Pierre Lepori | Sans peau
« Samuel, c’est toujours moi, Carlo, celui dont tu as brûlé la maison. J’ai d’autres choses à te raconter. Je n’en ai pas fini avec toi. […] Le débris le plus volumineux était le hublot de la machine à laver, la vitre était intacte, même pas noircie ni trop sale. Brutalement, cela m’a rappelé ma femme : après sa mort, j’ai dû apprendre à laver mon linge et je me suis trouvé comme un idiot à lire les instructions sur le paquet de lessive. Après Donatella, seul, il m’a fallu réorganiser le monde. »
Carlo écrit. Il parle à cet inconnu qui a saccagé son monde, comme regardant à travers la vitre de cette machine à laver rescapée des flammes, comme regardant à travers une loupe grossissante braquée sur le mystère des disparitions, comme s’adressant au principe de la destruction. À l’époque, à la mort de sa femme, il n’avait pas trouvé les mots. Mais aujourd’hui que la destruction entre à nouveau dans sa vie, Carlo se libère. Les phrases finissent par arriver. Quelqu’un se trouve en face de lui. Un responsable. Un interlocuteur.
Du fond de sa cellule, Samuel finit par répondre. Mais à qui ? A lui-même ? À cet homme meurtri, peut-être ? Ses réponses n’en sont pas. Elles voilent les raisons de son comportement. Elles dévoilent un vide. Pourtant, Samuel se met à écrire, lui aussi. Un ton froid, ironique, pourtant à même de confession, capable de venir à hauteur de celui qui l’interpelle, qui lui montre l’étendue des dégâts causés, leur nature irréversible. Samuel répond de manière tout aussi définitive : il parle de son attirance pour le feu, de cette fascination sans cause qui le possède depuis toujours ; il vient à la rencontre de la douleur d’autrui au moyen de ses propres souvenirs, sans jamais se justifier, sans expliquer le pourquoi de sa violence, mais en l’épuisant par le récit : sa violence vient de loin, elle est « romanesque, tout un film à échafauder, un scénario impeccable, avec son joli chapelet de causes sublimes qui remontent à la surface comme des bulles d’air dans l’eau épaisse, glouglou. »
Le récit de l’agresseur a ceci de fascinant qu’il trouve une voie médiane entre un narcissisme fou et un semblant d’empathie, ou une empathie réelle dont on ne sait pas si elle est consciente d’autrui ou si elle joue à l’être. Cette parole que l’on n’imagine pas s’instaurer entre une victime et un bourreau réels, dans l’existence, tant elle supposerait, de part et d’autre, un désir de voir au-delà du crime commis et du traumatisme subi, une capacité d’oubli et de pardon qui ne se rencontrent pas dans la réalité, définit l’espace de la littérature. Pierre Lepori dresse un théâtre pour le langage, où écrire n’est pas témoigner ni même éclairer la réalité. Ecrire renvoie à la leçon de Kafka, détruire l’écart entre la vie et les mots, se métamorphoser en langage, devenir ce qu’on écrit, couche après couche, comme un oignon qu’on pèle :
« Chaque objet, chaque souvenir m’ont été arrachés par ton feu, ce feu que tu as voulu m’offrir. Je te le dis avec une rage stérile. Pourtant, j’ai l’impression que ce qui a brûlé est différent de ce que j’ai vu brûler. Je change de peau comme un oignon peut-être. »
Le rapport de force, l’échange de douleurs entre le bourreau et la victime s’en trouvent bouleversés. Quelqu’un allume un incendie, quelque chose brûle, ce quelque chose définit le statu quo sclérosé de l’habitude. Les êtres en proie avec cette chose, avec cette puissance, sont transportés d’un fait divers sordide dans une autre réalité qui est celle de l’écriture. Une violence effective se prolonge dans le récit de ses conséquences, lui-même retourné, déplié, encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste que du langage, jusqu’à ce que le langage soit la nouvelle forme de la réalité entre les êtres.
Métamorphose par calcination. « Sans peau » est l’histoire d’une mort effective (un enfant meurt dans l’incendie) et symbolique (l’ancienne vie est perdue à jamais après la disparition des choses qui en faisaient le cadre), donnée comme métaphore d’un amour possible, ou de tous les amours possibles une fois brisé le cadre de la réalité. Le feu libère l’écriture. Le feu est donné comme l’élément naturel du langage distribuant deux instances de parole de part et d’autre d’une cloison, d’un mur de prison et d’une incompréhension mutuelle. Le feu initie deux métamorphoses parallèles : qu’il s’agisse de disparaître, de partir en fumée à force d’immobilité (Samuel), ou de renaître, nu comme un ver, parmi les êtres qui vous aiment (Carlo), c’est, au bout du compte, pour le lecteur comme pour l’écrivain, incarnant, à leur manière, les rôles distribués par le roman, la possibilité de relancer les dés, de contredire la mort, d’illimiter la vie :
« Ce n’est pas difficile, ne te fais pas de souci pour moi. Tu as raison, les blessures cicatrisent tôt ou tard. […] La neige a recommencé. Elle n’arrêtera jamais. Jamais. »
Pierre Lepori, « Sans peau », Éditions d’en-bas 2013. Ce texte, publié en italien en 2007, a été traduit et adapté en français par l’auteur. ISBN 978-2-8290-0447-6
Extrait (pdf), le premier chapitre
et poursuivre la lecture côté poésie : "Quel que soit le nom", prix Schiller 2004, traduit de l’italien par Mathilde Vischer, Editions d’en bas, Lausanne, 2010
Photo : Mathieu Gafsou