Dévoration - Hibernation

Une exploration diagonale me paraît la plus riche pour aborder cette thématique de la dévoration, tant physique que psychique, tant humaine qu’animale, tant végétale que minérale. Diagonale parce que transversale, d’un univers à l’autre. Une sorte de tissage pour relier des mondes et me permettre de mieux comprendre certaines réalités et les appréhender en écriture.

Pour débuter cette série d’articles qui seront comme des pistes de réflexion nourries le plus possible de textes poétiques autour de la dévoration, je me propose de partir du plus petit, d’explorer la dévoration au niveau cellulaire, pour tenter de mieux comprendre certains phénomènes naturels d’instinct de vie.

On dit des cellules cancéreuses qu’elles hibernent comme les animaux quand le milieu dans lequel elles évoluent leur devient hostile.

Se repliant en quelque sorte sur elles-mêmes, elles s’autodévorent le temps d’un milieu plus propice à leur développement. C’est ce qu’on appelle l’autophagie. Puisant dans leurs réserves de protéines, les voilà capables de « supporter » n’importe quel traitement invasif qui viendrait les détruire.

Cette autophagie est à différencier de l’apoptose (du grec apo, « au loin » et ptosis, « chute »), le fait que toute cellule porte en elle sa propre mort programmée et ce pour ne pas proliférer dans l’organisme vivant, toute prolifération étant anormale et conduisant à la maladie de l’être porteur de ces cellules.

Ce qui est intéressant dans les deux cas, c’est que l’organisme vivant multicellulaire et l’organisme cellulaire ne peuvent survivre dans un cas que si ses propres cellules meurent laissant place à de nouvelles cellules (apoptose), dans l’autre cas que si la cellule s’autodévore (autophagie). C’est une logique de mort qui conduit à une logique de vie : du côté de ces cellules malades, ici cancéreuses, qui résistent quitte à s’autodévorer un temps pour défier des traitements de guérison ; du côté de l’être vivant, organisme multicellulaire qui, lui, souhaite la mort de ses propres cellules pour un renouvellement de ses cellules saines.

Si je pars ici de la cellule, ce n’est pas seulement parce que j’ai développé, depuis mes études en bioéthique, une passion pour la biologie cellulaire, c’est surtout d’avoir réalisé qu’à tout niveau le phénomène de dévoration existe bel et bien. Et le phénomène d’hibernation m’interroge particulièrement, moi qui ai vécu la dévoration psychologique d’un ancien compagnon violent et pervers. Je reviendrai plus tard, dans un autre article, sur la dévoration purement psychologique mais ce qui m’intéresse ici est de voir se reproduire un schéma semblable d’auto-défense de la part de la victime d’une attaque.

Face à la menace de mort devant laquelle je me suis trouvée, ma réaction a été exactement celle de ces cellules cancéreuses à savoir le repli sur moi, l’hibernation au sens du non-mouvement pour rester en vie et l’autophagie symbolique de puiser dans mes réserves (images, mots projections). Cette réaction m’a été salutaire face à un milieu hostile. Évidemment, à la différence des cellules cancéreuses, le poison que l’on m’inoculait - par des mots et des gestes d’une violence inouïe - était loin d’être un traitement de guérison mais il avait cet effet d’hostilité contre laquelle instinctivement, primitivement, je devais me défendre.

On peut retrouver ce genre de réaction chez certains animaux qui devant un danger se mettent en état de thanatose ou simulacre de mort (du grec thanatos (θάνατος), qui signifie « mort ») consistant souvent en un raidissement du corps, ou catalepsie. Face à un prédateur, l’animal réagit en ne bougeant plus du tout, en « faisant le mort » pour ne pas mourir. Cette attitude éloigne alors le prédateur qui ne saurait de manière générale se nourrir de chair morte.

Cette attitude de repli, d’hibernation voire d’autophagie physique ou symbolique, je l’ai décrite dans mon dernier livre de poésie Trouée qui vient de paraître aux éditions LansKine. Pour moi, femme et poète, acculée au sol à moitié étranglée, ce sont les images intérieures, mon trésor de vie accumulé depuis tant d’années, qui telles des protéines riches en éléments nutritifs m’ont permis de tenir même à un fil, un filet d’air. Sans bouger. Sans mourir. Face au prédateur.

Voici quelques extraits évocateurs :

te créer des images pour
tenir
là où le front tire
arraché sous les doigts
– muets chasseurs de vie –
l’enfant rejoint la morte
à la ligne de fontanelle
là où ça cogne
te créer des images pour
rester
vivante

*
ventre trou
cœur trou
sans plus de bouche pour
crier
de membres pour se
défendre courir échapper
seulement ne plus bouger
juste cet ordre mental
instinct animal
yeux vitreux bouche ouverte
corps raidi

faire la morte

*
bête traquée sidérée
hébétée
les yeux ronds comme des billes
qu’on empoignait
enfants dans des sacs
roulant dans la cour
jusqu’au trou
mais là seuls
les yeux roulent
en boule
dans la cage imprimée de ses doigts

*
tu
hoquettes
tu
halètes
traînée sur le faux
parquet clair
– s’il y avait juste une image
dans l’espace clos
de ton repli
tu t’y accrocherais
toute
dans une dernière vision –
(Trouée, pages 47-50)

https://www.editions-lanskine.fr/livre/trouee


Sans doute, de la toute première cellule de vie à la toute dernière minute de vie, cela se rejoint-il dans le repli salvateur. Sans doute le codage ADN et le langage poétique se retrouvent-ils ici aussi dans le sursaut et l’instinct du vivant.

15 février 2022
T T+