P.G., lecture du Livre

Récit d’une lecture du Livre [1] de et par Pierre Guyotat au Théâtre national de Chaillot, 28 janvier 1985 (texte paru dans Le Journal de Chaillot, janvier 1986).


             Au commencement la langue n’existait.
             Seulement le Chaos dehors.
             Seulement les Ténèbres dedans.
             Il n’y avait rien.
             Et il y a eu un souffle.
             Un souffle a fondé la langue dans le Chaos, inscrit les mots dans les Ténèbres, a fondé la langue dans les corps, inscrit les noms d’entre les mots.
             Il n’y avait rien et il y a eu le Temps, l’Histoire a commencé. Commencé exils et déportations, massacres des nouveau-nés et viols des enfants impubères, violence divine, meurtre entre les mains, souillure entre les bouches. Et entendu hurlements et vociférations en hébreu, en akkadien, en araméen, en étrusque, en sumérien, en illyrien, en phrygien, en syriaque, en perse, en babylonien, en éthiopien, en phénicien, en grec, en lydien, en égyptien. Il y a eu les livres qu’on a écrits et les mots qu’on a répétés. Il y a eu les livres prophétiques, les livres poétiques, les livres sapientiaux. Il y a eu la Genèse. Il y a eu l’Exode. Il y a eu le Lévitique. Il y a eu les Nombres. Il y a eu le Deutéronome. Et il y a eu les Livres historiques. Le livre de Josué et le livre des Juges. Le livre de Ruth et les livres de Samuel. Les livres des Rois et les livres des Chroniques. Le livre d’Esdras et le livre de Néhémie. Le premier livre des Maccabées et le deuxième livre des Maccabées. Et puis il y a eu les guerres qui ont entrepris d’extirper le dernier souffle des corps qu’on a écorchés vif, grillés, transpercés à moelle, sciés, martelés, électrocutés, arrachés par bribes, enfournaisés. Durant des siècles de siècles en a-t-il été procédé ainsi, les guerres ont duré et bientôt les hurlements et les vociférations en sont venus à manquer, bientôt la langue qui souffle et qui parle en est venue à souffrir, la langue déchirée a hurlé au supplice, supplié grâce, imploré pardon.

             Ce soir, lundi 28 janvier 1985, vingt heures quarante-cinq, jour de l’Histoire, nuit de la langue, au Théâtre national de Chaillot Pierre Guyotat fait une lecture du Livre.

             Cent cinquante personnes se tiennent là, seules venues, à écouter. Les projecteurs s’éteignent. Deux éclairent une petite table sur laquelle sont posés une carafe d’eau et un verre, une tasse de café noir, un livre ouvert, des papiers.
             Pierre Guyotat est assis face à une dizaine de rangées de chaises au dossier noir et orange. Silence. Dans le micro à hauteur de la bouche on entend la respiration, les raclements de la gorge, la salive qu’il avale, la concentration qui aspire. La main serre un mouchoir. Les yeux fixent le livre imprimé. Il commence à lire.
             J’ai tenté de lire ce livre.
             J’ai seulement vu les mots apostrophés, accentués, les initiales et les sigles, les mots écharpés, les noms des peuples et les noms des pays, les noms des dieux et les noms des vainqueurs, les dates, les nombres, les traits noirs, les fleuves et les esclaves, les sons des langues quand la douleur les lamine mais je n’ai rien lu.
             Le texte illisible dans ma voix a été écrit dehors, en pesanteur sur le sol qui a engendré la guerre et on sait qu’il est à lire à voix haute, à invectiver, à beugler face aux baraques foraines du boulevard de Clichy, à époumoner sous les échangeurs des autoroutes, à gueuler avec les orages mais il est aussi à murmurer...
             la voix douce presque chante...
             la douleur audible chantonne.

             Par le jeu de reflets dans les vitres, la silhouette de celui qui lit est suspendue dehors, dans la nuit, au-dessus des escaliers qui conduisent à la Seine et que remontent une dizaine d’adolescents vêtus de cuir.
             Il y avait le Chaos et les Ténèbres et il y a la guerre... la voix cesse... la main accompagne le silence... l’abandonne. Applaudissements manifestent quelque chose mais qu’ajouter aux questions à l’œuvre dans les voyelles et les consonnes.
             Le livre reste ouvert sur la table
             les mots énoncent
             les voix historiées pardonnent.

             Celui qui a lu se lève.
             Il dit qu’il marchera.
             Ceux qui ont écouté boutonnent leur manteau, enroulent leur écharpe autour du cou. Se dispersent sans se toucher, les couloirs et les escaliers résonnent sous leurs pas.
             À la porte du théâtre, une vieille femme est allongée au milieu d’un amas de vêtements et de cartons. Le parvis est éclaboussé par les éclairages blancs et rouges de la place.
             Dans le couloir du métro les adolescents crient et dansent et un couple hésite à s’y engager. J’ai peur de l’Histoire et plus encore des couples qui en ont peur.
             Dans le métro aérien cette compréhension apparaît : on a dû déserter sa propre histoire pour entrer dans la nuit, renoncer à ses propres paroles pour rencontrer la langue.

Dominique Dussidour

24 avril 2002
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[1Gallimard, 1984, préface de l’auteur.