Photographes exposés de toutes manières
(La souris zoome.)
« L’important, c’est que la photo possède une force constative, et que le constatif de la Photographie porte, non sur l’objet, mais sur le temps. D’un point de vue phénoménologique, dans la Photographie, le pouvoir d’authentification prime le pouvoir de représentation. »
(Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard, Le Seuil, 1980.)
Drôle d’idée que d’exposer les œuvres de photographes dans une chapelle, mais, après tout, Mâkhi Xenakis avait déjà été accueillie dans ce lieu de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris (13e). La théâtralisation de l’espace religieux se prête pourtant au mieux à « l’accrochage » qui exista de tous temps pour des tableaux, à l’exécution de musiques sacrées ou profanes, puis à l’ancrage de sculptures, à « l’installation » d’œuvres virtuelles, à la diction ou la déclamation de poèmes ou de tragédies... Une cathédrale peut remplacer le théâtre de l’Odéon ou la Comédie française (l’expérience a été réalisée par un auguste acteur de cinéma).
Ici, c’est la chapelle Saint-Louis qui met en valeur, à l’occasion des 20 ans de l’agence VU’, les œuvres de ses photographes consacrées à Paris. L’obturateur, qui obéit à l’œil et au doigt, est aussi bien français qu’étranger : la distance, le recul, la parallaxe en quelque sorte, n’en sont que plus intéressants. Le regard est alors dépouillé des habitudes, lavé comme à grande eau, par exemple quand Stanley Greene prend en photo un couple sortant d’un cinéma de la place de Clichy, ou quand Rip Hopkins fixe au flash la course des voyageurs gare Saint-Lazare, qu’il affuble tous d’un bandeau sur les yeux pour protester contre la loi du « droit à l’image » (effet-retard de la « peoplelisation » des magazines ?).
Il est devenu difficile en effet de prendre des humains en photo : leur demander l’autorisation après (avant, c’est rater la spontanéité) et se la voir peut-être ou sans doute refuser, ou « opérer » discrètement puis publier indiscrètement, au risque juridique. Mais pour les caméras de surveillance, dissimulées quasiment partout, a-t-on demandé la permission écrite de nous filmer ?
Dans la chapelle Saint-Louis, il n’y a personne le 9 mai à 9 h.30. Un musée désert, c’est tellement reposant. Les photos parlent silencieusement. Guillaume Zuili accumule les surimpressions, Michael Ackerman a du mal à obtenir, dans les cafés parisiens qu’il fréquente, le droit d’appuyer sur son déclencheur. Denis Darzac, lui, saisit au vol des jeunes gens de banlieue qui pratiquent des figures aériennes osées et semblent flotter dans l’air (il a dû forcément demander leur accord préalable).
Aucune musique dans la chapelle Saint-Louis : les photos exposées produisent elles-mêmes une sorte de symphonie imagée (imaginée), les cadrages de Pierre-Olivier Deschamps - photos de ville - ont un côté Boulez dans la rigueur, et entonnent « répons » avec l’étonnement sur le mode Rameau devant les parcs de Paris vus par Bertrand Desprez.
Beaucoup de prie-Dieu sont au garde-à-vous, dans la chapelle Saint-Louis : de temps en temps ils servent également pour regarder quelques vidéos (jusqu’au 16 juin) ayant la photo pour objet. On ignore le nombre de conversions lors de ces visions pas toujours catholiques.
L’agence VU’ s’est démultipliée pour son anniversaire : l’après-midi, ouverture dans ses locaux, au sous-sol d’un immeuble haussmannien planté sur le boulevard Henri IV, de l’exposition, plus large comme terrain d’exercice, du travail de ses photographes.
Comme l’écrit Christian Caujolle, dans la préface au livre publié par Actes Sud (agence VU’ galerie, Photo poche) : « Pendant ce temps, nous avons vu avec inquiétude changer le monde de l’image fixe, ce qui a eu de nombreuses conséquences sur nos métiers. Nous sommes cependant restés fidèles à nos valeurs, dans le respect de l’auteur, et attachés à notre identité d’agence de photographes qui nous avait amenés, dès le premier jour, à classer les images par auteur et non par thèmes. »
Photographes exposés de toutes manières (au bonheur comme au drame), ils sont présents dans le sous-sol de l’agence elle-même, aménagé en une sorte de labyrinthe en rond, où l’on serpente entre les images qui donnent le « la » de la vision personnelle et des intérêts divers, changeants, multiples, inattendus de chacun d’entre eux.
Les mises en scène à la Magritte de Bernard Faucon voisinent avec les nus de Léa Crespi, les plans d’Iran d’Alain Bizos côtoient le noir et blanc de Gérard Rondeau, les portraits de Richard Dumas (Serge Gainsbourg, Chet Baker, femme en noir et femme avec Kalachnikov) caressent de loin un(e) nu(e) assis(e) dans un fauteuil par J.H. Engström, Olivier Minguet ose fixer le serpent introduit dans la bouche du modèle, Hugues de Wurstemberger est distingué comme son nom, Pierre-Olivier Deschamps (le revoici) cadre le rouge des tuyauteries industrielles et un poisson dans un bocal télé, Bertrand Desprez (le revoilà) a trouvé des sculptures d’animaux désarticulés, Guillaume Zuili (de nouveau) poursuit l’arrêt sur images des figures gymniques d’amateurs suspendus au-dessus de la surface urbaine, Jane Evelyn Atwood fige un clochard (ce n’est pas un porteur des trois initiales) assis en pleine ville sur un trottoir, Claudine Dury vise des jeunes filles lisses de bonne famille, Gilles Favier montre les misères, Steve Iuncker affronte les guerres...
Photo-journalisme, création, invention, anecdotique comme révélateur, symbolique comme fixateur, boulimique comme numérique, pose ou zébrage fortuit, irruption de l’inattendu ou attente de l’improbable : chaque photographe, ici, a voulu voir et a vu.
Car une exposition, n’est-ce pas, finalement, une bibliothèque voyageuse (et vice-versa) ? Qui ne dispose aussi de sa propre photothèque d’images, qu’elles soient mentales ou affichées sur écran extérieur, virtuelles, visuelles, visibles, vivantes, vibrantes, vitales...?
En rentrant, après être passé au travers de toutes ces fenêtres ouvertes sur le monde (cliché !), le boulevard Magenta (10e), encombré malgré ses petits drapeaux rouges sensés fêter la libre circulation à Paris, offre toujours au regard sa boutique sans nom, où un artiste solitaire - aperçu dans le magasin sombre - fabrique des moules de visages, de petites statues, des personnages irréels et fantomatiques.
Une figure étrange (apparition ?) me renvoie alors brutalement à la chapelle Saint-Louis : comme si une photo en relief venait soudain donner forme aux aplats, aux épreuves, aux cadrages et aux tirages depuis le matin vus.
Portfolio express :
http://www.remue.net/DH/24.html
http://www.agencevu.com/fr/presse/pdf/1363.pdf
http://www.agencevu.com/fr/galerie/
http://www.remue.net/article.php3?id_article=1648