« Nous, leurs enfants »

Qu’est-ce qui, choses vécues, vues, entendues, rêvées, choisies ou imposées, demande, insiste, exige, dans le donné historique, social, politique, imaginaire, d’être saisi par la faculté de représentation, déployé avec des mots, et ici, des voix ?

À un moment x de l’époque où il vit et où il écrit, et pour tel écrivain, qu’est-ce qui fait narration, et avec quels éléments du narratif et de la littérature cette narration se constitue-t-elle ?
Narration romanesque, pour Cécile Wajsbrot.

Il y a les motifs, récurrents dans l’œuvre, depuis Atlantique et Mariane Klinger jusqu’à Nation par Barbès et Beaune-la-Rolande. Le voyage, l’exil, le déplacement, l’errance. La mer, l’île, la ville. L’Histoire, la Seconde Guerre mondiale et la déportation des populations juives, les rapports Ouest-Est et l’émigration. La solitude, l’incompréhension de soi et des autres, l’immobilité amoureuse, le malentendu continuel.
Il y a également la façon d’écrire et de conduire une histoire de sa majuscule initiale à son point final. Des phrases longues qui ne lâchent pas le fil tendu de la description ou de la pensée, une ponctuation à l’oreille (pas à la syntaxe), un enveloppement mesuré de l’affirmation par ses déclinaisons négative et interrogative, des dialogues non argumentatifs, précis, retenus, une conjugaison narrative des temps du passé, un parti pris de la pudeur qui n’exclut ni l’ironie ni la violence.

Mémorial : écrit où sont consignées les choses dont on veut se souvenir (Le Petit Robert).

Mémorial se déroule en trois temps : l’attente du départ sans cesse retardé d’un train ; le voyage d’une quinzaine d’heures à bord de ce train ; le séjour à Kielce, Pologne, et retour à Paris.

C’est qu’une mémoire, soudain en passe de disparaître, a réclamé d’être maintenue vivante.
Lorsque dans la bouche du père et de la tante, atteints de la maladie d’Alzheimer, commencent à trembler les noms et les lieux, la narratrice, petite-fille et fille de gens modestes qui ont quitté leur pays natal, la Pologne, après la Première Guerre mondiale, pour chercher du travail en France et s’y établir, qui ont ensuite tiré un trait sur cet exil et refusé dès lors d’évoquer le passé, entreprend ce voyage de retour vers le lieu d’origine, on dirait aussi : aux sources.
Mais sources de quoi ?

Certaines scènes restent gravées sans qu’on sache pourquoi, des actes correspondant à notre histoire avant même de le reconnaître, de le comprendre et pour moi, l’une de ces scènes originelles était celle d’Orphée et d’Eurydice, le moment où Orphée se retourne et la perd. D’abord, parce qu’il figure l’instant où tout bascule, où tout à coup, rien n’est plus comme avant, pour un geste qu’on fait ou qu’on ne fait pas. Il se retourne et toutes ces démarches patiemment effectuées, cette série de miracles, de réponses qui furent oui au lieu d’être non, tout cet ordre du monde bousculé pour qu’Orphée puisse descendre aux Enfers retrouver Eurydice, tout cet impossible rendu possible, cet édifice s’écroule et d’un coup, l’impossible redevient impossible, tout est rentré dans l’ordre [c’est moi qui souligne].

Tel serait l’enjeu de ce voyage : l’impossible doit-il devenir possible (et disparaître comme tel) ou demeurer impossible (afin de perdurer) ?
Faut-il et comment, contrairement à Orphée, ne pas se retourner et oublier qu’à l’âge de treize ans celui qui aurait été un oncle paternel s’est noyé, un matin d’hiver, dans une rivière alors qu’il avait décidé de partir ?
Faut-il et comment, plutôt, se retourner et se souvenir du pogrom de Kielce qui, un an après la fin de la guerre, c’est-à-dire de l’extermination, causa la mort de quarante-deux juifs dont les corps furent jetés dans la rivière, et en blessa autant ?
Faut-il ignorer ou apprendre que l’étymologie du mot Kielce est « objet coupant, lames », que habiter à Oswiecim c’est habiter Auschwitz, faudra-t-il à son tour oublier ou se souvenir de l’ancien cimetière dont les caractères hébraïques gravés sur les stèles sont aujourd’hui indéchiffrables, de l’ancienne cour et ses bâtiments d’où sont partis, sans jamais se retourner, ceux dont on est issu ? Car la narratrice aura beau n’en rien savoir ou presque, avoir été élevée dans le silence et consignée dans l’ignorance, elle est bel et bien issue de ces quelques-uns, elle est bel et bien née quelque part ici, d’ailleurs aurait-elle eu seulement à attendre le train, voyager, descendre sur le quai d’une petite ville polonaise, visiter l’ancien cimetière, longer la rivière, si ces quelques-uns désormais d’ici, et qui auront bientôt disparu, étaient restés quelque part là-bas ?
En somme : pourquoi y a-t-il un « je », elle, plutôt que personne ?

Il n’existe pas de lieu, appartement familial parisien ou chambre d’un hôtel de Kielce, rue Nouveau-Monde ou pont sur la Silnica, qui soit indemne de l’Histoire. Et nul n’en est indemne, que ce soit par innocence ou par culpabilité, comme nul n’est dispensé de ce choix : oublier ou se souvenir.
La famille de la narratrice a choisi d’oublier. Ce faisant, elle lui a légué l’oubli et le silence, guère plus légers à porter que le souvenir.
Et la voilà aujourd’hui amenée à se retourner, quand bien même ce ne serait que pour constater l’effacement des noms de sa lignée sur les stèles d’un cimetière.
Se souvenir menace de l’engloutir dans une histoire familiale qui ne recouvre qu’en partie la sienne, il lui faut donc oublier ; mais oublier menace d’engloutir l’Histoire dans les fosses communes d’un présent anonyme, il lui faut donc se souvenir.

Le harfang des neiges survole la toundra, perçant la nuit polaire de son vol silencieux et blanc, survole des étendues de roches et de neiges glacées, des lieux inhabités que l’homme ne cherche pas à conquérir, des lieux qu’il juge hostiles, ou qui servaient parfois de pénitencier, ou attirèrent un jour quelques ermites désireux de silence et de recueillement - il survole ces lieux à la recherche d’une proie.

Le roman est un des espaces non protégés où la difficulté d’affirmer péremptoirement ou avec éloquence, de conclure, peut encore être énoncée - ce qui n’équivaut pas à ne pas prendre parti -, où peuvent être énoncées les modalités, souvent contradictoires, de la présence au monde.
C’est aussi, m’a-t-il semblé, ce que raconte le vol migratoire du harfang des neiges qui scande, en compagnie de la chouette d’Athéna, les chapitres de Mémorial, c’est aussi ce que murmurent les voix disparues qui accompagnent la narratrice dans son voyage.

Cécile Wajsbrot dément, une fois encore, le lieu commun selon quoi les écrivains français ne s’intéressent pas à l’Histoire, ne l’interrogent pas, n’en sont pas traversés.
Le souffle qui parcourt la narration, sa façon de questionner plongent dans l’histoire collective. Accords et disjonctions entre la mémoire et l’oubli, entre les mémoires collective et individuelle, et les oublis de même,
ce qu’elle écrit ne cède à aucune fausse évidence, ne propose aucune solution confortable. Ce roman prend en charge quelque chose d’essentiel à une génération : son inscription ici et maintenant.
C’est la responsabilité de cette œuvre que de l’énoncer avec tant de constance et de sérieux. Il est de notre responsabilité de lecteurs contemporains de le comprendre.


Mémorial de Cécile Wajsbrot paraît aux éditions Zulma, qui réédite La Trahison dans la collection Dilecta.

Dans la collection Carnets littéraires des éditions Estuaire, paraît Fugue, rencontre dépouillée d’un texte de Cécile Wajsbrot et de photos de Brigitte Bauer pour composer la lente dérive dans Berlin d’une femme qui a décidé de disparaître : « J’écris, cherchant à restituer l’instant, mais c’est toujours la même question - faut-il se souvenir ou oublier ? »

Lire dans cette rubrique le compte rendu de Le Tour du lac et Beaune-la-Rolande.
On signale également Pour la littérature, essai publié en 1999 (Zulma, collection Grain d’orage). Nous y reviendrons prochainement au cours d’un entretien avec Cécile Wajsbrot.

Photo extraite de Fugue : Brigitte Bauer ©

Dominique Dussidour

3 septembre 2005
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