Philippe Rahmy | Shanghai n’est pas une ville

1er septembre

Shanghai n’est pas une ville. Ce n’est pas ce mot qui vient à l’esprit. Rien ne vient. Puis la stupeur face au bruit. Un bruit d’océan ou de machine de guerre. Un tumulte, un infini de perspectives, d’angles et de surfaces amplifiant le vacarme. Toutes les foules d’Elias Canetti se coupent ici, se heurtent et se multiplient, fuient à l’horizon ou s’enroulent autour des points fixes (kiosques, bouches de métro, abri de bus, passages piétons). Des foules en procession, des foules fermées se pressent en ordre dans les parcs. Des foules semi-ouvertes, radiocentriques, chatoyantes, s’écoulent de la rue vers l’intérieur des hypermarchés, flux de chairs et de choses, flux d’essence giclant de vitrine en vitrine, grasses pattes, filoches de doigts, odeurs. L’espace grandit encore. Des foules béantes s’étirent à perte de vue, disséminées le long des voies de chemin de fer ou étirées dans le sens de la hauteur par les câbles de milliers de grues. Des foules-miroir, enfin, se font face sur les boulevards, étrangement statiques, mastiquées, balançant leurs yeux et leurs cheveux noirs, chacune hypnotisant sa moitié complémentaire. Shanghai est à la fois mangouste et cobra.

La stupeur se dissipe. Une nouvelle fois, le mot de ville explose sous la réalité. Dans aucun pays, sous aucun régime, l’homme n’a produit un tel dieu. Le petit jeu des analogies se met en place. À quoi ressemble ce qu’on n’a jamais vu ? Des images folles se bousculent en moi, remontées des profondeurs du rêve, nées de la confusion du regard. Taureaux ? Dragons ? Gens ordinaires déformés par le gigantisme des lieux. Ils regardent leurs téléphones. Ils écoutent de la musique. Leurs traits sont tirés. Ils sont pris d’une torpeur accrue par la chaleur encore plus mordante sous leurs vêtements élégants, aux tons pâles, assortis au béton. Shanghai les domine. Shanghai les met au seul service de sa puissance. Leurs bijoux accrochent la lumière. Ils se taisent. Ils se balancent d’un pied sur l’autre. Ils font retentir leurs chaînes avant de se jeter sur l’avenue, de se mesurer sans se toucher, de se percuter ici ou là avec la précision de deux aimants, de poursuivre leur course entre les édifices plantés dans le ciel gris-noir.

Les immeubles sont si hauts mais l’imagination reste attachée à la terre. On entend des sirènes et des coups, une espèce de grognement portuaire. Une lumière musclée brasse la pollution. Des nuages se forment entre les tours, pliés et repliés par les rafales de vent. On dirait des éléphants se roulant dans la poussière. Une femme portant un plat de poissons traverse. Elle danse avec les voitures. Sa voix éraillée répond aux klaxons. Elle atteint le trottoir opposé. Puis la circulation déferle. Quelques jours plus tard, cette même femme traversera un autre boulevard dans les mêmes conditions. Elle tiendra un enfant par la main, ou un vieillard, ou n’importe quoi de vivant et de fragile qu’elle caressera d’un geste machinal avant d’être heurtée par un van. Et de chaque côté il y aura les mêmes trottoirs à palissades, le même trottinement sur l’asphalte, la même multitude luttant pour survivre. Il y aura des bras et des jambes, des corps maigres portant des échelles, des gaules, des perches d’oiseleur, des antennes paraboliques, des machettes, des ombrelles. Et la femme écrasée, désormais invisible, aura rejoint ce bric-à-brac. Comment s’extraire ? Comment s’insérer ? Comment jouer à ce mikado humain ? Les mouvements s’excitent les uns les autres. Tout devient lumière sonore, pointes et couleurs. Ici, on confond les êtres et les choses, la beauté et la babiole, l’accompli et la carcasse. La fatigue et la faim se lisent sur les visages. L’arrogance aussi, le plaisir simple d’être en vie. Des millions de visages défilent. On ne les distingue pas des autres lueurs dans la rue.

Ce n’est pas une ville que voit celui qui débarque à Shanghai mais un symbole incandescent d’humanité.

Modern Universe Business Plaza, 99 Huichuan Road. Cette année, l’Association des écrivains de Shanghai a logé ses invités dans un immeuble de trente étages pour hommes d’affaires, avec guérites, gardiens (un chien type molosse à poils longs, albinos et quotidiennement passé au shampoing volumisateur, patrouille seul à travers les quatre niveaux du parking souterrain), ralentisseurs, sas sécurisés, poubelles servant de bacs à fleurs, haut-parleurs d’ascenseurs crachant un anglais de navette spatiale. Les chambres sont à l’image du reste, accueillantes mais impersonnelles, tape-à-l’œil, déglinguées. Une collection de cartes signale l’interdiction de fumer au lit ; d’autres seront glissées sous la porte, imprimées recto-verso de filles orgasmiques en costume d’infirmière ou de Bunny. 101 chaînes de télévision moulinent soaps historiques et défilés militaires. La moquette, incrustée de rectangles sombres, semble avoir servi de piste d’entraînement pour bergers sur échasses. Elle pue. Cette odeur de tabac et de détergeant est recyclée par une climatisation bloquée à 17C°. Le froid libère une acidité dans l’air qu’il faut combattre en ouvrant la fenêtre, affolant le climatiseur dont le bourdonnement de ruche, hargneux mais régulier, reproduit celui de la circulation. Je l’écoute, allongé dans la pénombre, me disant que le monde est partout le même, trivial, cohérent, terrible à force d’entêtement. La fenêtre d’environ deux mètres sur deux superpose quatre segments horizontaux de paysage bancal : huit tours néo-classiques à chapiteaux corinthiens et halogènes Luna Park, percées de fenêtres étroites dont à peine quelques-unes s’éclairent d’une lueur jaunâtre à la nuit tombante. Seul un appartement semble habité, juste en face. On distingue une ombre durant la journée, immobile sur la gauche. Un plafonnier s’allume à dix-neuf heures. L’ombre ne bouge pas. Elle reste au même endroit jusqu’à ce que je m’endorme. J’ai cru qu’il s’agissait d’un vase ou d’un porte-manteau. Je comprendrai qu’il s’agit d’une personne. Un orage éclatera sur Shanghai. Une seconde ombre s’approchera. Les silhouettes s’enlaceront.

Ce ballet d’ombres est à l’image de mon journal. Il se situe dans la réalité mais aussi dans l’illusion. Comme la vie réelle, l’écriture peut se jouer des lois du temps et de l’espace. Il arrive qu’elle aille plus vite que la musique ou qu’elle ait le don d’ubiquité Je ferai mon possible pour éviter ces contorsions. Mais certaines me sont imposées par le monde que je découvre. Aucune loi connue ne semble s’appliquer en Chine. Je tricherai donc avec celles que je connais pour me mettre au niveau de mon objet d’étude. Je prédirai l’avenir. Je changerai le passé. Je veillerai toutefois à ne rien embellir, à ne rien cacher. Ces ruses doivent servir une forme particulière d’objectivité qui tienne compte de la nature volatile du milieu que je décris. Elles ne doivent pas me faire dévier. J’ai un objectif. Je veux montrer la Chine. Je veux montrer comment la Chine telle que je la vivrai durant ma résidence d’écrivain, transformera quelqu’un qui n’a jamais voyagé autrement que par la pensée. Ce qu’elle lui fera corps et âme. Et j’espère oublier en chemin le fardeau de ce corps et de cet esprit. Je ferai tout pour me perdre. Je ferai tout pour rencontrer Shanghai.

L’écriture ressemble à une roue de bicyclette. Elle avance en donnant l’impression de tourner à l’envers.

Changning District, Zhongshan Park. Traverser des empilements de chaleur jusqu’au glouglou d’une fontaine en granit. Les lampadaires blanchissent le sommet des arbres. Des ouvriers se refroidissent les pieds. Ils mangent en silence. Leurs gamelles en métal ressemblent à des cœurs. Un tuyau d’arrosage glisse en chuintant le long du trottoir avant de disparaître à l’autre bout par une grille. Un cri. La foule, à cet endroit de chic et de perles, se disloque autour d’une bouche d’égout. Un homme en jaillit. Luisant, caoutchouté jusqu’à la tête, il tient un chat par le dos. Ceux de la fontaine ne lèvent pas le nez. Ils saucent leurs gamelles avec du papier journal. Ils sont une quinzaine. Ceux qui ont fini leur repas quittent le boulevard pour le parc. Je les suis. Un étang, une roseraie. Un feu vivant de moustiques enveloppe les bosquets. Les gens se défendent à coups d’éventail. Plus bas, des enfants assommés par la chaleur se laissent dévorer sans réagir. Les moustiques leur font des auréoles qui enveloppent les poussettes et les poubelles. Un promeneur s’arrête, perdu dans ses pensées. Le soir se pose sur sa tête. Il s’accroupit pour boire, ouvrant une bouche aux grosses dents carrées. Plus loin, l’atmosphère devient hostile. Des vieillards veillent sous de grands acacias. On perçoit une résistance végétale, ou peut-être le sentiment de perturber la loi Lilliput de ce paradis pour ancêtres vivotant au milieu des gratte-ciel. Partout, objets de pénombre, les vieux se pressent. Ils se massent vers les kiosques, ils marchent en colonne comme des élèves. Ils gloussent. On les regarde et ils se changent en statues de sel. Leurs regards délavés, puis, si on insiste, mauvais comme la peste, renforcent l’impression de visiter l’antichambre de je-ne-sais quel trou du cul du monde, très loin de la mégapole qui pointe au-dessus des arbres.

Je remonte une allée de palmiers secs. Un cagibi pour voiturettes d’entretien baigne dans une odeur d’urine que la chaleur prive de ses pointes d’ammoniaque et transforme en parfum. Une senteur de colza. Une femme traverse la lumière à cet instant, déchirant cette nuit du grand-âge. Elle marche à longues enjambées. Elle tient plusieurs dobermans en laisse. On dirait la mort menant son attelage. Elle lance ses jambes, ses pieds de cuir souple. Celui qui la regarde passer, jusqu’alors anesthésié, s’enflamme. Il veut son collier et une place dans la meute. La femme s’éloigne sur un cliquetis de griffes. Elle ne voit personne. Il ne fait pas encore assez noir.

Crécelle. Une grand-mère chante, entourée d’hommes jeunes. Ils ont un linge sur l’épaule. Ils frappant des troncs de leurs mains nues. Ce rythme sourd est rabattu par le feuillage. Il grouille de cigales ou de singes. Quel animal produit ce bourdonnement ? Un cheval traverse une pelouse. Il piétine les fleurs. Il est mené par un adolescent marchant à reculons. On croise d’autres individus qui vont à l’envers dans le parc. Les Chinois équilibrent ainsi leur âme distendue vers l’avant par la course de chaque jour.

 

2 septembre

Sortir, fuir ce quartier d’hôtels, de résidences sécurisées, d’ongleries, de salons de massage, de salles de fitness, d’agences immobilières. Porte Nord du Parc Zhongshan. Une grille en fonte, cadenassée ouverte à deux plots en béton. Un rameau d’acacia gît au milieu du chemin. Ce morceau de bois est comme la langue chinoise.

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12 septembre 2012
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