"On ne sait pas toujours quoi faire avec ses morts."

On ne sait pas toujours quoi faire avec ses morts. Il y a ceux disparus trop vite qu’on voudrait revoir, ceux encombrants, qui ne sont pas assez morts. L’immédiateté de la mort est une nécessité logique pour la médecine – encore que mort cérébrale et mort cardiaque ne coïncident pas systématiquement - mais la culture, la littérature ou la gastronomie n’en ont cure.


Dîner Fantasma est un petit traité d’un art extraordinaire, celui d’inviter et recevoir des fantômes. C’est un ouvrage magnifique né du travail commun de Ryoko Sekiguchi et Félipe Ribon selon une idée originale, nous dit le prologue, d’un certain K. W. dont on ne saura rien sinon que « rien ne le distingue des romains qui déambulent dans les espaces culturels  » et qu’il « apparaît » régulièrement pour proposer des idées d’invitation à dîner de tel ou tel défunt. Les auteurs nous proposent alors de suivre un chemin intellectuel et visuel (24 photographies) fait des interrogations d’hôtes prévenants pour composer de mystérieux repas pour ces invités fragiles, timides et parfois fatigués. Le livre semble s’écrire au fur et à mesure qu’il se pense, entre bienveillance, pas de côté, une légère mélancolie et un certain partage de la beauté. Il fait écho ainsi à des thèmes déjà présent dans l’œuvre littéraire de Ryoko Sekiguchi comme le lien avec les disparus (La voix sombre), les choses absentes (Fade) et celui de Félipe Ribon, dans son travail de designer, notamment la création « objets-médium » destinés à parler aux âmes des disparus ou à déceler leur présence.


La reliure à la japonaise permet à l’objet lui-même, de faire une place aux absents dans le vide de ces pages non découpées, non numérotées, comme s’il fallait proposer un havre de tranquillité et de repos à ces fantômes pour se reposer, avant de venir manger, eux qui ont fait un si long voyage, leur donner un peu d’attente.


Les auteurs ont pris au sérieux, avec poésie, délicatesse, beaucoup de raffinement, sans moquerie de mauvais aloi mais toujours avec un voile léger d’humour disant davantage sur leur peur de mal faire que sur un possible cynisme, la proposition spiritiste de K. W., Inviter les fantômes à dîner. Leurs interrogations prosaïques disent la qualité de ces hôtes. Que préparer aux fantômes à manger (les plats qu’ils appréciaient ou des plats qu’on leur ferait découvrir ?) ? Quels sont les moyens de communication à mettre en œuvre pour les inviter ? Comment être certain que les fantômes viendront ? Comment savoir s’ils sont venus ? Bouleversant doucement les relations entre ce qui est, ce qui devrait être et ce qui pourrait être, les auteurs nous font naviguer entre recettes suggérées, intuitions partagées, doutes sur la méthode suivie, entre empirisme et paradoxes assumés. Car au fond, comme le dit la quatrième de couverture « nous n’avons aucune assurance de l’efficacité de ces notes, qui ne sont pas vraiment des notes, ni à proprement parler des recettes : on en trouverait sans peine des plus attirantes pour les fantômes. Mais en définitive, puisque personne, que l’on sache, ne s’est encore risqué à inviter les fantômes à partager un repas, ces recettes et la chronique de notre expérience, la première du genre, peuvent s’avérer utiles à ceux qui voudraient s’initier ».


Programme modeste en apparence puisque les recettes (truffes blanches, pain au lait) sont peu nombreuses, allusives, suggérées et accompagnées de notes (sur l’attente, sur les moments de la journée, sur les choses qui poussent) toujours d’une grande subtilité et laissant la place au doute, sans jamais sombrer dans une apologie gratuite du mystère. Quelques remarques, propositions descriptives, parfois normatives, le plus souvent délicieusement énigmatiques « J’étais là  », « Gardant toujours la même forme mais avec souplesse  », « il me dit parfois qu’elles le regardent  », « l’absence d’assiette est fondamentale  » viennent ponctuer l’alternance de recettes, de notes et de photographies. Sont-elles un nouveau Tractatus logico-philosophique à destination des fantômes ou, simplement, des paroles supposées des fantômes de passage ? Des conseils à l’endroit des cuisiniers ? Ou bien la description de cette transformation de la chose photographiée par rapport à la réalité qu’elle donne à voir.


Plus on laisse le plaisir de ce livre nous envahir plus la question de la préparation de repas que ces morts, bons vivants ou pas, auraient aimé consommer fait de la place à d’autres choses. D’abord, le souvenir sans cesse réactivé de ceux que l’on a perdu et pourtant auquel on pense ou comme l’écrit Char dans l’Eternité à Lourmarin, Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Ensuite, une réflexion profonde, celle sur le goût des autres, ceux que l’on ne connaît plus, ou que l’on n’a jamais connu.


« L’idée d’organiser des dîners pour les fantômes m’a sans doute été inspirée par une coutume japonaise : la semaine du retour des morts. En été, on consacre une semaine à accueillir les morts qui reviennent. Pendant cette période, les portes de l’au-delà s’ouvrent et les morts reviennent parmi nous, ce sont leurs congés annuels. On les accueille avec de la nourriture, lors de réunions de famille, et même en dansant. Il s’agit bien, en d’autres termes, d’une série de dîners pour les fantômes aux proportions colossales, et quasi officiels, à l’échelle du pays. »

Thomas Giraud


Ryoko Sekiguchi et Felipe Ribon

Dîner Fantasma, éditions Manuella, avril 2016
Texte de Ryoko Sekiguchi, Photographies de Felipe Ribon, Graphiste : Simon Dara
24 reproductions couleur, 192 pages, 15 x 23 cm, Couverture brochée avec rabats, marquage à chaud, reliure à la japonaise, Paru en avril 2016, ISBN : 978-2-917217-75-7


3 juillet 2016
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