Raymond Penblanc | Il est passé par ici. Il repassera par là. (2)




Il sait manier la plume et le pinceau, et sur un drap ça fait comme un drapeau.

Il sait graver (sable, terre, écorce), accumuler, aligner (à condition de réussir à collecter assez de petits cailloux [1]).

Il sait allumer un feu avec son briquet à silex. Comme il sait l’éteindre en le piétinant avec sa botte (Ah ! sa botte ! Moins célèbre que celle de Nevers, mais quel cuir, quelle élégance, pour ne rien dire de sa redoutable efficacité), abandonnant les tisons sur les cendres froides.

Il sait briser une flèche et s’en servir pour guider le pèlerin.

On n’a pas oublié qu’il portait l’épée, et pas seulement pour l’apparat. Selon certains de ses biographes (un bien grand mot pour désigner ceux qui, l’ayant connu, ont consigné dans des lettres et des journaux intimes un certain nombre d’événements assez peu ordinaires de sa vie), il se serait livré à quelques duels, chaque fois pour une question d’honneur. Des feuilles de chêne coupées en deux témoignent que sa manie tourne parfois à l’acharnement et au délire. Tout cela ne rappelle-t-il pas furieusement quelqu’un ? Le jeune vicomte génois Médard de Terralba, parti faire la guerre contre les Turcs, amputé d’une moitié de lui-même par un boulet de canon, et revenu au château avec une demi-tête, et seulement un bras et une jambe, par esprit de vengeance tranche lui aussi en deux tout ce qui lui tombe sous la main, marquant cruellement la nature de son empreinte.

Voilà en tout cas de quoi confondre ceux qui estiment qu’Instin ne serait qu’un pur esprit, un fantôme. Ou, pis encore, l’invention d’un phalanstère d’écrivains en mal d’inspiration. Alors qu’Instin n’appartient évidemment à personne. D’ailleurs, c’est pour se défendre de toute appropriation abusive qu’il multiplie ainsi les indices de sa présence terrestre, saturant l’espace autour de lui.


– auquel, de l’autre côté de la porte, répond un second de même couleur et de même taille, mais à l’envers cette fois, c’est-à-dire avec la tête en bas, comme si, non content d’avoir renoncé à son grade, le général avait aussi perdu la boule.

Du coup, on comprend mieux les feuilles de chêne coupées en deux. Instin s’autodégradant ? Ne ferait-il pas plutôt allusion à cet autre militaire, l’infortuné capitaine Dreyfus, dont il a assisté à l’infamante dégradation dans la cour de l’Ecole Militaire, et en faveur duquel il regrettera toujours de ne pas avoir osé témoigner ? En tout cas, on comprend pourquoi il s’est résolu à mettre ses pas dans ceux d’Hannibal Barca et de Napoléon, ses deux illustres prédécesseurs, bien que ce ne soit pas l’empereur qu’il vénère, mais le jeune et bouillant général de 27 ans, dont il envie la force de caractère et l’audace. Tous deux, Napoléon et Hannibal, marchent au-devant d’une défaite mémorable, et ce qui chez eux relève de l’impensé leur confère une ultime grandeur. Ces défaites les grandissent, tout comme lui-même espère que le dépouillement qu’il s’inflige en s’amputant de la moitié de son nom lui permettra d’accéder, sinon aux honneurs posthumes, du moins à la paix intérieure, après que les rêveries morbides qui l’assaillent depuis l’adolescence auront définitivement cessé de le hanter [2].
[1] Le « petit pouceur rêveur » d’Arthur Rimbaud pourrait avoir pour véritable auteur notre futur général. C’est ainsi que se désigne le sous-lieutenant Hinstin au cours de manœuvres dont il se serait plutôt mieux tiré que ses camarades. A l’époque, il se trouve encore sous les ordres du capitaine Frédéric Rimbaud, lequel aurait confié la formule à son fils, qui s’en souviendra plus tard, dans les circonstances que l’on connaît.
[2] Devoir sa postérité à un vitrail de cimetière ne pouvant s’interpréter que comme une (juste) revanche sur ce dont il aura souffert toute sa vie, cette alternance de phases d’exaltation et de périodes d’abattement le conduisant parfois au bord du suicide – évitant le pire grâce au dévouement d’une épouse attentionnée et fidèle, figure incontournable de cette bourgeoisie terriblement corsetée des villes de garnisons auxquelles le général, qui ne rêvait que de Paris, se trouva condamné jusqu’à la fin de sa carrière.