Quelques jeunes gens empêchés par la langue, par Serge Meitinger

Sur Des foules, des bouches, des armes d’Alban Lefranc (Melville/Éditions Léo Scheer, 2006).


À peine un an après Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige (Le Quartanier), où il donnait le récit inspiré et inspirant des derniers jours de Rainer Werner Fassbinder, le grand cinéaste allemand des années noires, Alban Lefranc récidive avec cette approche, à la fois réaliste et fictionnelle, grave et ironique, de l’épopée flambante et foireuse qui conduisit la bande à Baader jusqu’à sa fin et la démocratie allemande aux limites mêmes de la démocratie. Il aborde toutefois ce qui pourrait n’être qu’un récit d’histoire appuyé sur une chronologie et des documents d’époque par un biais qui donne une solide unité à son entreprise et souligne aussi la permanente obsession du langage, ou plutôt de la langue, qui fait de Lefranc d’abord un écrivain et qui permet à cet écrivain de jauger à son aune la tentation terroriste autant que sa récupération dite culturelle. C’est pourquoi le personnage central ici n’est pas exactement Baader mais « Bernward Vesper, fils de Will Vesper, poète paysan qui vibra pour l’Allemagne hitlérienne », bien que son rapport à la fameuse bande reste marginal : il fut le compagnon de Gudrun Ensslin avant que celle-ci ne le quitte pour Baader. Au travers d’une vocation d’écrivain ratée, ou plutôt empêchée, Alban Lefranc situe une large part de la mentalité de l’époque et place les actions plus ou moins extrêmes qui en découlèrent sous le signe tyrannique d’un empêchement premier et fondamental interdisant libre accès à « la langue » et libre usage de celle-ci. Les « bouches » évoquées dans le titre sont toutes les bouches qui déversent partout et toujours les mots de discours préétablis, prépensés et prémâchés, et Baader conseille de frapper d’abord à la bouche !

Bernward Vesper est donc le fils d’un poète nazi, célèbre en son temps, hobereau de Basse-Saxe qui règne sur son domaine et sa famille avec le droit absolu du Maître et du Père et qui veut dominer sans appel les âmes et les corps. Et il règne d’abord par la langue : celle-ci est, formellement, la langue allemande épurée et aryanisée du régime nazi tentant de chasser du dire commun et ordinaire les mots étrangers et les tournures allogènes ; elle est aussi la langue reforgée par l’idéologie dominante et instaurant des signifiants-clefs à prendre comme des syntagmes absolus et indiscutables. Mais cette langue contrainte est aussi une contrainte par corps ; elle quadrille le corps en en détachant les morceaux vils et innommables qui sont comme les juifs de l’anatomie... Il ne doit subsister qu’une nomination hiératique et un corps rigidifié en statue, un corps au garde-à-vous. Toutefois cette pratique imposée n’est pas sans générer son hypocrisie et sa propre déviance : après la chute du régime hitlérien, le poète Will Vesper, comme nombre de dignitaires nazis, ne renonce à rien et n’oublie rien en apparence. Il ne cherche pas à nier ses diverses actions et ses engagements nazis, mais il travaille à en modifier subrepticement le sens. Sa participation aux autodafés n’aurait eu pour but, en faisant brûler Thomas Mann et Hermann Hesse, que de protéger des voix dissidentes plus modestes. De ce fait, la langue qui ne cesse de baver et de tourner en la bouche est d’abord un organe plutôt répugnant et destiné à lécher qui l’on veut flatter au fondement de son plaisir, même ou surtout quand il reste inavouable. L’usage de la langue paternelle est, pour Bernward, une insondable et interminable prostitution de son corps et de son âme dont il tentera de circonscrire la lèpre entre les pages d’un grand cahier qui sera son déversoir et son vomitorium.

Car, après la défaite, il lui faut, à l’héritier, apprendre la « nov’langue », l’idiome pseudo-progressiste de l’Allemagne démocratique et atlantiste, et c’est bien une langue étrangère qui s’impose à lui avec son lexique et ses articulations propres. Bernward ne commence à triompher que lorsqu’il réussit à allier, en une osmose qui aurait pu faire de lui l’écrivain qu’il rêvait d’être, le reliquat plus ou dérobé du discours paternel et la culpabilité ostentatoire des fils de nazis. Il produit ainsi un patois et un pathos qui lui valent l’admiration des étudiants philologues et théologiens de Tübingen et de l’intelligentsia au rabais qu’ils représentent car il combine la mauvaise conscience avec la vulgate du marxisme primaire et les fulgurances opaques du structuralisme français. Il est mûr pour le béton creusement idéologique de l’art conceptuel dont Lefranc se moque avec délectation, épinglant au passage Joseph Beuys et son installation à la Documenta V de Cassel (1972), Helmut Lachenmann et sa Petite Fille aux allumettes (d’après Andersen), opéra joué au Palais Garnier après le 11 septembre 2001, et Hans-Peter Feldmann qui accole les photos d’identité des victimes et des bourreaux en une frise morbide tentant d’imiter les danses macabres médiévales. La plus grande jubilation vient de la présentation de mode terroriste où des filles splendides et presque nues sont entortillées dans « de longues bandes de papier multicolores noircies de textes en caractères gras » qui sont la reprise des manifestes et déclarations de la bande à Baader ou des dépêches d’agence rapportant leurs exploits. L’humour fellinien du passage ne masque pas toutefois que, ce faisant, comme dans l’art conceptuel, « le texte dévore le corps » et qu’il interdit l’œuvre. Et, pour Bernward, « la langue » - celle du Père qui persiste, celle du discours cultivé et branché qui mâche les mots pour tout réduire en bouillie - continue à lui dévorer le corps, à lui interdire l’œuvre, c’est son drame qu’il ne dénouera (et encore !) que par le suicide.

Mais les membres hyperactifs de la bande à Baader, eux, ont d’emblée résolu de mettre le corps là où la langue fait défaut quitte à le trouer pour y recreuser une bouche enfin véridique, quitte à le faire ou à le laisser crever « pour dire le mot », celui, l’unique « qui dit exactement ce que je suis ici sans en oublier une miette ». Ainsi, d’emblée, avant même de connaître Baader et de se rallier à lui, Gudrun Ensslin est surtout un visage muet, « le Visage », altier et fermé autant que celui de Gorgone et proprement médusant : elle ne parle pas ou se contente de répéter ce qu’a dit l’amant mais elle s’offre et sa bouche s’ouvre au sexe apparemment vainqueur que son silence continue à tenir en respect. Dans le Berlin-Ouest cerné par la glaciation communiste, c’est une fête rituelle et orgiaque des corps qui ne cesse de se célébrer : des milliers de jeunes attirés grâce aux privilèges accordés par la ville à ceux qui venaient s’y installer profitent de l’aubaine pour se livrer à « l’ivresse systématique, concentrée, professionnelle » qui s’instaure « dans le poste avancé du monde libre ». De petits trafics y assurent facilement un grand train de vie et c’est dans ce contexte, où nul discours (ni démocratique, ni moral, ni révolutionnaire, ni culpabilisant) ne tient devant l’urgence du désir des corps, qu’il apparaît « qu’un groupe humain [a] choisi de fonder son existence réelle sur le refus délibéré de ce qui [est] universellement admis ; et sur le mépris complet de ce qui pourrait advenir ». Le rêve d’un grand corps ardent et irradiant, corps plénier enfin délivré des palabres et de toute justification verbale, contribue à concasser tous les discours au profit d’une unique flambée embrasant les signes comme les êtres (les clients, par exemple, du grand magasin bruxellois L’Innovation qui brûla accidentellement en mai 1967). Il en naquit un « extrémisme » qui « s’était proclamé indépendant de toute cause particulière, et s’était superbement affranchi de tout projet ».

Le tract ironique et programmatique que suscita l’incendie de Bruxelles et qui entraîna un procès contre ses auteurs, fracasse la compassion mécanique et oublieuse des médias contre l’image des Vietnamiens brûlés au napalm par les vaillants défenseurs de la démocratie occidentale et il reflète une prise de position intellectuelle et littéraire comparable à celle des surréalistes en leur temps. André Breton vante « l’acte surréaliste le plus simple », mais Baader et les siens sortent dans la rue avec les armes et les explosifs et ils font sauter les grands magasins de Francfort et ils organisent des enlèvements et des assassinats. L’acte apparemment le plus simple a rejoint la guérilla la plus pure. Et l’exultation des corps n’est pas oubliée pour autant, en une sorte de « potlach » démesuré et sans finalité sociale, rituel d’épuisement du luxe par et pour lui-même, consumation du surplus immédiatement dissipé en perte : « On nous a reproché notre goût des Porsche, des chemises de soie, des jambes des femmes. On se demande bien quel séminaire de sociologie a établi une fois pour toutes que les révolutionnaires doivent rouler dans des voitures d’agonie, s’habiller de misère et sentir de la bouche ». Foin du misérabilisme militant marxiste, trotskyste et maoïste, reliquat inavoué du « missionnarisme » chrétien, Baader proclame le luxe inouï du corps jouissant, faisant feu et flamme de tout bois, faisant holocauste de toute la pourriture et de toute la splendeur du monde pour finir par se liquider soi-même non sans avoir exténué avant, toute sa capacité de flamboiement et d’essor. D’où leur souci de paraître le plus hautement vivants, dans leur allure et leur allant, même dans les plus durs moments de leur détention quand on les traitait en ennemis infrahumains... Ils avaient fait de leurs corps « des champs de guerre » et le « corps à corps » avec eux restait inexpiable.

La bouche, cependant, la bouche que devenait-elle, chez eux ? Et la forte langue baveuse, en elle enfermée ? Partout, toujours, « les bouches » n’en finissent pas de laisser dégouliner les mots, les plus mollassons et les plus ternes qui prétendent porter compassion et pitié, les plus carrés qui ramassent les idéologies et les jugements préétablis en des formules sans pitié, les plus sales (mais pas les moins jouissifs) qui en appellent au mépris, aux armes, à la mise à mort et au sang. Ces derniers virent vite au cri de haine, au râle de jouissance et d’agonie. Dans ces « bouches », la langue fait-elle autre chose que de baratter la salive pour mieux arrondir le crachat ? Et ceux que « la langue » et la bouche des autres ont empêchés, empêtrés puis exécutés, comment récupèrent-ils une bouche et un idiome ? Leur bouche n’a-t-elle pas été violée et comme interdite quand le pouvoir a décidé de l’alimentation forcée des détenus en grève de la faim ? C’est alors que cette bouche a fait tout le tour de leur corps afin de s’assurer - de se trouer - à nouveau un orifice et une voix et, avec la langue de chair qui ne souhaite plus mentir ni lécher ni cracher sur ce qui est, elle s’est décidée à réinventer la vie « effrénée vivante » qui est l’arme de l’organisme érigée dans la plénitude sans pourquoi ni comment du sang qui bat ! Alors « Un mot soudain dans ma chambre se dresse devant moi et me regarde / Un mot qui dit exactement ce que je suis ici sans en oublier une miette / Un mot que je vais jeter à la face des hommes quand je sortirai un jour / Je le prononce avec effroi / Je fais vibrer ses syllabes dans ma gorge sèche / Et je sors déjà en le disant »...

Ce vocable - si c’en est un ! - nous ne pouvons pas l’entendre, mais nous devons l’attendre et l’anticiper en lui prêtant corps, bouche, langue et oreille, en prêtant une attention soutenue à l’exigence sans concession dont fait montre Alban Lefranc en ce second roman qui questionne et ranime une période qui le questionne. Nous attendons ainsi avec confiance et impatience la suite de ce beau travail d’écrivain qui prouve que la littérature sait faire penser l’histoire sans cesser d’être littérature.

Serge Meitinger,

30 avril-1er mai 2006.


À lire, à propos de l’ouvrage précédent d’Alban Lefranc.

4 mai 2006
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