Romans, romånces et romanciers post-exotiques (1), par Antoine Volodine
Site collectif dédié au post-exotisme, administré par Patrick Rebollar.
Antoine Volodine sur tiers livre
et sur remue c’est ici.
Entretiens : « Écrire en français une langue étrangère », dans la revue Chaoïd n°6, automne-hiver 2002 (sur le site des éditions Verdier) ; « L’humour du désastre », dans la revue La femelle du requin.
L’emploi du terme roman dans cette réflexion exige une discussion préalable. Tout au moins si des auteurs post-exotiques sont invités à y contribuer, à cette réflexion. Quels auteurs ? Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer, Antoine Volodine, par exemple. Dans les ouvrages qui ont été sous-titrés roman et que nous avons signés et publiés sous divers noms, portant ainsi la parole semi-anonyme du post-exotisme, affirmant son caractère polyphonique, de nombreuses formes ont été introduites : Shaggås, romånce, narrats, murmurats, leçon, entrevoûtes, cantopéra, bylines, haïkus, récitat, féerie, collages, vociférations, monologue de théâtre. Certains volumes ont mis en lumière ces formes en substituant à la mention de genre roman une mention moins généraliste : Vue sur l’ossuaire, romånce ; Des anges mineurs, narrats ; Avec les moines-soldats, entrevoûtes ; Herbes et golems, Shaggås ; Ilia Mouromietz et le rossignol brigand, bylines. Etc. Dans tous les cas, cet écart hors de la norme se justifiait tant par le contenu que par la structure de l’ouvrage. Vue sur l’ossuaire, pour prendre le premier ouvrage post-exotique qui revendiquait haut et fort son appartenance à un genre décalé, est construit en deux parties strictement égales, ayant le même nombre de mots : une voix de femme monologuée, suivie de sept narrats ; puis la voix de son amant, monologuée, suivie elle aussi de sept narrats. C’est un objet musical et poétique. Il reproduit à sa manière les deux ailes d’un oiseau que l’amour rend mystérieusement solidaires. Il n’obéit à aucune des traditions structurelles établies dans le monde romanesque officiel et creuse, au contraire, une tradition déviante, qu’on comprend mieux en se référant à l’ouvrage collectif Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Cela dit, même si cet objet semble être en très nette rupture avec le genre roman, sa position est beaucoup plus ambiguë et, au fond, la rupture n’est pas consommée : d’une part, l’auteur proclame au dos du livre que « le romånce appartient à la famille des formes romanesques », et d’autre part, plus objectivement, Vue sur l’ossuaire n’est rien d’autre qu’un roman d’amour, racontant l’histoire complexe et tourmentée d’un couple imbrisable, fournissant les images de leurs rêves communs et de leurs retrouvailles tragiques, au cœur d’un monde de cauchemar.
Écrire un roman n’est donc pas l’expression qu’il faudrait privilégier pour rendre compte de l’intention qui précède le travail d’un porte-parole ou d’un auteur post-exotique. Car il s’agit plutôt pour lui de composer un livre qui associe plusieurs procédés d’écriture – quasi-romanesque, para-romanesque, poétique, parfois théâtrale, spécifiquement post-exotiques –, avec pour objectif de produire en public un ouvrage qui se lise comme un roman, c’est-à-dire en continuité, avec un fil central, des images, des personnages et des voix qui ordonnent une histoire et s’y rejoignent. Sans théoriser ici, l’objectif des auteurs post-exotiques est bien d’offrir au public l’entrée, et ensuite et surtout le séjour, dans des domaines romanesques peu ou non explorés par la littérature officielle. Un des soucis de ces auteurs est d’atténuer au maximum l’inconfort que pourrait provoquer chez les lecteurs et les lectrices une incursion sur des terres inconnues. Les porte-parole, nos porte-parole, qui regroupent les éléments parfois disparates des multiples voix de notre communauté d’écrivains, s’efforcent d’en faire ressortir la dynamique romanesque. Avec ces fragments, ces images en narrats, ces Shaggås, ces haïkus, ces vociférations, ces récits de rêve, ils fabriquent des ouvrages qui ressemblent à des romans, ils font du roman. L’idée de roman est pour eux associée à la représentation qu’ils se font de ceux et celles qui vont recevoir leurs histoires : prisonniers et prisonnières, dans un premier temps, auditoire fervent et rare, à l’intérieur des murs ; puis, dans un deuxième temps, public large, composé de lecteurs et lectrices de librairie, à l’extérieur des murs. Sympathisants ou non, ces lecteurs et ces lectrices demandent quelque chose de précis au livre dont ils s’emparent : en particulier, je pense qu’ils s’apprêtent à une plongée. Ils souhaitent s’immerger hors du monde à l’intérieur d’un autre monde, et, pour que l’immersion soit agréable – ou fût-ce seulement possible –, il leur faut des compagnons et des compagnes de voyage qui les guident dans leur traversée, des personnages. Ils attendent un dialogue conscient et inconscient entre la mémoire et celle que véhicule le livre, entre leur mémoire et la nôtre. Ils souhaitent qu’un solide fil narratif assure à l’histoire un déroulement. Que ce déroulement obéisse à une logique linéaire ou ondulatoire, ou circulaire, peu importe : dans pratiquement tous les ouvrages post-exotiques, ce déroulement commence à la première page et va vers sa fin. Pour tout dire, les auteurs post-exotiques ne se lancent jamais dans l’élaboration d’objets invisitables. Les expériences littéraires gratuites les ont toujours ennuyés en tant que lecteurs ou lectrices. C’est pourquoi ils tiennent à ce que dans leurs livres soient présents tous les ingrédients qui en assurent la cohésion romanesque, et donc ils soignent l’image, l’histoire, les rebondissements dramatiques, et cette marche vers la fin. En résumé, tous les auteurs post-exotiques sont attachés à la forme communément recensée sous le nom de roman. Depuis toujours ils éprouvent de l’affection envers cette forme et, s’ils y introduisent volontiers des variantes, si même ils en modifient l’architecture, ils pensent sincèrement l’enrichir plutôt que la brusquer, la défigurer ou la trahir.
Il est vrai que pendant un temps nous avons éprouvé une certaine gêne à dire que nous écrivions des romans. Nous en étions à nos débuts dans notre participation au monde éditorial, nous n’avions encore qu’un seul porte-parole (Volodine), et, n’ayant pas encore trouvé nos marques dans le monde éditorial, nous étions dérangés par la trop grande proximité de ce que nous avons clairement par la suite nommé la littérature officielle. Sans perdre notre âme, puisque tout de même il y avait le contenu de nos livres qui nous mettait à part du reste, nous avions l’impression de faire une concession un peu douloureuse en acceptant la suggestion des éditeurs qui nous imposaient le sous-titre de genre, alors que nous n’en avions que faire. Quand on nous interrogeait, nous préférions déclarer que nous écrivions « des livres ». Plus de dix ans ont été nécessaires pour que la question du genre soit clarifiée, qu’il s’agisse du genre littéraire (nous n’appartenions ni à la littérature de S-F ni à une avant-garde impassible ou minimaliste) ou de la catégorie choisie pour cataloguer le texte dans les librairies. En ce sens, l’ouvrage Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze a été une étape fondamentale. Non pas fondatrice, puisque déjà le socle du post-exotisme était solidement posé, mais éclairante.
On l’aura compris, notre conception du roman s’est affranchie des contraintes du genre, d’ailleurs très relatives puisque, sous l’étiquette, se retrouvent de grands modèles classiques aux architectures aussi différentes que Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Les Frères Karamazov, Moby Dick, Manhattan Transfer, Le Rêve au Pavillon rouge (une liste bien sûr ici affreusement arbitraire et partielle), aussi bien que les multiples œuvres plus récentes de la littérature officielle, qui ont fleuri, souvent avec bonheur, depuis les cinquante dernières années, qui ont exploré de nombreux possibles, et qui manifestement, à partir des années 80 et partout sur la planète, sont allées dans des directions autrement plus passionnantes et riches que celles que préconisait le Nouveau Roman.
Une fois cela établi, il est plus facile de répondre aux questions que vous posez pour orienter la réflexion de vos invités. Je reprends la première : « Écrire un roman : cette forme s’impose-t-elle à vous ou est-ce une décision prise pour tel livre ? ou une fois pour toutes ? » Et évidemment, si l’on se reporte à ce qui a été exposé plus haut, nous n’imaginons pas, pour l’expression publique du post-exotisme, de livre qui s’écarte du genre roman. Toutefois il s’agit pour nous de jouer avec la palette magnifiquement variée des formes romanesques. Ce qui peut s’imposer à nous, c’est, alors que nous avons déjà des images d’un monde à visiter, avec des personnages et des voix qui se rassemblent pour dire, hurler et murmurer une histoire, ce qui peut s’imposer à nous est une structure post-exotique précise. Nous savons par exemple à l’avance qu’un recueil de Shaggås, d’entrevoûtes ou de narrats conviendra mieux à notre conte qu’une structure plus linéaire. Ou, au contraire, nous savons que les fragments dont nous disposons s’organiseront mieux dans le flux de ce que nous sous-titrerons ensuite et sans complexe roman. La forme s’impose à nous dès que nous prenons en compte le matériau dont nous disposons avant de mettre en œuvre le processus d’écriture – qui est grandement un processus d’assemblage. Lutz Bassmann est ainsi particulièrement à son aise dans des structures qui s’affichent comme entrevoûtes. Manuela Draeger, dans son roman Onze rêves de suie, a privilégié une forme pyramidale du récit, avec des chapitres qui s’organisent en miroir autour d’un chapitre central, comme cela avait été le cas pour Des anges mineurs de Volodine. Puis, dans Herbes et golems, elle a livré au public un ouvrage à l’architecture également pyramidale, composé de trois Shaggås. On est dans une littérature qui avec la littérature officielle ne cherche ni communauté de tradition, ni communauté d’intérêt. Mais on reste dans un contexte totalement romanesque. Les livres évoqués ici sont des objets bizarres mais romanesques. Ils sont habités par des contraintes musicales, poétiques, architecturales qui sont souvent discrètes et qui, tout en fondant leur spécificité, ne les éloignent pas du monde romanesque, du moins pas assez pour que des académiciens sourcilleux ou des sectaires songent à leur en disputer l’entrée. Ils remuent des passions et des images, c’est donc qu’ils sont romans. Ils nouent indissolublement fiction et réalité, c’est donc qu’ils sont romans. Ils cherchent à l’intérieur et à l’extérieur de la prison des complices en rêves et en rêveries, c’est donc qu’ils sont romans. Et ainsi ils continueront, ainsi leurs auteurs poursuivront leur marche dans le nouveau siècle XXI, en amicale harmonie avec leurs sympathisants, côtoyant et souvent ignorant la littérature officielle, sans se donner la peine d’obéir à quelque mode que ce soit, ni le souci de savoir s’ils respectent ou non les théories sophistiquées de la narration, la bienséance idéologique, les règles posées par l’académie ou les commerciaux en best-sellers. Ainsi ils existeront encore et encore, pas forcément en circuit fermé, pas forcément condamnés à la confidentialité, mais indifférents aux classifications, aux courants et aux gloses.
Afin de préciser quelques points sur le statut de l’auteur de romans, afin de compléter et développer certains aspects de notre réflexion, et peut-être en premier lieu le problème de la relation entre nos auteurs et nos lecteurs et lectrices, et en deuxième lieu le problème des formes et de leur raison d’être dans le monde éditorial contemporain, je vais m’autoriser à insérer ici intégralement une leçon qui a paru dans la revue électronique FIXXION. Quand on y pense, c’est un texte qui a pour nous autant d’importance que la Onzième leçon de Lutz Bassmann. Treize ans après celle-ci, dans l’histoire déjà relativement longue du post-exotisme, ce texte est un nouveau Bilan et perspectives. Je ne commenterai pas l’absence absolue de commentaires qui a accompagné sa publication. Qu’il soit seulement entendu que nous désirions profiter de l’occasion qu’on nous offrait pour faire sonner une fois de plus notre parole communautaire, égalitaire et fraternitaire. Pour expliquer une fois de plus en quoi la littérature post-exotique se distingue de la littérature officielle. Et non seulement pour redire notre collective responsabilité dans tous les combats littéraires et non-littéraires de nos camarades emprisonnés, mais aussi pour rappeler tout ce qui a construit, en prison comme ailleurs, nos bonheurs romanesques.
Écrire un roman n’est donc pas l’expression qu’il faudrait privilégier pour rendre compte de l’intention qui précède le travail d’un porte-parole ou d’un auteur post-exotique. Car il s’agit plutôt pour lui de composer un livre qui associe plusieurs procédés d’écriture – quasi-romanesque, para-romanesque, poétique, parfois théâtrale, spécifiquement post-exotiques –, avec pour objectif de produire en public un ouvrage qui se lise comme un roman, c’est-à-dire en continuité, avec un fil central, des images, des personnages et des voix qui ordonnent une histoire et s’y rejoignent. Sans théoriser ici, l’objectif des auteurs post-exotiques est bien d’offrir au public l’entrée, et ensuite et surtout le séjour, dans des domaines romanesques peu ou non explorés par la littérature officielle. Un des soucis de ces auteurs est d’atténuer au maximum l’inconfort que pourrait provoquer chez les lecteurs et les lectrices une incursion sur des terres inconnues. Les porte-parole, nos porte-parole, qui regroupent les éléments parfois disparates des multiples voix de notre communauté d’écrivains, s’efforcent d’en faire ressortir la dynamique romanesque. Avec ces fragments, ces images en narrats, ces Shaggås, ces haïkus, ces vociférations, ces récits de rêve, ils fabriquent des ouvrages qui ressemblent à des romans, ils font du roman. L’idée de roman est pour eux associée à la représentation qu’ils se font de ceux et celles qui vont recevoir leurs histoires : prisonniers et prisonnières, dans un premier temps, auditoire fervent et rare, à l’intérieur des murs ; puis, dans un deuxième temps, public large, composé de lecteurs et lectrices de librairie, à l’extérieur des murs. Sympathisants ou non, ces lecteurs et ces lectrices demandent quelque chose de précis au livre dont ils s’emparent : en particulier, je pense qu’ils s’apprêtent à une plongée. Ils souhaitent s’immerger hors du monde à l’intérieur d’un autre monde, et, pour que l’immersion soit agréable – ou fût-ce seulement possible –, il leur faut des compagnons et des compagnes de voyage qui les guident dans leur traversée, des personnages. Ils attendent un dialogue conscient et inconscient entre la mémoire et celle que véhicule le livre, entre leur mémoire et la nôtre. Ils souhaitent qu’un solide fil narratif assure à l’histoire un déroulement. Que ce déroulement obéisse à une logique linéaire ou ondulatoire, ou circulaire, peu importe : dans pratiquement tous les ouvrages post-exotiques, ce déroulement commence à la première page et va vers sa fin. Pour tout dire, les auteurs post-exotiques ne se lancent jamais dans l’élaboration d’objets invisitables. Les expériences littéraires gratuites les ont toujours ennuyés en tant que lecteurs ou lectrices. C’est pourquoi ils tiennent à ce que dans leurs livres soient présents tous les ingrédients qui en assurent la cohésion romanesque, et donc ils soignent l’image, l’histoire, les rebondissements dramatiques, et cette marche vers la fin. En résumé, tous les auteurs post-exotiques sont attachés à la forme communément recensée sous le nom de roman. Depuis toujours ils éprouvent de l’affection envers cette forme et, s’ils y introduisent volontiers des variantes, si même ils en modifient l’architecture, ils pensent sincèrement l’enrichir plutôt que la brusquer, la défigurer ou la trahir.
Il est vrai que pendant un temps nous avons éprouvé une certaine gêne à dire que nous écrivions des romans. Nous en étions à nos débuts dans notre participation au monde éditorial, nous n’avions encore qu’un seul porte-parole (Volodine), et, n’ayant pas encore trouvé nos marques dans le monde éditorial, nous étions dérangés par la trop grande proximité de ce que nous avons clairement par la suite nommé la littérature officielle. Sans perdre notre âme, puisque tout de même il y avait le contenu de nos livres qui nous mettait à part du reste, nous avions l’impression de faire une concession un peu douloureuse en acceptant la suggestion des éditeurs qui nous imposaient le sous-titre de genre, alors que nous n’en avions que faire. Quand on nous interrogeait, nous préférions déclarer que nous écrivions « des livres ». Plus de dix ans ont été nécessaires pour que la question du genre soit clarifiée, qu’il s’agisse du genre littéraire (nous n’appartenions ni à la littérature de S-F ni à une avant-garde impassible ou minimaliste) ou de la catégorie choisie pour cataloguer le texte dans les librairies. En ce sens, l’ouvrage Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze a été une étape fondamentale. Non pas fondatrice, puisque déjà le socle du post-exotisme était solidement posé, mais éclairante.
On l’aura compris, notre conception du roman s’est affranchie des contraintes du genre, d’ailleurs très relatives puisque, sous l’étiquette, se retrouvent de grands modèles classiques aux architectures aussi différentes que Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Les Frères Karamazov, Moby Dick, Manhattan Transfer, Le Rêve au Pavillon rouge (une liste bien sûr ici affreusement arbitraire et partielle), aussi bien que les multiples œuvres plus récentes de la littérature officielle, qui ont fleuri, souvent avec bonheur, depuis les cinquante dernières années, qui ont exploré de nombreux possibles, et qui manifestement, à partir des années 80 et partout sur la planète, sont allées dans des directions autrement plus passionnantes et riches que celles que préconisait le Nouveau Roman.
Une fois cela établi, il est plus facile de répondre aux questions que vous posez pour orienter la réflexion de vos invités. Je reprends la première : « Écrire un roman : cette forme s’impose-t-elle à vous ou est-ce une décision prise pour tel livre ? ou une fois pour toutes ? » Et évidemment, si l’on se reporte à ce qui a été exposé plus haut, nous n’imaginons pas, pour l’expression publique du post-exotisme, de livre qui s’écarte du genre roman. Toutefois il s’agit pour nous de jouer avec la palette magnifiquement variée des formes romanesques. Ce qui peut s’imposer à nous, c’est, alors que nous avons déjà des images d’un monde à visiter, avec des personnages et des voix qui se rassemblent pour dire, hurler et murmurer une histoire, ce qui peut s’imposer à nous est une structure post-exotique précise. Nous savons par exemple à l’avance qu’un recueil de Shaggås, d’entrevoûtes ou de narrats conviendra mieux à notre conte qu’une structure plus linéaire. Ou, au contraire, nous savons que les fragments dont nous disposons s’organiseront mieux dans le flux de ce que nous sous-titrerons ensuite et sans complexe roman. La forme s’impose à nous dès que nous prenons en compte le matériau dont nous disposons avant de mettre en œuvre le processus d’écriture – qui est grandement un processus d’assemblage. Lutz Bassmann est ainsi particulièrement à son aise dans des structures qui s’affichent comme entrevoûtes. Manuela Draeger, dans son roman Onze rêves de suie, a privilégié une forme pyramidale du récit, avec des chapitres qui s’organisent en miroir autour d’un chapitre central, comme cela avait été le cas pour Des anges mineurs de Volodine. Puis, dans Herbes et golems, elle a livré au public un ouvrage à l’architecture également pyramidale, composé de trois Shaggås. On est dans une littérature qui avec la littérature officielle ne cherche ni communauté de tradition, ni communauté d’intérêt. Mais on reste dans un contexte totalement romanesque. Les livres évoqués ici sont des objets bizarres mais romanesques. Ils sont habités par des contraintes musicales, poétiques, architecturales qui sont souvent discrètes et qui, tout en fondant leur spécificité, ne les éloignent pas du monde romanesque, du moins pas assez pour que des académiciens sourcilleux ou des sectaires songent à leur en disputer l’entrée. Ils remuent des passions et des images, c’est donc qu’ils sont romans. Ils nouent indissolublement fiction et réalité, c’est donc qu’ils sont romans. Ils cherchent à l’intérieur et à l’extérieur de la prison des complices en rêves et en rêveries, c’est donc qu’ils sont romans. Et ainsi ils continueront, ainsi leurs auteurs poursuivront leur marche dans le nouveau siècle XXI, en amicale harmonie avec leurs sympathisants, côtoyant et souvent ignorant la littérature officielle, sans se donner la peine d’obéir à quelque mode que ce soit, ni le souci de savoir s’ils respectent ou non les théories sophistiquées de la narration, la bienséance idéologique, les règles posées par l’académie ou les commerciaux en best-sellers. Ainsi ils existeront encore et encore, pas forcément en circuit fermé, pas forcément condamnés à la confidentialité, mais indifférents aux classifications, aux courants et aux gloses.
Afin de préciser quelques points sur le statut de l’auteur de romans, afin de compléter et développer certains aspects de notre réflexion, et peut-être en premier lieu le problème de la relation entre nos auteurs et nos lecteurs et lectrices, et en deuxième lieu le problème des formes et de leur raison d’être dans le monde éditorial contemporain, je vais m’autoriser à insérer ici intégralement une leçon qui a paru dans la revue électronique FIXXION. Quand on y pense, c’est un texte qui a pour nous autant d’importance que la Onzième leçon de Lutz Bassmann. Treize ans après celle-ci, dans l’histoire déjà relativement longue du post-exotisme, ce texte est un nouveau Bilan et perspectives. Je ne commenterai pas l’absence absolue de commentaires qui a accompagné sa publication. Qu’il soit seulement entendu que nous désirions profiter de l’occasion qu’on nous offrait pour faire sonner une fois de plus notre parole communautaire, égalitaire et fraternitaire. Pour expliquer une fois de plus en quoi la littérature post-exotique se distingue de la littérature officielle. Et non seulement pour redire notre collective responsabilité dans tous les combats littéraires et non-littéraires de nos camarades emprisonnés, mais aussi pour rappeler tout ce qui a construit, en prison comme ailleurs, nos bonheurs romanesques.
Récapitulatif pour d’autres nous autres
ainsi que pour nous-mêmes
et nos semblables ou dits semblables
ainsi que pour nous-mêmes
et nos semblables ou dits semblables
Leçon
• Fort généreusement, des sympathisants nous ont ici offert de prendre la parole. Nous les en remercions et, sans plus faire de manières, nous la prenons. J’aimerais simplement, pour commencer, dissiper un malentendu et annoncer que nous interviendrons en empruntant successivement et indifféremment plusieurs personnalités. Celle de Lutz Bassmann, par exemple, ou celles de Manuela Draeger et d’Elli Kronauer, et évidemment, qu’ils soient anonymes ou non, celles de bien d’autres combattants écrivains, et pour finir celle d’Antoine Volodine, qui donne l’impression d’organiser et de dominer l’ensemble des voix post-exotiques, alors que rien n’est moins sûr et que sa fonction de porte-parole est de toute façon de moins en moins claire.
• Nous nous permettrons donc de prendre la parole devant le public, devant notre public, en disant tantôt « Je », tantôt « Nous », et parfois ce « Nous » rassemblera à la fois les auteurs et ceux qui nous écoutent et nous lisent.
• Et déjà nous entendons des ricanements de la part de ceux qui s’y connaissent ou croient s’y connaître en psychiatrie. Pour eux, le doute n’est plus permis. C’est bien ce qu’on leur avait dit. Il y a de la schizophrénie dans l’air. Dans le cœur même des proclamations. Schizophrénie. Le mot est avancé et repris. Tout indique une symptomatique dispersion du « Je ». Un diagnostic est esquissé aussitôt, inamical et péremptoire. Le bouche-à-oreille fait le reste. Laissons-les rire et médire, ces aliénistes de pacotille. Laissons-les se gausser et gloser, ces lobotomistes en herbe. Cela ne nous fait ni chaud ni froid. Nous avons vu pire.
• Nous avons traversé ensemble les flammes, nous avons traversé le Bardo d’après le décès, nous avons appris à vivre dans l’écrasement et la défaite, nos rêves ne sont plus que scories oubliées, ceux et celles qui n’ont pas trahi sont cadenassés au secret comme des bêtes affreuses, la plupart de nos camarades sont morts. Nous avons vu bien pire.
• Bien que dans mes livres j’accompagne souvent les insanes jusqu’à leurs raisonnements les plus extrêmes, je ne pense pas moi-même souffrir de dérangement psychique, du moins guère plus que le commun des mortels, si on peut user de cette expression très générale pour faire référence aux mammifères à deux pieds sans plumes qui ne sont pas encore au cimetière. Nombre de détenus hommes et femmes autour de nous sont atteints de troubles graves, mais, parmi les écrivains post-exotiques publiés récemment, aucun n’a véritablement basculé dans la folie.
• En supposant même que nous nous trompions sur l’état de notre santé, notre intention n’est pas d’étaler des symptômes de déviance mentale pour en faire des objets littéraires.
• Personnellement, je me fiche complètement des problématiques qui sont parfois associées à mon écriture, avec malignité accolées à mon intervention dans le champ de la fiction. Je me fiche radicalement des problèmes de la dispersion du « Je » ou des savantes constructions hétéronymiques que certains me prêtent, parfois les auscultant pour les dénoncer comme défectueuses. Je me fiche des commentaires et des diagnostics élaborés par les médecins, par les bavards, les chantres officiels ou les doctes. Mon propos est seulement de poursuivre jusqu’au bout un travail de création polyphonique qui passe par l’affirmation de diverses voix d’auteurs, hommes et femmes, à l’intérieur d’un cadre littéraire qui en soi n’a rien d’extraordinaire, puisqu’il s’agit tout bonnement de raconter des histoires tout en m’assurant que mes lecteurs et mes lectrices s’en sont emparés pour les conserver, secrètement ou jalousement ou non, en leur mémoire.
• Sur ce sujet, chacun de nous tient exactement le même discours.
• Près de quarante titres, quatre ou cinq mille pages en volumes, plus de vingt-cinq ans d’existence publique, une littérature solidement implantée hors les murs, des dizaines de longues interviews, des ouvrages de référence, et on nous demande encore qui nous sommes et quelle est la nature des textes que nous écrivons.
• Parmi les personnes qui à l’extérieur tiennent nos livres en main et pas forcément par plaisir, on constate qu’outre les policiers certaines ont une carte de presse. Les journalistes ne sont pas ceux et celles à qui nous pensons en priorité lorsque nous imaginons notre public de sympathisants, mais quelques-uns lisent parfois nos ouvrages et il arrive qu’ils s’efforcent d’en rendre compte. Aussi surprenant que cela paraisse, c’est même un membre de cette caste qui est à l’origine de notre nom de guerre, de notre appellation générique. Il y a vingt ans, pour se débarrasser d’un folliculaire qui n’avait visiblement pas l’intention d’écrire un article sur Lisbonne, dernière marge, mais qui l’invitait à dire lui-même à quel genre de littérature il se rattachait, Volodine a répondu : « post-exotisme anarcho-fantastique ». Le mot post-exotisme est resté. Nous l’avons adopté dès sa création et même si quelquefois il sonne de façon inappropriée ou pédante, nous le défendons sans faillir et nous continuerons à le défendre jusqu’à notre mort et même après, quand le dernier d’entre nous se sera éteint.
• Les amis du post-exotisme, les sympathisants du post-exotisme, les lecteurs et les lectrices qui aiment les romans post-exotiques : leur nombre est loin d’être négligeable. Je ne vais pas parler de légions torrentueuses. Mais on les compte sur les doigts de plusieurs mains. C’est à eux que nous nous adressons quand nous ne sommes pas occupés à parler entre nous comme des autistes, à l’intérieur d’un espace hermétique. À eux tous et toutes : aux amis, aux sympathisants, aux lecteurs et aux lectrices, aux doigts, aux mains, aux légions fantômes, aux camarades.
• Plusieurs genres littéraires spécifiques au post-exotisme ont fait leur apparition dans le paysage éditorial, du reste sans jamais prétendre bouleverser la tradition romanesque, dont ils se réclament encore et toujours : les romånces, les Shaggås, les narrats, les entrevoûtes, les leçons, les vociférations, le cantopéra. Elli Kronauer quant à lui a réécrit des bylines, qui sont des chants épiques venus de la vieille Russie. Lutz Bassmann a publié un recueil de haïkus romancés. Ces formes particulières, originales ou transfigurées selon nos propres exigences idéologiques et poétiques, ne souhaitent pas se substituer aux formes déjà existantes, que nous aimons et que nous n’avons nulle intention de combattre. Mais leurs divers modes d’expression, marqués par l’oralité et la brièveté, ne correspondent pas non plus à des exercices formalistes gratuits, nés dans des esprits dilettantes à la recherche de distractions nouvelles pour leurs maîtres. Ces formes ont principalement la prison pour origine. Leur surgissement s’explique par les techniques carcérales de la création collective qui font intervenir murmures, fragments, chuchotements, psalmodies, marmonnements, logorrhées, bourdons et chants. Ce qui sort d’une bouche est répété des centaines de fois, travaillé, modifié, de nouveau inventé et retransmis.
• La complicité et l’anonymat nous unissent, aucune impatience ne nous déséquilibre. Des hommes et des femmes ruminent et peaufinent des poèmes jusqu’à ce qu’ils construisent des histoires. Ils veillent à leur grande qualité sonore et ils les modèlent et les pétrissent jusqu’à ce qu’ils deviennent des objets romanesques qui ont des points communs avec ce qui circule à l’extérieur des murs, mais qui, au fond, n’ont pas grand-chose à voir avec la littérature officielle.
• Des objets romanesques. Qui ne ressemblent pas vraiment à ce qui circule à l’extérieur des murs. Cette dissemblance n’est même pas voulue, elle ne trahit pas une hostilité envers la littérature officielle, c’est simplement le résultat des conditions dans lesquelles la création a eu lieu, le résultat de notre éloignement des centres de la culture, le résultat de notre folie collective, de notre isolement, de notre dissidence politique.
• Pour fabriquer de tels objets, n’oubliez pas non plus que nous disposons aussi de beaucoup plus de temps qu’il n’en faut pour revivre mille fois en pensée nos vies perdues. Nous avons été ensemble condamnés à la réclusion jusqu’à la mort. Autour de nous, la durée s’étire. En nous, elle produit une mélancolie favorable à la rumination, à la création détachée de toute obligation matérielle, à l’hallucination tranquille, à l’hébétude maîtrisée, au geste artisanal infiniment répété, à l’apparition de héros qui confondent vie et mort, et même qui refusent à la fois l’idée de vie et l’idée de mort.
• Refuser l’idée de vie et l’idée de mort, leur substituer les grondements et les silences de la révolution permanente, la marée montante du passé, la marée montante de l’amour, la marée étale de nos guérillas, la fin de la distinction entre jour et nuit.
• Lorsque nous sommes entre nous, c’est-à-dire en permanence, nous ne revendiquons jamais la paternité ou la maternité d’un livre ou d’un rêve. Chaque romånce, chaque rêve, chaque guerre est le romånce, le rêve, la guerre de tous les autres. Dans ce vertige nous nous déplaçons, échangeant perpétuellement nos intuitions et nos histoires. En ce sens, la production post-exotique, qu’elle soit concrétisée ou non à l’extérieur des murs sous forme d’ouvrages ou de déclarations publiques, n’a pas de signature véritablement significative. Son corps est collectif, ses solos s’effectuent sous des masques, son chant est porté par des voix anonymes.
• Le chant. Il ne nous déplaît pas d’imaginer que notre performance est d’ordre chamanique ou bardique, et dans ce mot, « bardique », nous entendons à la fois la récitation musicale des bardes et la proximité des mondes flottants du Bardo.
• On nous réclame parfois des explications sur notre engagement politique, sur les raisons pour lesquelles nous nous trouvons enfermés, mis au secret, derrière des grillages et des barbelés, comme des animaux extrêmement nuisibles, à la violence contagieuse. L’explication pourrait être longue, tortueuse, mais on peut reprendre, pour simplifier, celle que donnent les autorités qui nous ont condamnés : nous sommes des animaux extrêmement nuisibles, à la violence contagieuse.
• Pour ne rien arranger, nous ne nous repentons jamais.
• La plupart d’entre nous aiment mentir avec panache en présence de la vérité incontestable. Tous nous aimons nier obscurément ou brillamment l’indéniable. C’est aussi quelque chose, cette attitude, que nous avons plaisir à transmettre comme exemplaire à ceux et à celles qui nous écoutent.
• De nouveau les aliénistes hochent d’un air entendu. Ils consultent mentalement leurs fiches sur la mauvaise foi des fabulateurs. Ils n’ont aucun humour et ils n’ont aucune compréhension de l’affrontement radical que nous mettons en scène dans nos cellules, nos couloirs et nos cachots. Aimer nier obscurément ou brillamment l’indéniable. Ce n’est pas à ces cliniciens ennemis que nous adressons ce conseil.
• Nos livres sont d’abord destinés à être entendus et aimés par la communauté de prisonniers et de prisonnières qui les ont conçus et longuement confectionnés. Nos livres sonnent à l’intérieur des murs pour les détenus hommes et femmes qui déjà les connaissent par cœur. C’est miracle que certains volumes puissent avoir en outre une existence à l’extérieur des murs.
• Dans nos ruminations et nos livres, chamaniquement nous revivons les malheurs qui frappent l’humanité depuis des siècles, et particulièrement depuis le début du vingtième siècle, et chamaniquement nous inventons le châtiment définitif des responsables du malheur. Nous sommes forts en rêves, mais nous avons su aussi, quand nous étions hors les murs, nous servir de nos pistolets, de nos carabines et de nos bombes.
• SEULS CEUX QUE J’AIME, ÉCOUTEZ !… DEVLÖR AMDI HAMAZGÜR, DEVLÖR AMDI HAMAZGÜR, BÖRRÖD !
• À l’intérieur des murs nous nous adressons à nous-mêmes, et aussi aux animalcules qui nous rendent visite dans nos cellules, aux tétranyques rouges qui apparaissent en été quand la pierre est chaude, aux rares araignées qui font d’interminables séjours au-dessus de nos têtes puis repartent ou se dessèchent faute de proies, à quelques fourmis égarées. Les parasites ne sont pas très communs dans nos cheveux et nos vêtements. Nous avons l’instinct de veiller à notre hygiène. L’administration nous retire le papier à la moindre occasion, mais elle nous fournit en savon, et nous avons presque tous et toutes un lavabo dans notre cellule, et le droit à deux douches par semaine quand une punition collective n’a pas été décrétée.
• Nous avons aussi le droit à nous coucher sur le ciment et à dire interminablement des récits ou à faire la liste des morts, nous avons aussi le droit de marmonner jour et nuit, nous avons le droit de perdre lentement la raison ou de sombrer fou très brusquement, nous avons le droit de nous décrépir, d’avoir une pensée de plus en plus confuse, nous avons le droit de vieillir, le droit de nous taire, le droit d’avoir des hallucinations et des vertiges, le droit d’avoir des cauchemars, le droit d’agoniser dans notre peur et notre solitude et nos vomissures. Et ces droits, ces justes droits, nous ne luttons pas pour qu’ils nous soient accordés, nous les prenons.
• À l’intérieur des murs nous composons sans cesse des histoires qui disent ce que nous avons traversé personnellement, charnellement, et ce que nous avons connu et traversé par délégation, et ce que d’autres ont vécu ailleurs, dans notre passé ou dans le leur. Nous racontons cela jour et nuit, en introduisant dans nos histoires et sans hiérarchie les acteurs, les témoins et les auditeurs.
• De cellule en cellule nous parlons en plusieurs langues, nous recourons à un sabir traduit et retraduit dont nos lecteurs et lectrices à l’extérieur des murs ne peuvent avoir idée. Nous prétendons souvent que nos livres sont écrits en une langue de traduction. Laissons là-dessus planer le vague, les approximations, les hasardeuses supputations. Ce qui importe n’est pas de comprendre nos techniques d’expression ni de reconstituer le cheminement linguistique qui conduit à nos poèmes. Ce qui importe est qu’à l’extérieur surgissent des extraits de nos cris, de nos vociférations textuelles et de nos récits, et qu’ainsi le public sympathisant soit alerté et sache que, depuis les abîmes, la communauté post-exotique persiste et signe.
• Les auditeurs et les auditrices : les détenus hommes et femmes, les disparus hommes et femmes, les morts récents et les mortes récentes, qui continuent à nous entendre dans le Bardo d’après le décès où par la magie de nos histoires ils sont installés à jamais, ou du moins pour le temps d’un livre, les sympathisants du post-exotisme, les malades, les animaux, les lecteurs et les lectrices de librairie, les membres des commandos encore en activité, les belles passantes, les vieilles communistes.
• Sans oublier les chamanes, les bardes et les bonzes.
• Nous n’oublions rien ni personne. Nous n’oublions pas non plus que les gardiens nous surveillent, que les doctes et les aliénistes prennent des notes, et bien entendu que la police nous enregistre et nous écoute, avide d’apprendre des détails sur les crimes dont nous avons été accusés et que nous avons refusé d’avouer même quand nous avions été pris sur le fait, les armes à la main et trempés de sang.
• Nos livres sont riches de leurs voix multiples, de leurs filigranes, de leurs repères oniriques, des contextes historiques incertains dans lesquels surgissent leurs dures héroïnes et leurs héros affaiblis. Ils sont alourdis par des non-dits évidents et des non-dits secrets. Ils racontent des allées et venues improbables. On dirait que tout a été étudié pour empêcher d’en rendre compte en quelques simples phrases. De quoi ça parle ? se demande à haute et anxieuse voix le critique de littérature officielle, car, sur la quatrième page de couverture, les indications sont trop maigres ou ne lui conviennent pas. Tout de même, s’il prenait le temps de réfléchir, il verrait bien que ça parle de sujets ordinaires : du destin de l’individu, de la brutalité de la société et de l’histoire, et d’une infirmité qui frappe l’espèce humaine comme une plaie : impossible pour elle d’aller vers autre chose que vers le pire.
• Ni les révolutions ni les rêves n’aboutissent. Ça parle de ça aussi, de la nostalgie écroulée d’un bolchevisme qui ne s’écroulerait pas, des songes passionnés, violemment inoubliables et jamais oubliés, des amours en vase clos, des horizons en vase clos, toujours atteignables, toujours atteints.
• Nous nous permettrons donc de prendre la parole devant le public, devant notre public, en disant tantôt « Je », tantôt « Nous », et parfois ce « Nous » rassemblera à la fois les auteurs et ceux qui nous écoutent et nous lisent.
• Et déjà nous entendons des ricanements de la part de ceux qui s’y connaissent ou croient s’y connaître en psychiatrie. Pour eux, le doute n’est plus permis. C’est bien ce qu’on leur avait dit. Il y a de la schizophrénie dans l’air. Dans le cœur même des proclamations. Schizophrénie. Le mot est avancé et repris. Tout indique une symptomatique dispersion du « Je ». Un diagnostic est esquissé aussitôt, inamical et péremptoire. Le bouche-à-oreille fait le reste. Laissons-les rire et médire, ces aliénistes de pacotille. Laissons-les se gausser et gloser, ces lobotomistes en herbe. Cela ne nous fait ni chaud ni froid. Nous avons vu pire.
• Nous avons traversé ensemble les flammes, nous avons traversé le Bardo d’après le décès, nous avons appris à vivre dans l’écrasement et la défaite, nos rêves ne sont plus que scories oubliées, ceux et celles qui n’ont pas trahi sont cadenassés au secret comme des bêtes affreuses, la plupart de nos camarades sont morts. Nous avons vu bien pire.
• Bien que dans mes livres j’accompagne souvent les insanes jusqu’à leurs raisonnements les plus extrêmes, je ne pense pas moi-même souffrir de dérangement psychique, du moins guère plus que le commun des mortels, si on peut user de cette expression très générale pour faire référence aux mammifères à deux pieds sans plumes qui ne sont pas encore au cimetière. Nombre de détenus hommes et femmes autour de nous sont atteints de troubles graves, mais, parmi les écrivains post-exotiques publiés récemment, aucun n’a véritablement basculé dans la folie.
• En supposant même que nous nous trompions sur l’état de notre santé, notre intention n’est pas d’étaler des symptômes de déviance mentale pour en faire des objets littéraires.
• Personnellement, je me fiche complètement des problématiques qui sont parfois associées à mon écriture, avec malignité accolées à mon intervention dans le champ de la fiction. Je me fiche radicalement des problèmes de la dispersion du « Je » ou des savantes constructions hétéronymiques que certains me prêtent, parfois les auscultant pour les dénoncer comme défectueuses. Je me fiche des commentaires et des diagnostics élaborés par les médecins, par les bavards, les chantres officiels ou les doctes. Mon propos est seulement de poursuivre jusqu’au bout un travail de création polyphonique qui passe par l’affirmation de diverses voix d’auteurs, hommes et femmes, à l’intérieur d’un cadre littéraire qui en soi n’a rien d’extraordinaire, puisqu’il s’agit tout bonnement de raconter des histoires tout en m’assurant que mes lecteurs et mes lectrices s’en sont emparés pour les conserver, secrètement ou jalousement ou non, en leur mémoire.
• Sur ce sujet, chacun de nous tient exactement le même discours.
• Près de quarante titres, quatre ou cinq mille pages en volumes, plus de vingt-cinq ans d’existence publique, une littérature solidement implantée hors les murs, des dizaines de longues interviews, des ouvrages de référence, et on nous demande encore qui nous sommes et quelle est la nature des textes que nous écrivons.
• Parmi les personnes qui à l’extérieur tiennent nos livres en main et pas forcément par plaisir, on constate qu’outre les policiers certaines ont une carte de presse. Les journalistes ne sont pas ceux et celles à qui nous pensons en priorité lorsque nous imaginons notre public de sympathisants, mais quelques-uns lisent parfois nos ouvrages et il arrive qu’ils s’efforcent d’en rendre compte. Aussi surprenant que cela paraisse, c’est même un membre de cette caste qui est à l’origine de notre nom de guerre, de notre appellation générique. Il y a vingt ans, pour se débarrasser d’un folliculaire qui n’avait visiblement pas l’intention d’écrire un article sur Lisbonne, dernière marge, mais qui l’invitait à dire lui-même à quel genre de littérature il se rattachait, Volodine a répondu : « post-exotisme anarcho-fantastique ». Le mot post-exotisme est resté. Nous l’avons adopté dès sa création et même si quelquefois il sonne de façon inappropriée ou pédante, nous le défendons sans faillir et nous continuerons à le défendre jusqu’à notre mort et même après, quand le dernier d’entre nous se sera éteint.
• Les amis du post-exotisme, les sympathisants du post-exotisme, les lecteurs et les lectrices qui aiment les romans post-exotiques : leur nombre est loin d’être négligeable. Je ne vais pas parler de légions torrentueuses. Mais on les compte sur les doigts de plusieurs mains. C’est à eux que nous nous adressons quand nous ne sommes pas occupés à parler entre nous comme des autistes, à l’intérieur d’un espace hermétique. À eux tous et toutes : aux amis, aux sympathisants, aux lecteurs et aux lectrices, aux doigts, aux mains, aux légions fantômes, aux camarades.
• Plusieurs genres littéraires spécifiques au post-exotisme ont fait leur apparition dans le paysage éditorial, du reste sans jamais prétendre bouleverser la tradition romanesque, dont ils se réclament encore et toujours : les romånces, les Shaggås, les narrats, les entrevoûtes, les leçons, les vociférations, le cantopéra. Elli Kronauer quant à lui a réécrit des bylines, qui sont des chants épiques venus de la vieille Russie. Lutz Bassmann a publié un recueil de haïkus romancés. Ces formes particulières, originales ou transfigurées selon nos propres exigences idéologiques et poétiques, ne souhaitent pas se substituer aux formes déjà existantes, que nous aimons et que nous n’avons nulle intention de combattre. Mais leurs divers modes d’expression, marqués par l’oralité et la brièveté, ne correspondent pas non plus à des exercices formalistes gratuits, nés dans des esprits dilettantes à la recherche de distractions nouvelles pour leurs maîtres. Ces formes ont principalement la prison pour origine. Leur surgissement s’explique par les techniques carcérales de la création collective qui font intervenir murmures, fragments, chuchotements, psalmodies, marmonnements, logorrhées, bourdons et chants. Ce qui sort d’une bouche est répété des centaines de fois, travaillé, modifié, de nouveau inventé et retransmis.
• La complicité et l’anonymat nous unissent, aucune impatience ne nous déséquilibre. Des hommes et des femmes ruminent et peaufinent des poèmes jusqu’à ce qu’ils construisent des histoires. Ils veillent à leur grande qualité sonore et ils les modèlent et les pétrissent jusqu’à ce qu’ils deviennent des objets romanesques qui ont des points communs avec ce qui circule à l’extérieur des murs, mais qui, au fond, n’ont pas grand-chose à voir avec la littérature officielle.
• Des objets romanesques. Qui ne ressemblent pas vraiment à ce qui circule à l’extérieur des murs. Cette dissemblance n’est même pas voulue, elle ne trahit pas une hostilité envers la littérature officielle, c’est simplement le résultat des conditions dans lesquelles la création a eu lieu, le résultat de notre éloignement des centres de la culture, le résultat de notre folie collective, de notre isolement, de notre dissidence politique.
• Pour fabriquer de tels objets, n’oubliez pas non plus que nous disposons aussi de beaucoup plus de temps qu’il n’en faut pour revivre mille fois en pensée nos vies perdues. Nous avons été ensemble condamnés à la réclusion jusqu’à la mort. Autour de nous, la durée s’étire. En nous, elle produit une mélancolie favorable à la rumination, à la création détachée de toute obligation matérielle, à l’hallucination tranquille, à l’hébétude maîtrisée, au geste artisanal infiniment répété, à l’apparition de héros qui confondent vie et mort, et même qui refusent à la fois l’idée de vie et l’idée de mort.
• Refuser l’idée de vie et l’idée de mort, leur substituer les grondements et les silences de la révolution permanente, la marée montante du passé, la marée montante de l’amour, la marée étale de nos guérillas, la fin de la distinction entre jour et nuit.
• Lorsque nous sommes entre nous, c’est-à-dire en permanence, nous ne revendiquons jamais la paternité ou la maternité d’un livre ou d’un rêve. Chaque romånce, chaque rêve, chaque guerre est le romånce, le rêve, la guerre de tous les autres. Dans ce vertige nous nous déplaçons, échangeant perpétuellement nos intuitions et nos histoires. En ce sens, la production post-exotique, qu’elle soit concrétisée ou non à l’extérieur des murs sous forme d’ouvrages ou de déclarations publiques, n’a pas de signature véritablement significative. Son corps est collectif, ses solos s’effectuent sous des masques, son chant est porté par des voix anonymes.
• Le chant. Il ne nous déplaît pas d’imaginer que notre performance est d’ordre chamanique ou bardique, et dans ce mot, « bardique », nous entendons à la fois la récitation musicale des bardes et la proximité des mondes flottants du Bardo.
• On nous réclame parfois des explications sur notre engagement politique, sur les raisons pour lesquelles nous nous trouvons enfermés, mis au secret, derrière des grillages et des barbelés, comme des animaux extrêmement nuisibles, à la violence contagieuse. L’explication pourrait être longue, tortueuse, mais on peut reprendre, pour simplifier, celle que donnent les autorités qui nous ont condamnés : nous sommes des animaux extrêmement nuisibles, à la violence contagieuse.
• Pour ne rien arranger, nous ne nous repentons jamais.
• La plupart d’entre nous aiment mentir avec panache en présence de la vérité incontestable. Tous nous aimons nier obscurément ou brillamment l’indéniable. C’est aussi quelque chose, cette attitude, que nous avons plaisir à transmettre comme exemplaire à ceux et à celles qui nous écoutent.
• De nouveau les aliénistes hochent d’un air entendu. Ils consultent mentalement leurs fiches sur la mauvaise foi des fabulateurs. Ils n’ont aucun humour et ils n’ont aucune compréhension de l’affrontement radical que nous mettons en scène dans nos cellules, nos couloirs et nos cachots. Aimer nier obscurément ou brillamment l’indéniable. Ce n’est pas à ces cliniciens ennemis que nous adressons ce conseil.
• Nos livres sont d’abord destinés à être entendus et aimés par la communauté de prisonniers et de prisonnières qui les ont conçus et longuement confectionnés. Nos livres sonnent à l’intérieur des murs pour les détenus hommes et femmes qui déjà les connaissent par cœur. C’est miracle que certains volumes puissent avoir en outre une existence à l’extérieur des murs.
• Dans nos ruminations et nos livres, chamaniquement nous revivons les malheurs qui frappent l’humanité depuis des siècles, et particulièrement depuis le début du vingtième siècle, et chamaniquement nous inventons le châtiment définitif des responsables du malheur. Nous sommes forts en rêves, mais nous avons su aussi, quand nous étions hors les murs, nous servir de nos pistolets, de nos carabines et de nos bombes.
• SEULS CEUX QUE J’AIME, ÉCOUTEZ !… DEVLÖR AMDI HAMAZGÜR, DEVLÖR AMDI HAMAZGÜR, BÖRRÖD !
• À l’intérieur des murs nous nous adressons à nous-mêmes, et aussi aux animalcules qui nous rendent visite dans nos cellules, aux tétranyques rouges qui apparaissent en été quand la pierre est chaude, aux rares araignées qui font d’interminables séjours au-dessus de nos têtes puis repartent ou se dessèchent faute de proies, à quelques fourmis égarées. Les parasites ne sont pas très communs dans nos cheveux et nos vêtements. Nous avons l’instinct de veiller à notre hygiène. L’administration nous retire le papier à la moindre occasion, mais elle nous fournit en savon, et nous avons presque tous et toutes un lavabo dans notre cellule, et le droit à deux douches par semaine quand une punition collective n’a pas été décrétée.
• Nous avons aussi le droit à nous coucher sur le ciment et à dire interminablement des récits ou à faire la liste des morts, nous avons aussi le droit de marmonner jour et nuit, nous avons le droit de perdre lentement la raison ou de sombrer fou très brusquement, nous avons le droit de nous décrépir, d’avoir une pensée de plus en plus confuse, nous avons le droit de vieillir, le droit de nous taire, le droit d’avoir des hallucinations et des vertiges, le droit d’avoir des cauchemars, le droit d’agoniser dans notre peur et notre solitude et nos vomissures. Et ces droits, ces justes droits, nous ne luttons pas pour qu’ils nous soient accordés, nous les prenons.
• À l’intérieur des murs nous composons sans cesse des histoires qui disent ce que nous avons traversé personnellement, charnellement, et ce que nous avons connu et traversé par délégation, et ce que d’autres ont vécu ailleurs, dans notre passé ou dans le leur. Nous racontons cela jour et nuit, en introduisant dans nos histoires et sans hiérarchie les acteurs, les témoins et les auditeurs.
• De cellule en cellule nous parlons en plusieurs langues, nous recourons à un sabir traduit et retraduit dont nos lecteurs et lectrices à l’extérieur des murs ne peuvent avoir idée. Nous prétendons souvent que nos livres sont écrits en une langue de traduction. Laissons là-dessus planer le vague, les approximations, les hasardeuses supputations. Ce qui importe n’est pas de comprendre nos techniques d’expression ni de reconstituer le cheminement linguistique qui conduit à nos poèmes. Ce qui importe est qu’à l’extérieur surgissent des extraits de nos cris, de nos vociférations textuelles et de nos récits, et qu’ainsi le public sympathisant soit alerté et sache que, depuis les abîmes, la communauté post-exotique persiste et signe.
• Les auditeurs et les auditrices : les détenus hommes et femmes, les disparus hommes et femmes, les morts récents et les mortes récentes, qui continuent à nous entendre dans le Bardo d’après le décès où par la magie de nos histoires ils sont installés à jamais, ou du moins pour le temps d’un livre, les sympathisants du post-exotisme, les malades, les animaux, les lecteurs et les lectrices de librairie, les membres des commandos encore en activité, les belles passantes, les vieilles communistes.
• Sans oublier les chamanes, les bardes et les bonzes.
• Nous n’oublions rien ni personne. Nous n’oublions pas non plus que les gardiens nous surveillent, que les doctes et les aliénistes prennent des notes, et bien entendu que la police nous enregistre et nous écoute, avide d’apprendre des détails sur les crimes dont nous avons été accusés et que nous avons refusé d’avouer même quand nous avions été pris sur le fait, les armes à la main et trempés de sang.
• Nos livres sont riches de leurs voix multiples, de leurs filigranes, de leurs repères oniriques, des contextes historiques incertains dans lesquels surgissent leurs dures héroïnes et leurs héros affaiblis. Ils sont alourdis par des non-dits évidents et des non-dits secrets. Ils racontent des allées et venues improbables. On dirait que tout a été étudié pour empêcher d’en rendre compte en quelques simples phrases. De quoi ça parle ? se demande à haute et anxieuse voix le critique de littérature officielle, car, sur la quatrième page de couverture, les indications sont trop maigres ou ne lui conviennent pas. Tout de même, s’il prenait le temps de réfléchir, il verrait bien que ça parle de sujets ordinaires : du destin de l’individu, de la brutalité de la société et de l’histoire, et d’une infirmité qui frappe l’espèce humaine comme une plaie : impossible pour elle d’aller vers autre chose que vers le pire.
• Ni les révolutions ni les rêves n’aboutissent. Ça parle de ça aussi, de la nostalgie écroulée d’un bolchevisme qui ne s’écroulerait pas, des songes passionnés, violemment inoubliables et jamais oubliés, des amours en vase clos, des horizons en vase clos, toujours atteignables, toujours atteints.
11 janvier 2014