Place blanche (images, vidéos, son — et un texte inédit de Patrick Goujon)

Déroulé et traces de la soirée : Mardi 24 mai 2016

Ce qu’il se passa lors de cette belle soirée de restitution de résidence, mardi 24 mai (Patrick Goujon à la Société des Gens de Lettres (Paris XIV) )

Introduction de la soirée par Marie Sellier puis Guénaël Boutouillet (podcast)




Projection du film (réalisé par Arnaud Gautier pour remue.net, durant la séance d’ateliers d’écriture du 9 mai 2016 | montage spécifique pour la soirée : pour la version intégrale c’est ici)




Discussion et lectures (podcast)



(Plan des échanges)
Discussion 1 (Avec Patrick Goujon, Cessyle, Laura, Nancy, Carole Zalberg et Angélique Villeneuve)
Lectures 1 Chronique d’hiver : Elka (ML 75) & Sandrine Roudeix / Instagrams / Alexandre (ML 77) & Stéphanie Hochet / Lauriano (ML 77) & Angélique Villeneuve

Discussion 2 (Avec Patrick Goujon, Cessyle, Laura, Nancy, Carole Zalberg et Angélique Villeneuve)
Lectures 2 La rencontre qui n’a pas lieu : Édith de Cornulier & Laëticia (ML 77) / Maxime (ML 75) & Jules (ML 77) / Régis de Sa Moreira & Laura (ML 77)

Discussion 3 (Avec Patrick Goujon, Cessyle, Laura, Nancy, Carole Zalberg et Angélique Villeneuve)
Lectures 3 Atelier biographie fictionnelle : Carole Zalberg « Elle », atelier biographie fictionnelle / Atelier Virginie Lou-Nony  : Laëticia (ML 77)

Et « Place blanche », Lecture Patrick Goujon, texte sur les ateliers — à lire ci-dessous.


Place blanche

Essayez, si vous le pouvez, de ne pas perdre de temps avec une introduction. On a quelque chose comme 25 minutes, tu leur dis, en jetant un œil à l’horloge au mur, après quoi la prof te fait remarquer qu’elle ne fonctionne pas. Tu sors ton téléphone de ta poche et le pose à côté de toi, sur la table sur laquelle tu es assis, et tu reprends, 25 minutes, essayez d’attaquer direct, d’aller au cœur de ce que vous voulez dire, faites-vous confiance. Souvent, les longues introductions, c’est un moyen de se rassurer, par peur que le lecteur soit perdu. C’est votre pensée en mouvement qui s’exprime, sauf que le décor et les personnages se plantent le plus souvent d’eux-mêmes. Laissez la liberté au lecteur de se faire ses images, et faites-vous confiance, et, tout pendant que tu parles, tu remarques qu’une poignée d’élèves est déjà dans les starting-blocks, parée à dégainer le stylo. Il y en a même un, au fond, qui ne t’écoute plus, il s’en fout et il a commencé à écrire. Preuve par l’exemple que les intros interminables finissent par saouler l’auditoire alors Bref, tu dis, allez-y comme ça vient, et le silence se fait naturellement.

Des mâchoires se crispent, des amorces de sourires pointent sur les visages.

Une lycéenne reste les bras croisés devant sa feuille.

Tu ne la connais pas encore, donc tu attends.

Peut-être son regard tourné vers l’intérieur va-t-il bientôt se dissoudre dans ses pensées.

À quoi elle pense ?

Jouez le jeu
, tu as dit. Soyez sincères jusque dans le mensonge.

Depuis combien de temps la sincérité a-t-elle déserté tes lignes ? As-tu seulement parlé, par exemple, de la maladie ? C’est-à-dire, parmi toutes les choses importantes qui te sont arrivées, comment as-tu pu ne pas en parler, depuis tout temps où tu n’as pas écrit, faute de savoir à quel propos. Tu leur as dit Préférez les images aux termes génériques, et tu n’as pas pensé de ton côté à l’énorme scanner de la clinique dans lequel ton corps a pénétré. N’oubliez pas les cinq sens, tu leur as dit, et tu n’as pas songé une minute à la voix synthétique, pensez à l’ouïe, voix synthétique qui t’a demandé de gonfler les poumons, le toucher, tu n’as pas pensé à la seringue qui s’est enfoncée dans la veine de ton avant-bras, les sensations, la propagation de la chaleur dans ton corps suite à l’injection du produit, l’odorat, le goût, cette remontée métallique dans la gorge, dans la bouche, les images, tu n’y as pas pensé à ça, ou autre chose ancré en toi, comme le son rassurant des tourterelles qui roucoulaient dans le jardin de tes grands-parents quand tu étais enfant.

La lycéenne se masse l’arête du nez avec le pouce et l’index. Tu hésites à intervenir, faire une relance. Mais tu ne sais pas où elle se trouve en ce moment. Tu mets un point d’honneur à respecter le temps de l’embarquement.

À voix basse, tu leur rappelles qu’ils peuvent écouter de la musique, tant que l’énergie consacrée à choisir la playlist n’anéantit pas celle de la concentration. Toi, tu serais d’ailleurs bien du genre à galérer des plombes, entre une mélodie aérienne, Radiohead, autoroute vers la délicatesse des gestes et des mouvements de lumière, Lana Del Rey, les états d’âme, ou le rap entêtant et mélancolique de Mobb Deep, boom bap efficace, réminiscences des kebabs dans le hall de l’immeuble, lumières des néons sur le crâne, ou uppercut vocal d’Eminem, le rock incisif de The Kills, du coup, en connaissance de cause, tu leur dis Ne perdez pas trop de temps à sélectionner le bon morceau.

La lycéenne gratte quelques mots au stylo, qu’elle gomme aussitôt. Elle range le crayon dans sa trousse, le troque contre un Bic quatre couleurs. Elle soupire et observe ses camarades comme un spectacle fascinant et sans intérêt. Elle attend.

L’enjeu du premier mot est de taille. Un mot, un seul, tu te surprends à réfléchir à voix haute, probablement pour rassurer la lycéenne, tu dis Le premier mot c’est parfois comme un caillot, il faut le faire sortir, on a déjà vu un caillot de rien du tout foutre en l’air tout le système. Un jeune te dévisage, perplexe, genre soudain t’as l’air un peu chelou quand même. Note pour plus tard : éviter les métaphores pas claires, surtout les métaphores morbides.

La lycéenne fait virevolter son quatre couleurs entre ses doigts avec la dextérité d’une majorette. Son regard commence à infiltrer les nuances.

Tu pourrais écrire sur elle. Il faudrait, dans ce cas, que tu lui donnes un nom. Elle, ainsi que les autres, jamais interchangeables. Dès le premier texte que tu entendras d’eux, ils deviendront absolument uniques. Ils seront représentés par leurs failles, leurs brusqueries grammaticales, leurs trouvailles insoupçonnées d’images uniques, exactes opposées de contrefaçons ; leurs visages et leurs prénoms surgiront dans ta mémoire en surimpression de leurs textes. Tu baptiseras la lycéenne d’un prénom qui lui ressemble, mais qui n’est pas elle non plus. Elle n’est ni une Natacha, ni une Cindy, ni une Claire, ni une Hawa, ni une Sarah. Elle pourrait être une Odaline. Avec les reflets d’automne dans ses cheveux auburns, elle pourrait s’appeler comme ça, Odaline.

De fil en aiguille, tu imagines que tu pourrais écrire tout ça, consigner toutes ces pensées, tu projettes mentalement, et tu te dis que tout ça, tout ce qui vient d’être dit en toi, ce n’est néanmoins pas comme ça que tu voudrais l’écrire. Il faut savoir reconnaître ce qu’on ne veut pas écrire pour mieux se rapprocher de ce qu’on veut dire. En l’état, c’est un squelette, avec trois quarts de vertèbres en trop. La langue trop loin du corps, ce sont des notes, qu’il faudrait instiller dans un récit.

Tu ratures. Tu rayes violemment.

Tu te dis Je fais quoi ?

Tu penses Je pour mieux oublier que je existe, tu tues tu, car, paradoxalement, je n’est pas le sujet mais c’est la bonne personne pour en parler.

Si « Je » regarde, « Je » vois quoi ?

Je reprends mon souffle.

C’est maintenant le début.


Je chuchote Odaline, elle lève les yeux et souffle en direction de sa frange pour la dégager de son front. Je demande Tout va bien ?, et elle répond Oui oui, absorbée par un univers parallèle au nôtre, une dimension privée où il serait question, peut-être, de crêpes au rhum dans la cuisine à Veules-les-Roses en fin d’après-midi, soirs d’automne / hiver poussière de givre sur les carreaux, évaporation des frimas par la chaleur du gaz, ou bien, peut-être, il sera question pour Odaline d’une compétition de gymnastique, sa fière lecture désormais liée à jamais dans mes souvenirs aux flap flap flap sur la poutre, la magnésie sur la paume des mains, j’apprends ce mot par Odaline, « magnésie », jamais entendu auparavant, poudre blanche, sorte de talc qui empêche de glisser, j’apprends ce mot grâce à elle je précise — sourire complice de la prof. Rumeur dans les couloirs au moment de l’intercours. Victor lance Spotify sur son IPhone, passe à Youtube, à l’aide de quoi trente minutes plus tard Victor a récréé une scène d’empoignade avec un paternel rouge feu, fureur d’adolescence, intervention de la police, bye bye ciao padre, les mots de Victor fusent, à la limite plus véloces que l’encre s’écoulant de la pointe de son stylo. Dans la classe, le soleil est de retour, on éteint les lumières. Qui veut lire ? Emma, les yeux scotchés à la feuille, d’une voix en mode trémolo, livre le récit d’un premier baiser au Starbucks de Châtelet-les-Halles, Frapuccino chocolat chamallow et muffin aux pépites de chocolat, permission de 21h avant RER B.

Qui veut bien lire ?


Le décès du petit frère de six ans, leucémie, hôpital globules chimio, c’est Armand qui parle, impossible de réagir ensuite, gorge nouée après ça, qui veut lire, pas simple, on enchaîne, qui veut lire, la fracture du poignet à la patinoire de Nogent-sur-Marne c’est Mohamed. La glace à l’italienne qui valdingue sur le trottoir, caprice à la mère, la mère qui dit non avant de dire oui, c’est Abdou ; perturbations lors du vol qui mène au pays natal, première visite à la famille, c’est Idir.

À présent, l’ombre des platanes de la rue recouvre les notes au Velleda sur le tableau.

Sébastien nous raconte le déclin d’une amitié sur fond de barbecue et de bières chaudes, transition idéale avec l’instantané d’Éloïse, retrouvailles au collège, rentrée des classes, meilleure copine du monde perdue de vue depuis le CE1, et puis ça sonne, c’est la fin de journée, ça sonne en plein pendant le récit d’une soirée d’Halloween quand Aline déguisée en Freddy Krueger avait épouvanté sa mère au point de la faire chialer. Ça sonne mais tout le monde, tous ensemble momentanément coupés du bazar du quotidien, écoute jusqu’à la fin. Et puis zip des trousses, pieds des chaises raclant le sol, chaises qu’on retourne sur les tables, enchevêtrements de discussions, avant que mille histoires et autant de silences constitutifs d’individus uniques et magnifiques passent la porte.

Odaline tarde à ranger ses affaires. Elle est la dernière à partir.

Timide, elle me demande Vous écrivez quelque chose en ce moment ?

J’ai peut-être le début d’un truc
, je réponds tout aussi timidement. Je suis pas encore sûr.

OK
, elle dit, passant une bretelle de son sac à dos à l’épaule et tournant les talons.

Merci et bon week-end
, je lui dis, tandis qu’elle se dirige vers la sortie.

Pas de quoi
, elle me répond sans se retourner, Et à la semaine prochaine.

Patrick Goujon

4 juin 2016
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