fait marche arrière, oublié de composter le billet. À peine le billet introduit dans la fente, à peine comme si ce geste avait tout enclenché. Un sursaut, une énorme déflagration. Énorme. La pluie sur les toitures de la gare. Les trois autres, la danse des débris.
Il n’est pas hanté.
Il n’est pas sonné. Les cellules psychologiques. Il ne dit pas, il ne dit rien. Les fouilles, les sacs, il ne dit pas, il ne voit pas. Pas sonné. Il pleut. On voudrait rentrer. Des guerres. Des formes particulières de guerres. Formes particulières de combat. Le quatuor est dissout. Déflagration. Dans certains endroits, des décrues, jusqu’à 60 mm, voire 100 mm d’eau. Enfin il ne sait plus, beaucoup puisque les routes sont inondées. Un attentat là où on ne l’attendait pas. Bordeaux. La gare. Le réseau ferroviaire.
Le réseau du calme ordinaire de ses nerfs.
Il n’a pas l’impression d’être un survivant. Alto. Violon, violoncelle. Dommage, du bon matériel. Rien ne sert de courir. Ils étaient à l’heure. Un concert annulé. Trop court pour remplacer. Trop juste. Ces gens, tout ce bruit tout le temps quand une forme particulière d’ordinaire se détache d’un tout ordinaire.

Un vélo. Dix kilomètres tous les jours. Yoann ne pourra plus. Il a perdu une main. Ne pourra plus le vélo comme avant, le violon non plus. Main droite. Il ne lui semble pas que la main gauche s’ennuie. Ne s’ennuie pas. On a commencé à le soigner sur place. L’infirmière dira de lui qu’il était muet, une torpeur. On a retrouvé la main. Surgelée tout de suite ou quelque chose comme ça, il n’a pas toutes les données. Ne comprend pas comment une main peut aussi brusquement se détacher d’un corps. Les deux ensemble en ambulance. La martingale des sons inhérents à la situation. On lui a parlé de greffe. D’une greffe bientôt. Il ne jouera plus. Pas jouer. Pleuvoir. Déflagration. Comme pour une plante, une greffe.
Hôpital de jour, de nuit. Toute une série de concerts annulés. Les trois autres, les corps restitués aux familles. Des enterrements, des incinérations. Les variations. Qui jouera quoi et pour qui, il ne sait pas.

La presse a fait grand cas de sa greffe. Il trouve ça nul. Pour lui ce n’est que de l’ordinaire greffé à de l’ordinaire. Il n’y a pas derrière lui, derrière soi d’abri. Une fois à-peu-près remis, il dit que ce n’est pas vrai, qu’il ne jouait pas de musique. Il dit qu’il ne sait même pas ce que c’est un alto. Il dit qu’avant il était plombier. Qu’on ferait mieux d’arrêter la plaisanterie, de lui rendre ses outils pour qu’il puisse continuer de faire son métier. Il sent encore dans sa main la consistance particulière de la clef à molette. Il est en manque de cuivre, des tuyaux de cuivre, l’âpreté des acides, des colles et des soudures. Il se souvient d’un nombre considérable de dépannages, une liste de clients. La fourgonnette. On lui montre des photos, un film où il joue, des enregistrements. Il rétorque qu’il n’aime pas cette musique. Qu’il n’a jamais aimé la musique. Que les photos, le film tout ça c’est du trafiqué avec je ne sais quel logiciel. Qu’à force de fictions, de déportations au travers une enfilade de fictions, la totalité du monde est fictive. Il dit musique fictive. Il répond clef à mollette, tuyau de cuivre. Il dit : Foutez-moi la paix. Il dit c’est bien connu, on peut faire dire n’importe quoi aux images. Il dit que toute sa clientèle se concentre dans le neuvième arrondissement à Paris. Il parle de factures, d’impayés, d’URSSAF.

Quinze jours plus tard. Une mauvaise grippe. Toutes ces cochonneries que l’on se choppe dans les hôpitaux. À la gare il n’y a plus trace de l’attentat. Une incinération et deux mises au tombeau se rajoutent à d’autres. Production de cadavres en grande masse. La pluie. Les gens font grise mine.

Logo : Grille de lecture (détail), Daniel Van de Velde.

4 février 2015
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