Neda Nejdana | Ce qui ouvre les portes (extraits)
Neda Nejdana
CE QUI OUVRE LES PORTES
Comédie noire pour théâtre de tragédie nationale
Traduit par Estelle Delavennat
CE QUI OUVRE LES PORTES
Comédie noire pour théâtre de tragédie nationale
Traduit par Estelle Delavennat
Personnages :
LA FEMME, Vira, 30-32 ans.
LA JEUNE FILLE, Vika, 25-26 ans.
L’action se déroule à la morgue, dans un local en sous-sol,
pendant la saison froide en Ukraine.
Prologue
Sur la scène, le parloir de la morgue, avec une sorte de couchette. Côtés cour et jardin, des portes. Sur le mur, un plan d’évacuation. Au milieu de la pièce est attablée LA FEMME, avec une chaîne hi-fi, et elle fredonne une mélodie à succès quelconque, en feuilletant un magazine, visiblement féminin.
LA FEMME – Qu’est-ce qu’ils n’inventent pas ! Soit ça vous souffle, soit ça vous fait pleurer. Et ça a quelque chose d’érotique.
Et il lui va comme une selle à une vache. Moi, par contre, ça me va.
Elle rajuste sa coiffure et inspecte sa silhouette d’un œil critique.
Seulement, à quelle occasion le mettre ? Que Dieu me pardonne : pour séduire les macchabées ? Pfff, la seule chose qui vienne à l’esprit dans cette maudite morgue, c’est qu’elle aille au diable !
(Feuilletant son magazine.) Bon, voyons voir plus loin. Oh ! De la gymnastique pour les seins ! C’est ce qu’il faut, sinon il faudra bientôt les chercher au microscope.
(Chantonnant.) « Tu vas te mettre à chercher, mais tu ne vas pas bientôt trouver. »
(Sortie de derrière la table, commençant à faire des exercices.) Bon, mais comment ils sont censés bouger ?
On entend, de derrière la scène, comme des grincements. LA FEMME écoute attentivement.
Oh là là, ce sont mes seins qui grincent comme ça ?
De nouveau un grincement.
Mais non, ce sont peut-être des souris.
Le bruit s’amplifie.
Oh oh ! Des souris, et elles se ruent partout comme des sangliers. Il faut trouver un moyen de les empoisonner : elles ne mourront peut-être pas, mais elles n’auront plus la santé qu’elles avaient… Mais peut-être bien que ce sont des rats !
De nouveau un bruit.
Bon, il faut prendre un cocktail.
(Sortant des médicaments et les versant dans un verre d’eau) Valériane, corvalol, menthe…
Elle boit d’une traite.
Le travail est tranquille, propre, qu’ils disaient ! Le contingent est calme, il ne se plaint de rien. Il n’y a que les odeurs qui soient désagréables. Et mes nerfs, alors ?! Ils ne se régénèrent pas de toute façon. Du coup, je dois boire du lait par litres entiers, m’envoyer des mégaoctets.
Elle met ses écouteurs.
Terminé, relax, je les ai vus, ces souris et ces rats en chaussons blancs dans le cercueil…
À cet instant, la porte côté cour s’entrebâille, et apparaît dans une lumière étrange LA JEUNE FILLE, à moitié nue et portant un matricule sur une jambe. LA FEMME pousse un cri étouffé et s’évanouit à sa table. LA JEUNE FILLE entre, promène son regard de tous côtés, examine la pièce. Elle est bien faite, mais il lui reste des traces de nuit « passée on ne sait où ». Elle ne remarque d’abord pas LA FEMME.
LA JEUNE FILLE – Oh, mais où suis-je donc ? On dirait un bureau… Peut-être que c’est une cellule de dégrisement ? Mais où sont-ils tous passés ? Est-ce que je suis la seule à être saoule de toute la ville ? Qu’est-ce qu’il y a ? La loi sèche ? Mais j’utilise aussi du vin sec.
Et d’où est-ce qu’il fait si froid ?
Elle remarque seulement qu’elle est pratiquement nue.
Oh, mama mia ! Il aurait pu au moins me couvrir d’un vieux drap ! Mais non, prends froid, ma chère, attrape une pneumonie.
Elle remarque une pile de draps, s’enroule dans l’un d’entre eux, en quelque chose comme une tunique grecque.
Ce sera style « antique ».
Elle voit le registre sur la table.
Registre de la morgue n°5. Oh, mamma mia, alors c’est une morgue ! Tu t’es saoulée, mon amie, jusqu’à la ligne de flottaison… Défaut de mémoire total avec maintien partiel de l’intellect…
Ouh ouh ! Il y a quelqu’un de vivant, ici ? Quoique, quels vivants dans une usine à cadavres ?
Elle s’assied sur une chaise et remarque LA FEMME.
Oh la la, et ça, c’est qui ?
Elle observe.
On dirait qu’elle ne respire pas. Et qu’est-ce que c’est que cette morgue, là ? Un bordel, pas une morgue ! Les cadavres se glissent sous les pieds, ne laissent pas le passage au vivant. Des ivrognes trainent partout. Quoique je sois presque sobre.
Il faut la remettre à sa place quelque part, sinon ça n’est pas très humain.
Elle tire LA FEMME sur la couchette, à cet instant celle-ci cligne des yeux. LA JEUNE FILLE a un brusque mouvement de recule en arrière comme échaudée et s’enfuit à une distance de sécurité.
Scène 1
LA JEUNE FILLE ¬ Disparait ! Reste là, n’approche pas !
LA FEMME, perplexe ¬ Oh, et vous, je m’excuse, mais vous avez l’air d’un cadavre.
LA JEUNE FILLE ¬ Quoi ? Mais c’est vous le cadavre !
LA FEMME ¬ Mais vous êtes morte. Un cadavre qui parle ? Qu’est-ce que c’est ? Un rêve ?
LA JEUNE FILLE ¬ Mais quel rêve ? Quoique peut-être que c’est un rêve, éternel. Mais vous me voyez, car, je m’excuse, mais vous gisiez aussi, vous aviez rendu votre dernier souffle…
LA FEMME ¬ Où suis-je ?
LA JEUNE FILLE ¬ Voilà comme les cadavres sont devenus insolents : elle est morte elle-même, et c’est elle qui pose des questions. Dans ce monde, de l’au-delà d`outre tombe, comme qui dirait.
LA FEMME ¬ Et vous, vous êtes qui ?
LA JEUNE FILLE ¬ Là il y a quelques variantes : encore un cadavre, toujours un cadavre et simplement un cadavre.
LA FEMME ¬ Vous voulez dire que ça y est, c’est fini pour moi… ? Comment çà ? Ce n’est pas possible !
LA JEUNE FILLE ¬ Mort subite.
LA FEMME ¬ Non, je ne veux pas…
Les larmes lui montent aux yeux.
LA JEUNE FILLE, s’approchant, réconfortante ¬ Tout le monde passe par là. À quoi ça servirait de se consumer de chagrin ? De nos jours la vie revient cher. Achète-ci, procure-toi ça. Alors que le défunt n’a besoin que d’une chose : un cercueil.
LA FEMME, à travers ses larmes ¬ Mais vous savez combien coûtent les cercueils, aussi, de nos jours ?
LA JEUNE FILLE ¬ Mais ce ne sera pas à vous de l’acheter, mais à votre tendre époux. Et dans le cercueil tu t’allonges, tu te reposes, et aucun problème d’habillement et d’alimentation du corps en décomposition. Ton tendre époux fleurit ta tombe. Pendant ta vie, il t’a souvent offert des cadeaux ?
LA FEMME ¬ Oh, je n’ai pas fait mes adieux à mon mari. Ce sera un tel choc pour lui …
LA JEUNE FILLE ¬ Un choc ? Mais il va seulement pousser un soupir de soulagement. Sinon quoi d’autre ? Tout le temps se prendre la tête avec la même bonne femme ? Toi tu as vécu, laisse ton mari vivre aussi. En liberté…
LA FEMME ¬ Attendez : comment donc ça a pu arriver ? J’étais pourtant en bonne santé.
LA JEUNE FILLE ¬ Oui, vous l’étiez. Mais justement, quelle santé peut-il y avoir avec notre écologie ? Les sols sont bourrés d’herbicides et de pesticides. Je m’excuse, mais l’air pue les gaz, et l’eau, c’est un cauchemar. H2O, dans le vrai sens du terme, ça ne semble même pas exister. Donc une fois que vous vous êtes bien gavée de tout ça, vous êtes bonne.
LA FEMME ¬ Pourtant je faisais de la gymnastique… pour les seins, et je n’abusais pas de l’alcool… enfin, presque pas, et je prenais ce complément alimentaire dégoûtant, avec le couvercle original.
LA JEUNE FILLE ¬ Vous avez gaspillé votre argent en pure perte ! Généralement, ça se termine par un infarctus du myocarde et, hop, les pattes en l’air.
LA FEMME ¬ Vous avez de ces expressions ! Comment peut-on plaisanter dans un moment pareil ? Vous n’avez donc rien à regretter ?
LA JEUNE FILLE ¬ Maintenant, si. Mais à quoi bon chialer ? Qui est-ce que vous comptez apitoyer ? Cette nigaude avec la faux ? Elle n’en a absolument rien à cirer. Non, mieux vaut la rencontrer la tête haute et les joues fardées, plutôt que blafarde avec des ecchymoses.
LA FEMME, se mettant à se regarder dans son miroir de poche ¬ Au fait, je ne ressemble absolument pas à un cadavre, et je n’ai aucune trace de ces taches bleutées auxquelles vous faisiez allusion.
LA JEUNE FILLE ¬ Mais qu’est-ce que vous voulez donc ? Un effet instantané ? Un peu de patience. Il faut attendre ne serait-ce que quelques jours. Vous feriez mieux de vous occuper de quelque chose de plus urgent. Par exemple, vous l’avez, votre place au cimetière ?
LA FEMME ¬ Non.
LA JEUNE FILLE ¬ Et de la famille ? Maintenant on peut s’installer, enfin, se faire enterrer auprès d’un proche.
LA FEMME, soupirant ¬ Non, malheureusement, pour l’instant, tous mes proches sont vivants.
LA JEUNE FILLE ¬ Alors, peut-être, au crématorium ?
LA FEMME ¬ Ça ne va pas, la tête ! Brûler comme ça les gens vivants ?
LA JEUNE FILLE ¬ Premièrement, pas vivants, mais morts. Et deuxièmement, pourquoi pas ? Mieux vaut brûler rapidement, je m’excuse, que de… pourrir longuement et de manière tellement ennuyeuse !
LA FEMME ¬ Brrr… Écoutez, vous n’avez pas d’autre sujet de conversation ? Et pourquoi nous restons assises ici ? Où sont le paradis, l’enfer, le tunnel avec la lumière au bout, quelque chose, quoi, qui ressemble à une vie digne dans l’au-delà ?
LA JEUNE FILLE ¬ Il semblerait que nous attendions qu’on vienne nous chercher. Maintenant, vous savez combien de gens meurent ! Visiblement, il y a une file d’attente.
LA FEMME ¬ Vous êtes la dernière ?
LA JEUNE FILLE ¬ Il semblerait.
LA FEMME ¬ Alors je suis après vous… J’ai horreur d’attendre. Je me fais tout de suite du souci.
LA JEUNE FILLE ¬ Ne vous en faites pas, tout est déjà derrière vous.
LA FEMME ¬ Alors que faire, maintenant ?
LA JEUNE FILLE ¬ Rien. Reposez-vous et… goûtez les délices éternels. Au fait, peut-être que nous pourrions faire connaissance. Nous serons ensemble, de toute façon, pour le dernier voyage. Viktoria. Vous pouvez m’appeler simplement Vika.
LA FEMME, entre ses dents ¬ Vous pouvez m’appeler simplement Vira… Heorhiïvna.
LA JEUNE FILLE ¬ Vi-ra He-orhi-ïvna ! Tu te rends compte, comme il sera beau, ce nom en lettres d’or sur le granit… Et en-dessous l’épitaphe : « Tes descendants très reconnaissants ».
VIRA ¬ Mais je n’ai pas de descendants non plus.
VIKA ¬ Alors comme ça : « À la mémoire, l’honneur et la gloire pour les siècles des siècles ! »
VIRA ¬ Amen… Oh… Non, je ne survivrai pas si longtemps que ça.
VIKA ¬ Tu ne survivras pas, mais seras dans la mort eternele… Peut-être comme ça : « Tu vivras dans nos cœurs ». Point.
VIRA ¬ Ça manque de chaleur, c’est un peu sec.
VIKA ¬ Bon, tu es difficile à contenter… Tu as une belle photo pour la tombe ?
VIRA ¬ Oh, non… J’en ai une sur mon passeport. De manière générale, je ne suis pas tellement photogénique, et ma silhouette non plus…
VIKA ¬ Pourquoi ? Ta silhouette n’est pas mal, pour le cercueil… Et le principal, c’est que tu es rentable économiquement : on peut fabriquer un cercueil étroit pour moins cher, et ça fait moins de tissu pour les vêtements…
VIRA ¬ Oh, mais je n’ai rien à me mettre, d’ailleurs… À vrai dire, j’avais un manteau de fourrure il n’y a pas si longtemps.
VIKA ¬ Non, en manteau de fourrure dans un cercueil… c’est indécent, et il fera probablement trop chaud.
VIRA ¬ Et j’ai aussi un nouveau petit maillot de bain à fleurs tout gai que je n’ai pas encore mis.
VIKA ¬ Non, à fleurs, ça n’ira pas. Si encore il avait été plus ou moins noir ou bleu foncé… C’est tout notre habitude soviétique, ça, de tout laisser pour plus tard… quand les poules auront des dents…
VIRA ¬ C’est arrivé si soudainement, aussi, cette mort subite !
VIKA ¬ Justement, sur ça, tout le monde est prévenu. À l’avance. Voilà : chez nous on apprend à tout faire. Pour conduire une voiture, au moins trois mois, les examens, et seulement alors tu peux conduire. Et pour mourir, personne n’est prêt. Il faut des cours, de l’expérience. Et alors : si tu ne t’es pas préparé, ne te couche pas pour mourir.
VIRA ¬ Moi aussi, je suis d’accord. Je suis encore débutante. Et peut-être qu’ils ne me prendront pas ?
VIKA ¬ Mais qu’est-ce que tu me demandes ? Je n’en sais pas plus que toi.
VIRA ¬ Mais tu donnes l’impression d’être tellement experte ! Comme si tu étais morte une dizaine de fois.
VIKA ¬ Et pourquoi ça ? C’est logique… On dirait que je commence à avoir très mal à la tête. Peut-être qu’il est dommageable pour les morts de trop penser.
VIRA ¬ Les morts, il n’y a plus rien qui puisse leur faire du mal.
VIKA ¬ C`est clair. Il faudrait avaler des médicaments, j’en ai vu ici quelque part.
Elle cherche sur la table des médicaments, les avale avec un verre d’eau, s’assied à la table et s’endort.
VIRA ¬ Donne m’en aussi. Avec toutes ces nouvelles, la tête tourne.
Elle en prend aussi.
Ça me rappelle quelque chose. On dirait mon somnifère… Allez, peut-être que ça va me calmer un peu.
Elle gagne la couchette et s’allonge.
Noir.
13 juillet 2014