« Nous ferons du roman ce que bon nous semble »

par Dominique Dussidour


L’art n’est pas libre, il agit. Écrits sur la littérature (1913-1948), choix d’articles et de conférences d’Alfred Döblin, a paru aux éditions Agone, collection Banc d’essais, préface et traduction de l’allemand par Michel Vanoosthuyse.

D’Alfred Döblin (1878-1957) ont paru récemment aux éditions Agone :
— Les Trois Bonds de Wang Lun. Roman chinois (1915), préface de Michel Vanoosthuyse, traduction de l’allemand par E.P. Isler, révisée par Lucie Roignant à partir de la dernière édition originale, transcription pinyin originale établie par Yao Wu ;
— Wallenstein (1920), roman, préface et traduction de l’allemand par Michel Vanoosthuyse ;
— les quatre tomes de Novembre 1918. Une révolution allemande : Bourgeois et soldats, Peuple trahi, Retour du front, Karl et Rosa (parus entre 1937 et 1949 ; publication complète de la tétralogie en 1978). On peut acheter chaque roman séparément (version lyberagone disponible) ou l’ensemble sous coffret, avant-propos de Michel Vanoosthuyse, traduction de l’allemand par Maryvonne Litaize & Yasmin Hoffmann.

Berlin Alexanderplatz. Histoire de Franz Biberkopf (1929), à l’origine de bien des rêveries et des voyages à Berlin, est le roman le plus connu d’Alfred Döblin. Deux traductions en français : celle de Zoya Motchane, préface de Pierre Mac Orlan (Gallimard, 1933, 1970 ; réédition folio n° 1239) ; celle d’Olivier Le Lay (Gallimard, 2009 ; réédition folio n° 5098). Ce roman a été adapté pour la télévision allemande par Rainer Werner Fassbinder en treize épisodes et un épilogue d’une durée totale de quinze heures (1980).

À lire :
— « Un monument unique ». Introduction à la tétralogie d’Alfred Döblin, Novembre 1918. Une révolution allemande par Michel Vanoosthuyse qui a également publié une « Petite introduction à l’œuvre de Döblin » dans la Revue des Ressources ;
— « Vie et mort de Wolfgang Döblin, un génie dans la tourmente nazie » par Philippe Didion, à propos du mathématicien Wolfgang Döblin, fils de l’écrivain, à qui le romancier Marc Petit a consacré un récit : L’équation de Kolmogoroff, et Jürgen Ellinghaus un documentaire intitulé La Lettre scellée du soldat Döblin (2006).

Site consacré à Alfred Döblin.

Lire le compte rendu de cet ouvrage par Laurent Grisel.


 

Ici et là autour de la table d’un café ou d’une table de travail, après une lecture-signature dans une librairie, par courrier postal, par mails, au téléphone, les écrivains ont plaisir à discuter du roman, des romans serait plus exact : les romans qu’ils ont écrits, écrivent, écriront (ou pas) ; les romans qu’ils ont lus, lisent, liront bientôt, plus tard ou jamais.
Jamais ! Pour quelle raison ?
En général l’un répond : parce que ce n’est pas un roman. Sous-entendu : trop mauvais pour ça. (Mais une machine à laver qui fonctionne mal reste une machine à laver.) De cette parenthèse, s’échappent des questions : être ou ne pas être un roman, comment le savoir et a-t-on besoin de s’en soucier ? le roman est-il en attente d’une définition pour se faire entendre ?
On répondrait bien : non.
Mais voyons.

Soit Don Quichotte de Miguel de Cervantès, Ulysse de James Joyce, Les Désarrois de l’élève Törless de Robert Musil, L’Idiot de Fedor Dostoïevski, Le Procès et Le Château de Franz Kafka, pour citer des romans présents dans L’art n’est pas libre, il agit, et voilà que resurgit la question de la définition. Dans l’article « Les romans de Franz Kafka » Döblin écrit :

À vrai dire, je ne suis pas enclin à parler des deux livres de Kafka que j’ai lus, Le Procès et Le Château, comme de romans. Ce ne sont sûrement pas des romans. Le caractère problématique de cette forme, plus exactement de cette dénomination, apparaît dans toute sa clarté au vu de ces exemples. Ce sont des récits d’une totale vérité, qui n’apparaissent pas du tout comme inventés, sans doute bizarrement intriqués, mais ordonnés à partir d’un centre absolument vrai et très réel.

C’est l’étape obligée d’une conversation sur le roman que de déclarer : [tel ou tel roman] est tellement [bien écrit, vrai, intéressant]… ce n’est plus un roman !
Ah ! Et c’est quoi alors ?
Quelquefois : de la poésie !
(Je me demande si les écrivains qui écrivent de la poésie disent d’un bon poème : c’est de la prose… Je ne l’ai jamais entendu.)
Réponse encore plus étrange : [tel ou tel récit] est passionnant… dommage que ce ne soit pas un roman !
Sinon : silence.

Le roman semble naviguer entre deux écueils : médiocre, il ne l’est pas encore ; excellent, il ne l’est déjà plus. Döblin se risque à l’exercice de la définition, marchons sur ses pas.

Désignant comme « industriel » le roman courant, ordinaire, produit quasi à la chaîne par les maisons d’édition avant d’alourdir les tables des librairies, Döblin s’étonne : « L’idée que l’on puisse rattacher les romans d’aujourd’hui à la littérature est parfaitement incompréhensible. » Ce roman « d’aujourd’hui » - son aujourd’hui, par anticipation le nôtre -, il le qualifie de « bourgeois », à l’image du lecteur qui souhaite n’être dérangé par aucune voix discordante quand il est installé dans son fauteuil à lire près de la cheminée, et d’« utilitaire » car répondant à ce que demande ce lecteur : un moment de détente et de réconfort dans ses idées à lui. « Basé sur l’imitation » de ce qui existe déjà et qui a fait ses preuves (le feu dans la cheminée, le fauteuil confortable, peut-être une cigarette et un verre de kirsch ; et dehors : le monde, là-bas), ce roman ne construit pas, ne propose pas un récit du monde autre que celui en cours.

[…] nous avons soustrait les œuvres d’art à la réalité pour les reléguer dans le royaume de l’illusion, et, disons-le franchement, dans le royaume de la tromperie. Nous qualifions la vie de « sérieuse » et nous réservons à l’art des joies comiques et médiocres [1]. En gens sérieux et occupés, nous acceptons la présence de l’art, mais dans nos heures de faiblesse, le soir au théâtre entre huit et dix, ou le jour dans l’autobus entre deux trajets. C’est ce que nous avons fait aussi avec les choses de la religion. Nous avons organisé pour elles les dimanches et les jours fériés, et employé une série de fonctionnaires pour les administrer. […] De même que le dimanche consacré à la piété n’est pas le dernier mot de la religion, de même le vieux Vaihinger [2] n’est pas le dernier mot de l’art. L’art est et reste une chose rare. Une œuvre d’art fait deux choses : connaître (oui, connaître, nonobstant tous les « philosophes ») et enfanter. Et c’est pourquoi mon aperçu historique s’achève sur cette troisième indication :
Les œuvres d’art ont affaire avec la vérité.
L’artiste épique peut, aujourd’hui encore, utiliser la forme du récit avec un sérieux total
(« La construction de l’œuvre épique »).

La plupart des textes réunis dans cet ouvrage ont été écrits dans le contexte intellectuel et politique des années 1920 en Allemagne, entre l’échec de la révolution socialiste allemande (que Döblin racontera dans Novembre 1918) et la montée du nazisme. Ils devaient faire écho à des textes d’autres écrivains, participer à des polémiques, des débats tenus dans les termes hérités de Goethe : poésie épique, poésie dramatique [3]. Michel Vanoosthuyse explique dans la préface :

Ce que Döblin appelle « œuvre d’art épique » – terme destiné à remplacer le mot « roman », ce que produit le « littérateur » -, c’est donc la conjonction d’un projet expérimental et d’une imagination narrative, à la fois « exacte » et sans entrave, à des fins de connaissance. La traduction de l’allemand episch par le terme français « épique » prête toutefois à confusion, dans la mesure où, en français, « épique » est le récit d’une action héroïque ; « épique » est associé à l’idée d’exploit, tel que l’épopée le met en scène : les deux termes « épique » et « épopée » sont consubstantiels. Un roman s’élève à la grandeur « épique » quand les personnages atteignent à une dimension héroïque et sublime. Ainsi a-t-on pu dire du père Goriot qu’il est « le Christ de la paternité ». Ce n’est pas du tout en ce sens que Döblin utilise le terme. En allemand, « épique » se dit de ce qui appartient au genre narratif. « Épique » et « narratif » sont synonymes. En ce sens, tout roman est « épique » par définition […].

Döblin reprend la distinction épique/dramatique à propos du roman et oppose « l’œuvre d’art épique » - forme de recherche de la vérité et moyen de connaissance - à « l’œuvre d’art dramatique » (le roman « bourgeois »). Bertolt Brecht l’intégrera dans sa conception du théâtre et introduira la notion de « distanciation » qui n’est pas l’écart cynique ou le recul intellectuel mais instaure, au contraire, la possibilité d’un dialogue critique : entre la représentation artistique et le réel, entre la scène et le public.

À la même époque, à propos de Berlin Alexanderplatz Walter Benjamin emploie lui aussi le terme « épique » :

Le roman, pourrait-on répondre à la théorie du roman pur [4], est comme l’océan. Le sel est sa seule pureté. Or, quel est le sel de ce livre ? Il en est du sel épique comme des sels minéraux : il confère aux choses auxquelles il se mêle un caractère durable. D’une manière qui la différencie des autres œuvres littéraires, la durée est un critère de l’épopée. Durée non pas dans le temps, mais chez le lecteur. Le vrai lecteur lit une épopée pour « se souvenir ». et, assurément dans ce livre, il se souviendra de deux choses : de l’histoire du bras et de l’affaire de Mieze. Comment se fait-il que Franz Biberkopf soit jeté devant une voiture et qu’il perde son bras ? Qu’on lui chipe sa petite amie et la tue ? On le sait dès la deuxième page du livre. « Parce qu’il attend autre chose de la vie qu’un simple sandwich. » Il ne s’agit pas, dans son cas, de bons repas, d’argent ou de femmes ; c’est bien pire. Ce que convoite sa grande gueule est bien plus vague. Il est dévoré par une faim de destin. Sans cesse, il faut que cet homme, pour tenter le diable, emploie les grands moyens ; rien d’étonnant à ce que celui-ci revienne sans cesse pour le chercher. Comment cette faim de destin est assouvie, apaisée pour toute la vie, et comment on se contente du sandwich, comment le malfrat devient sage, voilà toute l’affaire. À la fin, Franz Biberkopf est sans destin, lucide, helle, comme disent les Berlinois. Grâce à une grandiose astuce [5], Döblin a rendu cette maturation de son Franz inoubliable [6].

Les articles et conférences de Döblin sur le roman sont des prises de position publiques non seulement sur la littérature mais aussi sur les conditions de sa production et sa réception :

Mais il faut que les choses soient claires : en matière d’art, je le dis gentiment, il se trouve que les producteurs aussi ont quelque chose à dire. Le producteur, en l’occurrence l’auteur en littérature, ne se tient pas à côté de son œuvre aussi démuni que critiques et érudits veulent bien nous le faire croire. L’auteur n’est pas cent pour cent idiot dans son rapport à l’œuvre. Le passé nous apprend, et l’histoire de la littérature l’admet, que les mots extraordinaires sur l’art, voire les meilleurs, les plus pénétrants et les plus profonds, viennent de l’artiste en personne. Il convient donc qu’à côté de la critique des consommateurs et des intermédiaires s’affirme la critique, conforme aux faits et pilote, des producteurs. Plus : je tiens la critique normative et clairvoyante de l’auteur pour supérieure, plus importante et féconde que celle des simples spectateurs et descripteurs et comparateurs pleins d’esprit. Il s’est développé de nos jours en toute occasion une critique frénétique qui se prend elle-même pour sa propre fin, pour un « art », et qui considère que l’œuvre d’art n’est qu’un matériau de base ou une stimulation. En nous élevant, nous les producteurs, contre ce délire et ce ridicule, contre cette niaiserie et vanité de demi-portions insatisfaites, ce n’est déjà plus un pas spontané que nous accomplissons, mais un geste de légitime défense (« Littérateurs et poètes »).

Comment l’écrivain peut-il intervenir dans un questionnement sur la littérature autrement qu’en ajoutant de nouvelles généralités aux généralités habituelles ? En faisant ce que personne d’autre que lui ne saurait faire : raconter la façon dont il écrit ses romans, décrire le long et lent processus de travail au cours duquel un roman se construit scène après scène, phrase à phrase, le dernier état, l’état publié, n’étant que le terme de ce processus (et non la démonstration d’une certitude antérieure). L’activité de l’artiste, de l’écrivain, dit Döblin, s’apparente à celle du « savant » : à partir d’une image, d’une intuition, il expérimente des hypothèses narratives qui l’amènent à découvrir des conduites de récit possibles quelquefois inattendues, même pour lui.

Döblin retrace la genèse et la construction de ses romans Wang Lun, Monts Mers et Géants, Berlin Alexanderplatz, Novembre 1918, raconte comment « chaque livre à la fin jette la balle au suivant ». À propos de Wallenstein, il décrit l’image initiale qui a suscité le projet et les matériaux dont il a dû se défaire ensuite, il montre comment la documentation ne produit pas le roman mais le confirme, il réfléchit à la résonance d’une période historique avec la période où il écrit. Écoutez-le :

Par exemple, quand j’ai commencé Wallenstein, un roman historique : je remue avec une urgence brouillonne des dossiers, feuillette des correspondances, allonge la main vers ceci ou cela. Ce qui en moi est en préparation goûte à ceci, goûte à cela, et soudain l’image d’une flotte se dresse devant moi, pas une vision, quelque chose de plus ample, Gustave-Adolphe traversant la mer. Mais comment traverse-t-il la mer ? Voici des vaisseaux, des cogues et des frégates, hauts au-dessus des eaux glauques aux crêtes blanches, au-dessus de la Baltique, les vaisseaux traversent la mer à la façon des cavaliers, les vaisseaux se balancent au-dessus des vagues comme des cavaliers sur le dos de leurs montures, ils sont chargés à l’antique de canons et d’hommes, la mer roule au-dessous d’eux, ils se dirigent vers la Poméranie. Et c’est une image magnifique, une complète fascination. Je sens que cela m’est destiné ; c’est comme si j’avais tourné dans ma tête une pelote emmêlée, et j’en saisis maintenant le bout. Cette situation éclatante emporte ma décision et je sais : je vais écrire et rapporter là-dessus, c’est en vérité pour célébrer, louer et proclamer cette situation que je veux écrire un livre (« La construction de l’œuvre épique »).

Au début donc, l’auteur a le sentiment de pouvoir monter à bord [du livre] et démarrer. Et il démarre. Il arrive alors quelque chose qui ressemble assez au voyage de Colomb, bien qu’aucune mine d’or ne se présente malheureusement à l’horizon du roman. L’auteur appuie gaiement sur les rames, et que se passe-t-il ? Tout change. Les choses n’évoluent nullement comme il l’avait prévu. Tout se transforme, on a emporté avec soi quelques directives, l’histoire dicte ceci ou cela, mais de multiples points ne collent pas et il en est d’autres qui sont inutiles. On jette énormément par-dessus bord. Et que met-on au monde ? Met-on au monde l’époque disparue, celle qui avait déclenché tant d’enthousiasme ? On croyait tenir et connaître Wallenstein, le roi Philippe, le chef paysan. Et maintenant que tout apparemment a « seulement » besoin d’être incarné, « seulement » de prendre corps, Wallenstein et les autres se transforment. Ce ne sont plus du tout ceux que nos lectures avaient fixés et qu’on avait en vue en élaborant le projet. Qu’est-ce que cela ? C’est le passage d’une réalité dans une autre. Le passage d’une réalité reçue, d’une tradition purement fantomatique, à une réalité authentique, c’est-à-dire chargée d’un but et d’affect. L’entrée d’un simple matériau dans une forme solide et en même temps sa transformation spécifique. C’est proprement le moment du roman (« Le roman historique & nous »).

Les douze articles ou conférences et un épilogue choisis par Michel Vanoosthuyse ont été écrits sur une période de quarante années durant lesquelles les conceptions de Döblin ont évolué parallèlement à son œuvre. La Table des matières présente non pas une théorie littéraire unifiée mais les phases d’une réflexion continue sur la littérature :

« Technique verbale et futuriste. Lettre ouverte à F.T. Marinetti », Der Sturm, 1913
« Aux auteurs de romans et à leurs critiques. Programme de Berlin », Der Sturm, 1914
« Remarques sur le roman », Die neue Rundschau, 1917
« Le poète épique, son sujet & la critique », Der neue Merkur, 1921
« Robert Musil », Berliner Tageblatt, 1924
« Les romans de Franz Kafka », Die literarische Welt, 1927
« Ulysse, de Joyce », Das deutsche Buch (Leipzig), 1928
« Littérateurs et poètes », discours de réception à l’Académie des Arts de Berlin, section littérature, 1928
« L’art n’est pas libre, il agit. Ars militans », conférence donnée à l’Académie des arts de Berlin, 1929
« La construction de l’art épique », conférence donnée à l’Académie des arts de Berlin, 1928
« Le roman historique & nous », conférence donnée devant le Comité de défense des écrivains allemands, Paris, 1936
« Épilogue », dans Alfred Döblin, édité pour le soixante-dixième anniversaire de Döblin, Wiesbaden, 1948.

« L’art n’est pas libre, il agit », sous-titré Ars militans, qui donne son titre à l’ouvrage, est la conférence faite le 15 mars 1929 à l’Académie des arts de Berlin, section littérature. Alfred Döblin, médecin neurologue, a cinquante et un ans, il vient de publier Berlin Alexanderplatz, son quatrième roman. Il quittera l’Allemagne et s’exilera en France puis aux États-Unis quatre ans plus tard, la même année que Brecht et Benjamin, suite à la nomination de Hitler au poste de chancelier et à l’incendie du Reichstag.

Le danger d’un art qui se revendiquerait de la « liberté » absolue de la création, dit-il, est qu’il devienne « inoffensif » que ce soit comme divertissement conçu pour le grand public ou comme œuvre difficile destinée à l’élite. À l’écrivain de refuser le rôle dans lequel la société tente de le circonscrire : celui de l’« idiot » qui ne sait pas ce qu’il crée, à lui de ne pas se réclamer d’une innocence « par nature », à lui de ne pas exiger l’impunité comme un dû. Paradoxalement, la notion de « divertissement » (qui vise à dévaloriser) croise ici celle de « sacralisation » (qui vise à survaloriser), la première fait de la littérature une industrie culturelle, la seconde un sanctuaire protégé. C’est en s’accomplissant comme forme essentielle de la pensée et moyen de connaissance, conclut-il, que l’art peut agir - « l’art agit », c’est un constat.

La discussion sur le roman s’est poursuivie :
Mais de quoi la littérature est-elle « un moyen de connaissance » ?
De l’écrivain ? tente l’un.
Non, proteste un autre. Pas plus qu’on attend de la science d’être un moyen de connaissance du savant.
(Elle peut l’être, mais ce n’est qu’effet accessoire.)
Du monde, alors ?
Du monde, oui. Pas du monde en général, mais de la totalité du monde perçu, par exemple, par Franz Biberkopf.

De cette histoire, profit tireront tous ceux qui, comme Franz Biberkopf, habitent peau humaine et à qui il advient, à l’instar dudit Biberkopf, d’exiger de la vie plus que le morceau de pain [7].

Est-ce une définition du roman ?
C’en est une possible.


Lire le dossier « Écrire un roman aujourd’hui » coordonné par Cécile Wajsbrot et Dominique Dussidour. Une rencontre sur ce thème a eu lieu le vendredi 21 mars avec Laurence Werner David et Patrick Chatelier, vous l’écouterez ici.


14 novembre 2013
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[1Note du traducteur : « Sans doute une allusion à la célèbre formule de Schiller dans le prologue de sa pièce Le Camp de Wallenstein : ‘‘Sérieuse est la vie, joyeux est l’art.’’ »

[2Note du traducteur : « Philosophe allemand spécialiste de Kant, Hans Vaihinger (1852-1933) est principalement connu pour son ouvrage Philosophie du comme si, paru en 1911. Il y développe une théorie des modèles fictionnels, nécessaires à l’appréhension du monde. »

[3Goethe, « Traité sur la poésie épique et la poésie dramatique », in Correspondance entre Goethe et Schiller, traduit par Mme de Carlowitz, Charpentier, t. I, 1863. Note du préfacier.

[4Qu’illustrent, selon Döblin, Gustave Flaubert et André Gide. Mais on notera que, par ailleurs, il « envie » la tradition française d’interventions des écrivains dans le débat public et politique. Ce que nous-mêmes, en France, envions très souvent aux écrivains allemands…

[5Le changement du prénom de Franz en Franz Karl.

[6« La crise du roman », première publication en 1930, un an après la publication de Berlin Alexanderplatz. Dans Walter Benjamin : Œuvres II, folio essais.

[7Berlin Alexanderplatz, dans la traduction de Zoya Motchane.