Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes, de Giorgio Agamben
Que la disparition d’une chose soit une condition de sa connaissance et que la forme la plus adéquate pour se saisir de celle-ci puisse être la farce, voilà qui séduira ou déplaira. Se jouer du pire reste un exercice délicat. Le Divertissement pour les jeunes gens auquel ce livre emprunte son titre, fut d’abord un album de dessins consacré à Polichinelle entrepris par Tiepolo au moment où la République de Venise se voyait livrée par ses patriciens aux mains de Bonaparte. La conjonction de ces deux événements n’est pas un hasard. Agamben insiste sur cette connexion du rire aux larmes et nous invite à la méditer. Ces lecteurs savent combien il a à cœur de rapprocher les contraires, d’articuler une expérience de la perte avec une sorte d’avènement. C’est toute l’ambiguïté de sa relation au messianisme où une chose expire dans le même temps où elle inspire. Etrange couplage où « les deux » (tragédie/comédie, rire/larmes, impuissance/puissance etc.) semblent s’étreindre ou se neutraliser pour que naisse un possible auquel il incomberait de donner corps.
Polichinelle est un personnage bossu, pansu, affublé d’un masque, doté d’un gros nez crochu, portant de surcroit sur la tête un étrange chapeau tubulaire d’une taille considérable (un cône tronqué plus exactement), sommet de sa difformité. Le personnage est grotesque, touchant et effrayant. Plusieurs tableaux ou dessins le montrent en nombre, comme s’il était le prototype d’une nouvelle humanité, l’exemple décliné à l’infini d’un monde soumis aux pulsions et aux instincts : jeu, faim, sexe, danse et mort ponctuant cette vie d’un seul comme de tous. Fascination pour ces mondes où tous se ressemblent tout en se différenciant, où le groupe semble soumis à une force impersonnelle et collective l’amenant indifféremment à se réjouir tout comme à châtier, car si le rire affleure à la surface de ces dessins ou tableaux reproduits en partie dans l’ouvrage, la cruauté est également là, inéluctable. Enorme machine sociale où l’avènement du bien comme du mal relève d’une mascarade où chacun joue son rôle sans qu’il soit possible de prendre conscience de ce qui arrive. Comique de l’ornière de laquelle on ne sort pas. C’est tout juste si le regard du spectateur prend la mesure de ce qu’il voit. Est-il dedans ? Est-il dehors ? Ni l’un ni l’autre, serait-on tenté de répondre.
A un certain niveau, ce n’est pas ceci ou cela qui fait rire ou pleurer. Comme l’écrit Agamben : « Que le langage soit, que le monde soit - c’est cela même qui ne peut se dire, on ne peut qu’en rire ou en pleurer (il ne s’agit donc pas d’une expérience mystique mais d’un secret de Polichinelle). » Par le rire ou les larmes, les deux mêlés, un bond s’opère, une sortie qui brise l’ordre du discours comme de la logique, pour manifester ou « faire voir » l’origine du monde. Ce que précisément on ne saurait voir mais peut-être éprouver à la faveur d’une expérience globalisante, où le geste le plus simple participerait du mystère de l’évidence. On trouve ces lignes de Plutarque à l’orée de ce livre : « Socrate philosophait comme un compagnon de jeux et de banquets, au combat, jusque sur les marchés, et à la fin de sa vie, il fit de la philosophie en buvant du poison ». Tout serait donc philosophie ? Les longs discours se dérobent devant l’envol d’un papillon. Cependant, nous avons besoin de spectacle, de scène ou d’œuvre d’art, sans quoi on ne verrait pas ce qu’on vit, on ne saurait s’en faire une image. Et que saurais-je de ma vie hors l’image que j’en vois, qui ne me représente pas forcément mais quelqu’un d’autre en qui je peux d’autant mieux me reconnaître qu’il n’est pas moi ? L’œuvre offre la possibilité d’un dédoublement instructif, d’un suspens sans lequel non seulement les idées mais peut-être même les sentiments ne trouveraient jamais l’occasion d’éclore en ceux qui la regardent. L’œuvre est une chance de méditer la vie, une manière de donner forme à une méditation qui sans elle ne serait que rumination.
Si nous pouvons donner un sens à un geste quasi imperceptible, c’est à partir de cette limite que l’œuvre dessine quand elle touche à ce qu’elle n’est pas ou plus, dont elle se nourrit néanmoins et à quoi elle aspire. On dit parfois « la vie ». Polichinelle n’est pas seulement une image grimaçante faussement secrète que l’on abriterait au fond de nous, il est le nom d’un devenir, d’une bêtise innocente qui rejoue la comédie de la naissance et en appelle au changement de substance comme au surnom, à l’artifice et au jeu plutôt qu’à la fixité grave de la vérité ou de l’identité. Dire en ce sens, comme le fait l’auteur de Profanations, que le sort de la philosophie est lié à celui de la comédie plus qu’à celui de la tragédie reste un défi, un effort, une grâce.
Le masque de Polichinelle met avant tout à jour une discordance : celle qui sépare une vie de son absence d’expression. Du mouvement du vivant on attend une expressivité. Qu’un masque se fige dans le grotesque sans empêcher la vie de se faire met face à une énigme. Agamben précise que faire tomber le masque n’appartient pas à l’esprit de Polichinelle. Polichinelle est son masque, il ne dissimule aucune vérité. Il fait voir ce qui ne parle pas ou bien dans une langue étrange, avec une voix très aigüe, ce qui se refuse au langage, à l’expression comme à l’expressivité, sans pourtant manquer d’efficace : puissance du gag, des lazzis chers à la commedia dell’arte. On ne dira pas que tout est blague, plutôt qu’à la faveur d’une neutralisation des expressions culminent en lieu et place d’un visage les vérités les plus contradictoires, véritable condensé où le vulgaire se joue du sublime et le ridiculise. C’est Polichinelle baffrant des gnocchis ou voltigeant dans les airs assis sur une escarpolette ou un trapèze. Il habite toutes les dimensions, les plus hautes comme les plus basses. Il est à l’aise partout, ou nulle part. Certes, il fait l’idiot, mais peut-on dire qu’il l’est ? Ce qu’il est se dérobe à toute saisie, Polichinelle se réduit à ses frasques sans que celles-ci puissent véritablement lui être imputées. C’est comme s’il traduisait une idée qui le traversait pour ensuite se saisir d’un autre Polichinelle situé à quelques mètres de lui (ils prolifèrent). C’est un rôle, un type, à peine un nom. Qui voudrait se marier avec Polichinelle, quel tribunal pourrait prétendre le juger ? Il échappe à la justice comme aux événements fondamentaux de la vie, et si Giandomenico Tiepolo représente sa naissance ou sa mort, c’est sous la forme d’une farce ou d’un leurre. Le monde existe-t-il ? Doit-on croire à Polichinelle ? Inconvenance du rire souverain qui se constate mais ne se juge pas.
Polichinelle imposteur, mais d’une imposture qui n’affecte pas telle ou telle chose, tel ou tel propos. Le faux qu’il affiche de manière ostentatoire ne cache aucun vrai. Dans les épisodes du Divertissement de Tiepolo où il est jugé puis exécuté, ce n’est pas seulement Polichinelle qui se révèle être un « fake », c’est l’autorité qui cherche à le maîtriser, pouvoir qui se révèle fantoche. Et même si sur le lavis représentant Polichinelle face aux magistrats, ces derniers affichent tout le sérieux dû à leur profession, on devine que cette cérémonie est une farce et que le sérieux ou la gravité ne sont rien d’autre que des manières de rire autrement. Sa Pendaison est une farce macabre, sa fusillade aussi, même si elle glace le sang. C’est qu’en dépit d’une noirceur évidente que renforce la présence des masques, la coiffe tronquée de ces polichinelles-soldats nous rappelle par-dessus tout que ce monde est grotesque. Rire de la mort est sans doute la chose la moins aisée, la plus incongrue, mais la radicalité d’une figure comme celle de Polichinelle oblige à pousser la parodie jusque là, jusqu’au plus grave, d’où elle tire son urgence et sa nécessité.
Polichinelle est l’homme de toutes les situations et de toutes les époques. A mesure que le texte d’Agamben se déroule et que les reproductions qui l’accompagnent le double comme le feraient les photos d’un tournage, on ne peut pas ne pas se dire que Polichinelle est une invention géniale et qu’il nous cerne. Peut-être que de ce point de vue, l’artiste ou le philosophe est celui qui voit son semblable affublé d’un masque là où l’être ordinaire (s’il existe) voit le plus souvent quelqu’un de convaincu - hormis sans doute en période de campagne présidentielle où tout semble volatile. Polichinelle président. C’est qu’il rêve depuis longtemps d’entamer une nouvelle danse. Le bal s’ouvre alors, le voilà qui s’avance et tourne sur lui-même. On le voit soudain d’un autre œil. Toutes les prétendantes et tous les prétendants sont difformes ou distordus, l’univers lui-même est en proie à une distorsion comique que les savants appelle expansion. Certains s’étonnent peut-être de voir un philosophe s’enticher d’un personnage aussi balourd que Polichinelle, doutant du sens qu’il y a à mettre toute la subtilité de son art au service d’un pet sonore ou d’un éternuement. Mais que vaudrait l’intelligence si elle ne renouait pas avec les émotions premières ? Que vaudrait l’écriture d’un livre si elle ne cherchait pas à sortir de ses rêts pour rejoindre ce sourire qui flotte de visage en visage et qui n’est à personne ?
Plusieurs voix composent le choeur de ce Polichinelle philosophe, et si on veut n’en voir qu’une seule alors force est de constater qu’elle emprunte à des accents variés. Dès les premières lignes, Agamben évoque le temps de ses « derniers labeurs » et sa volonté de finir légèrement. Aussi éloigné que soit le moment véritable de la fin, le philosophe italien a entamé sa danse finale, il tire déjà à la manière d’un comédien son ultime révérence. Mais nul doute qu’il reviendra et que sa plume encore dessinera dans notre ciel des arabesques dignes d’un trapéziste ou d’un acrobate. Genet aussi aimait les funambules - qu’est-ce qu’une phrase sinon une corde sur laquelle danser, que l’on rêve de quitter mais sur laquelle toujours il s’agit de savoir retomber ? Plus l’artiste vieillit, plus il est souple et léger. Plus il avance en âge et plus il accomplit en lui son destin de jeune homme (ou jeune femme) qu’il remplissait si mal quand il l’était vraiment. A la mort impérieuse qui lui intime de ne pas trembler, voici ce que Polichinelle-Agamben répond : « Monsieur, je ne tremble pas, je me trémousse pour faire un menuet de ma peur. » Et encore dit-il ceci avec une voix singulière qui le distingue de toute autre marionnette, une voix produite avec une sorte de sifflet qu’on se met dans la bouche et qui se nomme pivetta. A chacun de mettre la main sur sa pivetta, à chacun de donner voix à son Polichinelle et de faire entendre l’intraduisible dont il est fait. L’éternité n’est pas de trop pour y parvenir, à moins qu’elle ne soit justement le nom que l’on donne à ce sifflement ineffable qui signale l’humain lorsqu’il se métamorphose.