Sébastien Ménard | Choses de Cluj-Napoca
“ Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez.
Faites l’inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez.
Questionnez vos petites cuillères. ”
Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Seuil.
J’ai passé plus de temps à Cluj-Napoca qu’en de nombreuses autres villes. Je suis entré dans Cluj-Napoca en voiture, en train, en taxi, en mini-bus. J’ai quitté Cluj-Napoca à plusieurs reprises, avec les mêmes moyens de transport. J’ai pédalé dans Cluj-Napoca. Dans un petit atelier vélo, j’ai fait changer ma chaîne et la cassette arrière de mon vélo. C’est un détail technique, c’est vrai. Les livres, les textes, l’écriture, est-ce technique ? Questionnez vos petites cuillers.
(…) pourtant, nous avions roulé plusieurs milliers de kilomètres sur l’asphalte de l’Europe et dans la poussière. Nous avions traversé des plages, des sables et des rivières. Nous avions pédalé plusieurs semaines dans la neige et sur les routes salées de Cluj-Napoca. Le sable, la neige, le sel, il n’y a rien de pire pour les vélos. Je parle peu de vélos habituellement. Je devrais peut-être le faire plus souvent. Ça dirait peut-être plus de la vie — de notre ordinaire soutier. Et puis, ce passage à Cluj-Napoca, ces quelques mois là-bas, ce changement de cassette, ces nuits froides, cette neige : des images — des images.
(…) alors je changerais les noms. Je parlerais d’une autre ville. Une autre ville de l’est. Ou encore, j’inventerais son nom. Je laisserais de côté ces histoires de vélo, de chaîne, de cassette, de neige, de sel et de poussière. Je me concentrerais sur l’expérience de la Maison des anarchistes. La ville serait dans le souffle de la Maison des anarchistes. Ça se passerait entre une cave de la rue Sámuel Brassai, et la place centrale. Je pourrais garder le nom de la rue. Ça sonne bien. Je laisserais de côté tout le reste, ou alors, je le transformerais, je le ré-écrirais.
(…) seulement je fais le récit des “choses” de Cluj-Napoca. Je fais le récit des abris et des forêts décimées. Le réel ou la fiction m’importent peu : j’ai de plus en plus de doute quant à l’existence du réel, je ne sais toujours par ce que désigne la fiction. En matière d’imagination, je suis incroyablement paresseux. Je pense que c’est utile de le partager, de le songer. On espère toujours que ce genre de “choses” puissent “parler” à quelqu’un. Nous aboyons dans le noir. Nous écoutons les cris dans la nuit. Nous attendons le son de l’écho. Et cela nous est tout à fait essentiel. Ensuite, on récite ce bon vieux Ti Jean : « tape à la machine des pages frénétiques pour ta seule joie ».