Otto B. Kraus | Le mur de Lisa Pomnenka (extrait)




Le mur de Lisa Pomnenka d’Otto B. Kraus publié par les éditions L’Arachnéen est de ces livres dont la rencontre bouleverse par la nature même de son récit et éclaire des aspects de l’Histoire qu’on ne connaissait pas ou mal (qu’en tout cas je ne connaissais pas).


Le Mur de Lisa Pomnenka, roman et témoignage, transpose une histoire réelle dont l’auteur fut à la fois le témoin direct, la victime et l’acteur : celle d’un groupe d’enfants et de jeunes gens juifs, tchèques pour la plupart, mais aussi allemands, autrichiens et hollandais, qui, envoyés de Terezín au camp des familles tchèques de Birkenau en décembre 1943, vécurent six mois dans le Kinderblock qu’y avait créé Fredy Hirsch –- un jeune professeur de gymnastique juif d’origine allemande –- en accord avec les autorités de Birkenau, avec l’approbation d’Adolf Eichmann et sous le contrôle direct du docteur Josef Mengele. Les enfants y passaient leurs journées auprès de jeunes madrichim (« guides » en hébreu) désignés parmi les détenus et qui, tout en se sachant condamnés, leur proposaient des activités éducatives, sportives et artistiques, le plus souvent clandestines. Otto B. Kraus fut l’un de ces madrichim ; il fit partie du convoi venu de Terezín en décembre 1943. Le Mur de Lisa Pomnenka témoigne de cette expérience. Il commence par le récit de la mort de Fredy Hirsch et porte sur les derniers mois du camp des familles avant sa liquidation en juillet 1944.



Les éditions L’Arachéen nous ont confié un extrait de ce texte, ainsi qu’un extrait de l’essai de Catherine Coquio (à lire ici) « Le leurre et l’espoir » qui accompagne cet essai de Otto B. Kraus, traduit par Stéphane et Nathalie Gailly. (Sébastien Rongier)



Alex Ehren tâchait de garder le fil. Il compta cent mille, puis deux cent mille, puis cessa de compter les morts parce qu’il lui sembla qu’il n’y aurait pas de fin, que les Juifs hongrois continueraient d’affluer dans une succession ininterrompue de trains.

Magdalena tenait les enfants confinés à l’intérieur du block. Jusque-là, il arrivait un convoi par jour à raison de trois par semaine et elle essayait de ne pas y prêter attention. Elle attirait le regard des enfants dans la direction opposée et battait le rythme sur son morceau de métal en faisant bouger les petites filles comme des oiseaux, des fleurs et des papillons. Elle faisait comme s’il n’y avait ni convois ni processions de détenus. Mais désormais, avec l’afflux de déportés, elle ne pouvait plus donner le change et abandonna l’idée de faire de la gymnastique sur le carré d’herbe. Elle jugea que c’était un blasphème de laisser les filles lever les bras dans de gracieux mouvements alors que tant d’horreurs avaient lieu de l’autre côté des barrières. Elle donna son cours de gymnastique dans le fond du block, là où Shashek réparait les chaises et fabriquait des jouets pour les enfants de la garderie. Mais ses protégés ne restaient pas cloîtrés à l’intérieur ; quand ils entendaient la locomotive et le bruit du métal, ils se précipitaient pour regarder les trains, les gens et le déchargement des bagages. Ils venaient aussi écouter la musique, car au milieu du vacarme, des cris et des aboiements des chiens, l’orchestre jouait jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne et que la rampe vide soit prête à recevoir un autre contingent. Les enfants se tenaient près des clôtures et la fréquence des convois avait fini par les rendre indifférents à la détresse. Ils ne posaient aucune question. Il n’y a rien à demander, se disait Alex Ehren : ils savent. Les Juifs hongrois étaient emmenés et dans l’après-midi, la cheminée commençait à cracher sa fumée, noire, dense et lourde. Et la nuit, le feu faisait rougeoyer le ciel. Le four n’était pas suffisant pour le nombre de corps et les Sonderkommandos creusaient des fosses, recouvraient les corps de kérosène et y mettaient le feu, tas après tas. La fumée ne parvenait pas à s’élever et le complexe entier de Birkenau, le camp des familles, les camps des femmes et des hommes, le camp des Tsiganes, les blocks du Kanada et même les baraquements de la garnison SS étaient plongés dans le nuage noir. Il s’enroulait en guirlandes au-dessus de la campagne et quand la direction du vent changeait, la fumée revenait et les prisonniers toussaient, gardant en bouche un goût âcre de brûlé.

Avec la fumée retombaient également de fines cendres qui se déposaient, comme des flocons de neige, sur les mains et les visages. Les yeux d’Alex Ehren se remplirent de larmes et lorsqu’il mangea, il sentit des grains sableux entre ses dents. Il savait ce qu’était cette poussière et cela lui souleva le cœur. Il en avait la nausée mais il ne pouvait pas se priver de manger car la soupe était son seul repas et sans elle, il mourrait de faim. Il n’y avait rien à demander ni à répondre car même ceux qui refusaient de croire en l’existence des chambres à gaz ne purent rester aveugles au massacre des Hongrois.

Et malgré tout, au beau milieu de l’hécatombe –- cinq cent mille, six cent mille morts -– malgré la fumée et les feux de la nuit dans le ciel, il se trouvait des prisonniers qui gardaient espoir.

–- Cela ne nous arrivera pas à nous, dit Hynek Rind en secouant la tête. Les Allemands savent que nous, les Tchèques, sommes différents. Nous sommes assimilés et peu religieux. Sinon pourquoi un camp des familles ? Pourquoi garder les enfants en vie ?
Il regarda autour de lui à la recherche d’un soutien.
–- Les Hongrois sont des Juifs pratiquants : ils prient, étudient dans des écoles juives, connaissent le Talmud et que sais-je encore. Ils parlent yiddish. Nous, nous sommes modernes, nous mangeons de la saucisse et du chou comme les Allemands. Qu’est-ce qu’il y a de juif en nous ? Regardez-moi. Même mon certificat de naissance ne dit pas que je suis juif. Athée, voilà ce que je suis.
–- C’est vrai, dit Beran. Tu ne parles pas yiddish. Et tu es comme tu dis : moderne, tchèque, athée. Mais les Allemands ont décidé que tu étais juif. Et c’est ça qui importe. J’ai connu une femme qui était bonne sœur. Elle portait le voile et vivait dans un couvent. Un jour, on l’a convoquée comme n’importe quel autre Juif. Une bonne sœur ! Une femme du Christ. Parce que son père était d’origine juive.

C’est à cette période que Beran commença à rassembler son recueil de poèmes. Il avait toujours beaucoup aimé la poésie et connaissait de nombreux poèmes par cœur – des ballades, des sonnets et des poésies lyriques sur la nature et l’amour. Les éducateurs l’invitaient à venir en réciter aux enfants et les groupes des plus âgés copiaient les vers qu’ils apprenaient par cœur. Il épuisa bien vite tout son répertoire et commença à collecter, afin de les regrouper dans un livret, les poèmes que lui, les autres éducateurs, les surveillantes et même les enfants, connaissaient.
Il récupéra tout le papier usagé dont le verso était encore utilisable et passa parmi les stalles, maladroit, gêné, légèrement penché en avant ; il consigna chaque poème, une stance ou quelques lignes seulement, en fonction de ce dont chacun se rappelait. C’était extraordinaire de constater à quel point ils se souvenaient de ce qu’ils avaient appris à l’école. Un vers entraînait un autre vers –- tchèque, allemand, français, voire latin -–, une citation ou un morceau de poème, retrouvés dans un coin de la mémoire.

–- Pourquoi te donner tout ce mal ? demanda Marta Felix. Ça ne suffit pas de se souvenir ?
–- Ça peut être d’un grand secours, répondit-il en souriant.
–- Contre quoi ?
–- Tu lis un poème et tu te retrouves transporté ailleurs. Tu te dépasses, tu t’échappes. Je fais ce que je peux. Je ne peux pas arrêter les convois hongrois mais je peux recueillir des poèmes, ajouta-t-il en haussant les épaules.
Le soir, il apportait les pages à Sonia. Ils se tenaient par la main pour lire ensemble, appuyés contre le mur. Le recueil devint volumineux. Les professeurs l’empruntaient pour lire à haute voix des poésies aux enfants, qui ne comprenaient ni le français ni le grec mais écoutaient attentivement le rythme et la musique des mots.

Les Hongrois ne périrent pas tous. Dans chaque convoi, Mengele sélectionnait les plus résistants pour les envoyer dans les camps de travail. Il en désignait parfois un parmi ceux qui s’avançaient et son secrétaire ajoutait le nom de l’homme à la liste des ouvriers. Il mit également à part les vrais jumeaux, des bossus, des paralytiques ainsi qu’un groupe de nains dont il avait besoin pour ses recherches.

Un matin, le camp adjacent au nôtre fut envahi de femmes nues. La pudeur n’existait pas dans le camp et pourtant, le spectacle de tant de corps de femmes avait quelque chose de magnifique et de troublant. Les jeunes filles se tenaient en rangs serrés, jeunes, pubères, la tête et le sexe rasés. Elles étaient dix mille à frissonner, à frotter leur ventre contre le dos des autres femmes dans l’espoir de se réchauffer et de cacher leur nudité. Elles grelottaient dans le froid du matin, et malgré la gêne qu’il éprouvait, Alex Ehren ne pouvait s’empêcher de les regarder. Elles demeuraient gracieuses et féminines jusque dans leur malheur. Il regardait leurs nuques élégantes, le galbe fier de leurs poitrines aux mamelons dardés par le froid, leurs larges cuisses et leurs ventres fertiles.

Elles étaient pareilles à une horde de biches, farouches et ravissantes avec leurs grands yeux noirs sous le dôme de leur crâne rasé. Des femmes kapos, robustes et brutales, ainsi qu’un bataillon de gardiennes SS en uniforme vert, étaient chargées de les maintenir en formation. La différence entre les deux groupes était frappante : celui des gardiennes, grossier, rustre, et l’autre, celui des jeunes filles nues, qui, dans leur impuissance, étaient ravissantes et sensuelles.

Deux des filles sortirent du rang et lorsqu’une kapo se lança à leur poursuite avec une matraque en caoutchouc, les autres se mirent à s’agiter de peur et à crier, dans un brouhaha de voix aiguës : « Lanok, lanok, les filles, les filles » en leur désignant la rangée qu’elles devaient rejoindre. C’était un spectacle doux et amer, cruel et tendre, un mélange de haine absurde et d’amour gâché.

Les enfants avaient terminé leur toilette et remettaient leurs chemises loqueteuses mais Alex s’attarda, incapable de partir. Certaines filles nues remarquèrent la présence des enfants et tendirent les bras.
–- Des enfants, des enfants ! crièrent-elles, horrifiées par la présence des petits dans le camp.
D’autres groupes relayèrent ces mots et tout le camp, la multitude de filles nues ondulant comme des algues, se dirigea dans leur direction.
–- Kis gyerekek, des petits enfants, chantaient-elles.
Et leurs voix hongroises étaient comme des chants d’oiseaux qui allaient decrescendo, tristes et aigus. Certaines d’entre elles pleuraient et leurs larmes coulaient sur leurs poitrines nues, leurs cous et leurs ventres.
Pourquoi pleuraient-elles ? Alex Ehren avait appris à ne s’apitoyer ni sur son sort ni sur celui des enfants. Le malheur leur était tombé dessus, aussi inexorable que l’approche de l’hiver : ils avaient d’abord perdu une chose, puis une autre, jusqu’à se retrouver spoliés de tout et envoyés à Birkenau pour y mourir. Ils étaient comme les arbres qui en automne perdent une feuille, puis une autre, puis d’autres encore et finissent entièrement nus. Même ici, dans la réalité de Birkenau où nul espoir n’était permis, Alex Ehren avait besoin du morceau de miroir de Pavel Hoch pour voir son visage et des jeunes filles nues pour lui faire prendre conscience de sa misérable existence.

Les filles étaient frigorifiées et affamées. Les gardiennes SS ne les autorisaient pas à entrer dans leurs blocks et elles se tenaient devant les baraquements, les mains couvrant leur poitrine et leur pubis.
Les détenus du camp des familles étaient dans un dénuement total. Ils ne possédaient rien, et même les poches de leurs vêtements loqueteux avaient été cousues grossièrement pour éviter qu’ils n’y cachent des objets de contrebande. Et pourtant, en l’espace de cinq mois, chacun d’entre eux, y compris le plus modeste ouvrier des commandos affectés aux fossés, avait mis de côté quelques biens – un morceau de tissu pour s’essuyer le visage, des chiffons pour se protéger les pieds, une lame de rasoir, un bout de ficelle, quelques brins de tabac. Ils conservaient leurs trésors dans leur chemise durant la journée, et sous la tête durant la nuit pour se prémunir contre les voleurs.
Eux aussi étaient extrêmement affamés. Ils souffraient de malnutrition depuis si longtemps qu’un morceau de pain ou un bol de soupe à la betterave ne suffisaient pas à apaiser cette incommensurable faim qui tourmentait leur être tout entier. Ce n’étaient pas seulement leur estomac ou leurs entrailles qui criaient famine mais leurs mains et leurs pieds, leur foie, leur cœur, leur sexe, et par-dessus tout, leur cerveau. La nourriture était devenue le centre de leur existence et s’était imposée dans leur conscience et dans leurs rêves jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus penser à autre chose. Ils se rassemblaient en groupes pour cuisiner des plats imaginaires et quand ils s’endormaient, ils rêvaient de fêtes et de tables généreusement garnies.
Ils étaient sous-alimentés, privés de tout, pitoyables, et pourtant, certains d’entre eux cédèrent le peu de nourriture qu’ils avaient mis de côté et lancèrent des hardes et des morceaux de pain aux femmes nues par-dessus les barbelés. Neugeboren se glissa dans le fossé et poussa un pot de soupe par-dessous la clôture. Les filles attachèrent une pierre à un cache-nez qu’elles avaient tricoté pendant les heures de travail manuel et le jetèrent au-delà des barrières. Certaines guenilles restèrent accrochées aux barbelés et personne n’osa les décrocher des fils mortels. Les femmes se précipitèrent pour récupérer ces présents, et malgré leur faim extrême, elles étaient davantage intéressées par les vêtements que par le pain. Elles déchirèrent les vêtements pour en faire des bandes et, oubliant toute pudeur, cessèrent de couvrir leur poitrine ou leur sexe pour nouer les foulards autour de leur tête rasée. Les lambeaux de tissus étaient blancs, noirs ou jaunes et bientôt, la foule des femmes eut des allures de prairie chamarrée.
Le matin suivant, on leur distribua des uniformes rayés de prisonniers. On les conduisit ensuite jusqu’à la gare d’où elles furent emmenées.
Leur départ était porteur d’espoir car ce qui arrivait aux jeunes filles hongroises pouvait aussi se produire pour les détenus du camp des familles.
–- Où sont-elles allées ? demanda Majda.
–- Probablement dans un camp de travail. En Pologne, en Allemagne. Qui sait ?
–- Elles ne vont pas mourir ?
–- Elles ne vont pas mourir. Elles ont été rasées et on leur a distribué un uniforme.
Alex Ehren fut surpris par ces questions car la plus jeune des enfants l’interrogeait rarement sur la mort. Les plus âgés, les adolescents de treize ans du groupe de Beran, parlaient du fait d’être et de n’être plus, et même de Dieu, mais les Maccabées d’Alex Ehren vivaient dans l’instant et s’intéressaient plus aux billes, au théâtre de marionnettes, aux concours et aux fêtes d’anniversaire qu’à Dieu et à leur avenir.
–- Est-ce que ça fait mal de mourir ?
La petite tenait sa poupée de chiffon serrée contre elle.
–- Je ne pense pas, répondit Alex Ehren. Ce doit être comme quand on s’endort.
–- S’endormir c’est bien ! dit Marta avant de se remettre à sucer son pouce.
Les transports hongrois se poursuivirent jusque vers la fin du mois de juin et souvent, quand Alex Ehren regardait une procession s’éloigner, ondulant au rythme de la musique, il repensait aux dix mille femmes nues. Il se souvenait de la courbure de leurs nuques, de leurs poitrines, de leurs têtes comme un champ de fleurs et de leurs voix d’oiseaux.




Extrait de Otto B. Kraus, Le Mur de Lisa Pomnenka, L’Arachnéen, 2013, p. 150-156.

21 avril 2013
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