« Rêver vrai » avec George du Maurier, Raymond Queneau et Georges Perec

Vous devez toujours dormir sur votre dos avec vos bras au-dessus de votre tête, les mains jointes sous elle et les pieds croisés, le droit sur le gauche, à moins que vous ne soyez gaucher ; vous ne devez pas cesser un seul instant de penser où vous voulez aller dans votre rêve jusqu’à ce que vous soyez endormi ; vous ne devez jamais oublier dans votre rêve où vous êtes et ce que vous êtes lorsque vous êtes réveillé. Vous devez joindre le rêve à la réalité. N’oubliez pas !

Tels sont les conseils que donne la duchesse Mary de Towers à Peter Ibbetson afin qu’il « rêve vrai ». De cette façon ils se rencontreront durant leur sommeil. Et en effet ils se rencontrent (vraiment ? réellement ?), se rejoignent chaque nuit dans les lieux où ils se sont connus enfants (quand ils n’étaient que Mimsey Seraskier et Jojo Pasquier), cela même pendant les vingt-cinq années que Peter Ibbetson, pour avoir tué son oncle, va passer dans la prison de Y... et les trois années dans l’asile d’aliénés criminels de X... Cette « singulière autobiographie », dixit l’auteur, est présentée par la cousine de Peter Ibbetson, Lady X (Madge Plunket) qui affirme dans une note en bas de page détenir plusieurs des lettres qu’échangèrent les deux amants séparés.
Peter Ibbetson, roman de l’amour rêvé, a été traduit en 1946 par Raymond Queneau qui raconte : « C’est un film qui a fait connaître en France Peter Ibbetson, dont voici la première traduction. L’auteur, George-Louis-Palmella du Maurier, était d’origine française. Sa mère était une descendante de Jean Bart et son grand-père, un gentilhomme verrier d’une famille connue depuis le XIIe siècle, avait émigré en Angleterre au moment de la Révolution. (...) On raconte qu’un soir, se promenant avec Henry James, du Maurier lui suggéra un sujet de roman. James déclina l’offre, mais encouragea du Maurier. Celui-ci se mit au travail et en 1891 parut Peter Ibbetson qui obtint un grand succès. »

En 1965 Raymond Queneau publie à son tour un roman du « rêver vrai » : Les Fleurs bleues. Le principe (narratif) est simple : dès qu’il s’endort le duc d’Auge rêve qu’il est Cidrolin qui de son côté, dès qu’il s’endort, rêve qu’il est le duc d’Auge. Le roman s’ouvre en compagnie du duc le 25 septembre 1264. Les scènes se succèdent au gré des siestes, des somnolences digestives, des bains trop chauds, des endormissements par ennui ou fatigue et des assoupissements des deux rêveurs, entre le château du duc et la péniche de Cidrolin, entre leurs deux fois trois filles et leurs discussions à propos de « l’histoire universelle en général » et « l’histoire générale en particulier ». L’histoire « événementielle » (vraie ? réelle ?) progresse, elle, inéluctablement de 175 années en 175 années. 1439, 1614, 1789 tour à tour défilent puis s’effacent jusqu’en 1964 où le duc croise Cidrolin sur les bords de la Seine. Celui-ci abandonne bientôt sa péniche au duc et disparaît en compagnie de la belle Lalix.

C’est alors qu’il se mit à pleuvoir. Il plut pendant des jours et des jours. Il y avait tant de brouillard qu’on ne pouvait savoir si la péniche avançait, reculait, ou demeurait immobile. Elle finit par échouer au sommet d’un donjon. (...) L’eau s’était retirée dans ses lits et réceptacles habituels et le soleil était déjà haut sur l’horizon, lorsque le lendemain s’éveilla le duc. Il s’approcha des créneaux pour considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Une couche de vase couvrait encore la terre, mais, ici et là, s’épanouissaient déjà de petites fleurs bleues.

En 1966 paraît Une histoire modèle que Raymond Queneau commente ainsi : « C’est en juillet 1942 que j’ai commencé d’écrire ce que je voulais intituler, en m’inspirant de Desargues : Brouillon projet d’une atteinte à une science absolue de l’histoire ; au mois d’octobre, j’abandonnais ce travail, n’en ayant rédigé que les XCVI premiers chapitres. On en identifiera facilement les sources : d’une part, les Leçons sur la théorie mathématique de la Lutte pour la Vie de Vito Volterra ; de l’autre Vico, Brück, William Flinders Petrie, Spengler, auteurs qui ont cru pouvoir discerner des rythmes ou des cycles en histoire (...) Si je publie aujourd’hui ce texte bien qu’inachevé (et dont je n’ai changé que le titre), c’est, d’une part, parce qu’il me semble fournir un supplément d’information aux personnes qui ont bien voulu s’intéresser aux Fleurs bleues, de l’autre parce que, même si l’on estime nulle sa contribution à l’histoire quantitative, on pourra toujours le considérer au moins comme un journal intime. »
Le premier chapitre énonce : « L’histoire est la science du malheur des hommes. » Il est ensuite question des solutions déperditives telles que la famine et la migration, de la guerre et de l’esclavage, de la fin cosmique de l’âge d’or, du stockage des vieillards, du travail et de la littérature.
Traversé par la lecture précédente d’un livre qu’on n’ouvre jamais qu’avec effroi, si on feuillette alors W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, paru en 1975, plus précisément le texte qui apparaît (en alternance avec le récit autobiographique) en italiques : la description de l’île de W, on comprend pourquoi les phrases d’exergue des deux parties sont toutes deux de Raymond Queneau : « Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ? », « Cette brume insensée où s’agitent des ombres, - est-ce donc là mon avenir ? »

Dominique Dussidour

11 novembre 2003
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