Pauline Moussours | Longue phrase dans la nuit

Pauline Moussours vit à Paris.

Quelques-uns de ses textes et poèmes sont à lire sur son blog : dix mille avenues


Parfois, dans la nuit de l’appartement, lorsqu’un faisceau du lampadaire traverse le volet, qu’il vient s’échouer d’un trait fin sur le mur, que je n’ai qu’à lever les yeux pour le voir, depuis ma tête enfouie sur l’oreiller, puis qu’une ambulance roule rue de Charenton, je regarde en secret les photos d’une fille, pixélisées sur internet, baissant au maximum la luminosité du téléphone, non pas pour protéger mes yeux, mais dans l’idée d’être discrète, alors que je suis seule, qu’elle ne sait pas mon nom, ni la longueur de mes cheveux, que nous nous croisons tous les trois ans, depuis dix ans, ou plus, ou moins, au cinéma ou dans la rue, que j’aime l’espionner, comme si elle le savait, je l’ai trouvée partout, sur trois réseaux, mais elle ne publie rien, ou peu, parfois j’imagine qu’elle m’espionne aussi, que je pourrais lui plaire, qu’elle aimerait peut-être mon visage, moi qui regarde tant le sien, qu’elle aimerait peut-être que je lise trop, que j’écrive trop, que je n’aime ni la bière ni les lunettes noires, elle en porte sur une photo, allongée dans un parc, Montsouris ou Monceau, je suis allée me promener aux deux, comme si j’allais la croiser, comme si ces hasards arrivaient, comme si un jour de juin ou de juillet, nous serions allongées ensemble, qu’il y aurait du vent, qu’elle passerait sa main sur l’herbe, qu’il y aurait le ciel orange, avant l’heure bleue, pourtant, en la croisant vraiment, l’année passée, elle m’avait regardée longtemps, avant que le bus n’arrive, à l’arrêt où j’étais, j’avais fui son regard, sans ne savoir pourquoi, et c’est quand j’en arrive à réinventer ce moment, qui n’aura pas lieu, ou dans un rêve, ou dans un bar, ou sous le peuplier du parc, que le voisin fou du dessus, lance une machine à laver, que les murs vont bouger, et je me dis que c’est le dernier soir, comme tous les autres, à regarder ses photos, c’en est assez, il faudrait que je m’endorme, dans la nuit de l’appartement, il faudrait que je l’oublie, sans l’avoir connue, sans l’avoir entendue, dans l’attente, ou non, de la recroiser, qui sait, cette fille espionnée depuis des mois, voire des années, mais je ne le dis pas, à personne, que dire, je continue d’imaginer son corps, en la déshabillant, chaque nuit très doucement, les yeux fermés jusqu’au matin.

31 juillet 2018
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