Pedro Kadivar | Quarante-deuxième nuit d’été

Il se dit que ses visages, d’enfant, de jeune, puis d’homme, se superposaient en lui telles les strates géologiques d’une haute montagne, mais une montagne en mouvement, peut-être suspendue entre ciel et terre, et ces couches elles-mêmes, de couleurs et de densités différentes, quoique formant la même montagne, le même homme, se permutaient, ne restant jamais dans le même ordre, celui de leur formation successive, celui du temps apparent, mais bougeaient avec une légèreté de papillon et une souplesse de serpent, se déliant et se reliant afin de se recomposer ainsi différemment suivant le jour et le moment, l’enfance remontant parfois pour se poser tout en haut, cimes lumineuses des premières heures soudain dans l’extrême présent, son visage d’homme étant alors enfoui dans les profondeurs, tandis que parfois c’était celui-ci qui remontait au sommet. Il arrivait même qu’un de ces visages s’envole très loin, regardant depuis le ciel tous les autres.

Il se dit que, probablement, bien que ne décidant pas de sa mort mais ne la désirant pas pour demain, d’autres visages viendraient encore s’y superposer, ceux de lui-même qu’il ne connaissait pas encore, ceux d’hommes plus mûrs, d’âges plus avancés, et sans doute celui de lui-même mort qu’il ne connaîtrait pas de son vivant, sans que pour autant les autres perdent de leur présence en lui, de leur vivacité, de leur envol ou de leur souplesse. Et il se dit encore que par chaque visage nouveau il verrait autrement tous les autres, son enfance et son visage du naissant, que chaque nouvelle couche géologique portait à son engendrement la promesse d’un vierge paysage intérieur où jamais aucun regard ne s’était posé, une autre image de cette montagne faite de strates multiples mais qui changeaient de couleur et de forme à la genèse de chaque nouvelle, et, lui, faisant ainsi face à un nouvel homme en lui-même, tout en reconnaissant le battement du temps et la pérennité de la terre en lui.

6 novembre 2017
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