Pascal Gibourg | Place de Maurice Blanchot

« Comment oser écrire après une sonate de Schubert ? » demandait Nathalie Sarraute à Jacques Lassalle, le metteur en scène, alors qu’il lui rendait visite. Question qui n’appelle pas de réponse mais qui fait place à un sentiment où se mêlent l’impuissance et la dérision, le ridicule et le défi, la transgression. On ne sait pas ce qu’il faut pour « oser » écrire ou peindre ou composer, après tous ceux qui nous ont précédés, géants sur les épaules desquels on peut tout au plus imaginer pouvoir se hisser. On ne sait pas et pourtant on le fait, certains le font, oubliant ou pas ceux qu’ils ont imités ou ceux auxquels ils pensaient à leurs débuts, figures, repères, statues.

En ce qui me concerne, la littérature a commencé à devenir une chose sérieuse à l’adolescence mais ce n’est pas avant ma vingtième année que je me suis intéressé à Blanchot. Je me souviens - souvenir reconstruit - de la première fois où j’ai tenu en main L’Espace littéraire et le pressentiment que j’ai eu en lisant la quatrième de couverture. Il m’a semblé que si je lisais ce livre, je ne pourrais plus rien dire, rien écrire. Comme si la lumière que promettait de jeter cet ouvrage sur les arcanes de la création littéraire allait assécher le flot verbal que je me promettais de libérer. C’était comme si ce livre occupait une place que j’avais désirée et que j’arrivais trop tard, après lui. J’ai reposé le livre en me disant : plus tard, peut-être. Plus tard en effet (mais pas tellement), je l’ai lu et admiré au point de vanter sa profondeur et sa beauté. Je l’ai alors prêté à un étudiant qui l’a gardé, puis perdu et racheté. Ce livre me revenait donc, mais changé, ce n’était plus vraiment le mien, c’était son remplaçant, son double ou son autre. Des années après je constatais après un déménagement qu’il avait à nouveau disparu. Un ami se l’était approprié, je lui ai laissé. Si ce livre avait voulu me signifier que l’espace littéraire est tout sauf l’espace d’une appropriation, il ne s’y serait pas pris autrement. Actuellement encore, l’espace littéraire est ce qui fait trou dans ma bibliothèque, il est le livre qui manque par excellence, celui qui condense le projet de l’écriture et qui se dérobe à ma saisie. Son absence désigne le lieu virtuel où passé et avenir se rejoignent pour appeler. Quelque chose comme ce qu’Agamben a nommé vocation et qu’il définit comme l’ « accolade de la mémoire et de l’oubli, qui préserve en elle l’identité de l’inoubliable et de l’immémorial » (Idée de la prose).

Si je devais dire d’un mot ce que Blanchot représente pour moi, je dirais que c’est la pensée de la littérature, la littérature se prenant elle-même pour objet de réflexion, de méditation ou de rêverie. La littérature réfléchie, disparue puis rappelée, revenue à elle. Certes, la dimension narrative — les romans, les récits — compose une part importante de son œuvre mais là encore la parole, le dire, les mots, rivalisent avec les personnages de sorte que chez lui il me semble qu’on peut dire que le personnage principal c’est le langage même, lequel présente et dissimule l’énigme de l’existence. Textes critiques et fictions participent de cette enquête ayant pour but et moyen le langage et sa puissance. Qu’importe le sujet à la limite, ce qui importe c’est qu’à la faveur de l’écriture et de la lecture une mémoire se réveille, une matière s’anime, une présence se lève, dans le lointain, dans l’invisible. De cette chose — la chose écrite — on ne saurait attendre qu’elle se donne ; tout au plus peut-on la deviner, la pressentir, l’imaginer. C’est peu de dire que Blanchot s’est méfié du pouvoir des images. Il les a tenues au-dehors, effrayé je crois qu’il était de leur pouvoir d’attraction et de ravissement. Une bonne part de sa critique de l’identité repose sur cette exclusion du visible. Pour lui, l’altérité sur laquelle doit déboucher l’écriture n’est pas un corps représenté, une image du désir, mais ce que j’appellerai une sorte de transcendance laïque, pas une personne, pas quelqu’un, mais ce que quelqu’un découvre en s’en allant, en se détournant, en se refusant. C’est chez lui un rapport à la mort, plus exactement au mourir ; mais chez un autre ce pourrait être un rapport à la naissance, à ce qui vient, une occasion de renaître plus que de naître.
L’ambiguïté qui caractérise l’ensemble de l’œuvre de Blanchot vient de ce que cette quête que le langage rend possible ne prend pas la forme d’une prédation (principe éthique), ce qui a pour effet de jeter le doute sur toute forme de présence et d’expression. Plus aucune évidence ni aucune immédiateté ne sauraient trouver grâce aux yeux de qui cherche une forme d’altérité radicale ou irréductible. Ce qui conduit à l’affirmation de relations irréciproques et asymétriques, fût-ce par le truchement du dialogue. Doit-on voir là un travers, une pose, ou au contraire une exigence un peu folle qui passe par le refus de s’en tenir à la simplicité ? Blanchot lui-même, ou une des voix qu’il emprunte en tant que narrateur, en appelle parfois à plus de franchise et moins de détours. Mais l’ambiguïté résiste, la complexité revient, opère, comme un charme. C’est là où il prend le risque d’en irriter certains, par sa traque obstinée de ce que le langage contient, promet, mais ne donne pas, diffère toujours, nullement pour maintenir je ne sais quel espoir mais pour réaffirmer l’action de l’infini, son emprise, le fait que l’écriture est un pays où l’on n’arrive jamais mais auquel on ne saurait pour autant renoncer.

8 avril 2013
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