Shoshana Rappaport-Jaccottet | Toccata
« …˜…˜Toccata’’ est extrait d’un projet en cours, plus ample, qui entend élargir de manière concentrique le thème récurrent de la rencontre entre deux êtres, selon la diversité dans laquelle elle est perçue et vécue. » (SRJ.)
Lire d’autres textes de Shoshana Rappaport-Jaccottet.
« La première qualité de l’Art et son but est l’illusion. »
À l’instant où je vous ai vu, seul et désœuvré, j’ai eu envie de me précipiter vers vous. J’ai immédiatement senti que je devais vous connaître, qu’il me fallait irrésistiblement attirer votre regard, qu’en tout état de cause, rien de ce que vous étiez ne devait m’échapper. J’étais mû par un mouvement que je ne saurais décrire. Vous êtes entré dans ma vie. C’est une évidence avec laquelle je compose. C’est ainsi que j’ai su que vous étiez le monde entier. Vous deveniez, tacitement, mon pays. Si je me mettais à penser à cela, je n’en finirais pas de me remémorer les événements, les moments, les regains d’énergie qui m’ont incité, malgré moi, à m’approcher de vous. Tant d’égarements, de mortifications m’ont conduit vers ceux que je considérais comme des amis. Je n’ignorais pas combien il me fallait de courage, d’abandon, pour cesser de résister à cet appel-ci. Voyez où j’en suis arrivé aujourd’hui. J’ai planté un jardin. Je n’ai pas besoin d’en parler. Je me suis affairé. Tout ce que l’on porte en soi se réveille un matin. C’est une voix qu’on entend, un cri qu’on perçoit, que sais-je ? C’est une réalité à laquelle je m’habitue, que j’apprivoise, que je tempère. Ai-je tort ? Devrais-je me révolter, ou me résigner à mon sort ? Pourrais-je expliquer à quelqu’un ce que je suis, ce que je cherche ? Les saisons ont passé. Tout me fait plaisir. Je méprise les conventions, les faux-semblants, les atermoiements avec soi-même. Ces collines assoupies m’émeuvent. Rien n’a changé. Avez-vous déjà éprouvé un tel sentiment ? J’aimerais revoir ces champs murés sous un soleil suave. La chaleur a une odeur. Elle retient d’innombrables saveurs, et transforme d’innombrables serments. Un jour ou l’autre, je vous raconterai des choses d’ici.
Moi, j’écoute, les mains derrière les dos. Les gens ont besoin d’un motif pour évoluer. Qu’ils se rassemblent. Qu’ils se battent. Qu’ils se redressent. Qu’ils explorent la fragilité de leur existence. Quand il le voulait, il souriait comme un enfant. La longue tirade semblait l…˜amuser.
Des portes claquèrent. Des fenêtres grincèrent. Quelqu’un parla de l’autre côté de la place. Le brouhaha reprit. On ne s’y retrouvait plus. Toutes les voix se mêlaient, insistantes, pareilles à une ruche en émoi.
L’homme se tenait à l’écart. Les sujets de réflexion ne lui manquaient pas. Il alluma sa pipe en attendant un signe. Quel signal pouvait ainsi surgir dans la nuit, au milieu de la foule qui s…˜agitait, dansait ou riait ? Il ne savait comment se comporter. Il regardait fixement devant lui. Sa réserve ne présentait aucun caractère défini. C’était plutôt une sorte de timidité qui, paradoxalement, le protégeait. Il redoutait les inconnus, surtout ceux qui cherchaient à entamer la conversation au prix d’un labeur de Sisyphe.
Comment se fait-il que vous soyez seul ? Attendez-vous quelqu’un ? L’endroit vous est-il familier ? Il fit un geste vague. Il n’attendait personne. Et semblait peu enclin à bavarder. Je n’allais pas continuer à faire l’idiot. Je m’éloignai. Des idées bizarres m’envahissaient. La vie favorise ce désordre intérieur. Elle se nourrit d’événements étranges, passagers ou futiles. Ce qui fluctue en moi m’apparaît avec une netteté redoublée. Il n’y a rien à faire, comme il n’y a rien à dire. Parfois les choses se présentent sous une logique de bonimenteur. Qui en est le camelot ? À quelles fins utiles ? Étais-je une âme tendre assaillie par la rudesse ? Je haussai les épaules et jetai un coup d’œil autour de moi. J’aurais aimé accoster une femme docile. Je l’imagine jouant du violon, droite comme un i. Droite comme un enfant. Certes, tout cela est possible.
Ça a commencé comme ça.
Cela relève de l’arène. Je dois emporter l’adhésion du public. Je pourrais dormir sur la table. C’est une idée un peu toc, non ? Attendre. Je peux déjà attendre. Des jours, des nuits, que je suis déjà là. Ce n’est ni un monologue de théâtre, ni une tragédie. J’incarne celle qui attend. Il y a comme un défi et une responsabilité à être seule, ainsi. Je ne souhaite pas prolonger l’expérience trop longtemps. Que faire de ma fragilité, du souffle qui passe ? Le pari me plaît, même s’il m’épuise. Je partage ingénument cet espoir avec vous. Je tiens debout, forte de cette promesse d’avenir. Je dois témoigner, décrire, transmettre. Je suis ce relais. C’est miraculeux. Cela vibre et me bouleverse. Qu’est-ce qui peut me sauver devant l’immensité vide ? L’écriture sèche, et nue. En friche, dit-on. Une terre avenante, qu’il s’agit d’arpenter, à la recherche d’éclats de diamants. De tous petits éclats. Ne pas se tromper de cible. Quelle confusion. Si quelqu’un me voyait dans cette posture. J’avance, mine de rien. Je progresse. J’augmente mes chances. Il me faudrait quelques propositions concrètes, précises, étayées en somme. C’est vraiment terrible. Pas d’impatience. Il faut pouvoir se tromper parfois, chercher, errer.
D’autres reproduisent l’éloquence particulière des corps, consignent les variations ténues du visage, traduisent la pudeur d’un regard. Il faut se souvenir que l’ombre portée affranchit la lumière.
L’homme ouvrit son carnet. Il y avait noté ceci, au cas où : « L’un des avantages qu’il y a à tenir un journal, c’est que l’on prend conscience avec une clarté rassurante des changements auxquels on est continuellement soumis, auxquels, on croit bien entendu d’une manière générale, que l’on pressent et que l’on avoue, mais que l’on nie toujours inconsciemment plus tard, dès qu’il s’agit de puiser dans un tel aveu des raisons de paix ou d’espoir. » Cette pensée l’accompagnait, le rassurait également. Il y puisait à certains égards des forces, et le sentiment renouvelé que l’essentiel s’accomplit, malgré tout, le temps venu. Il faut simplement rester vigilant, être aux aguets.
En attendant, le ciel est éloquent, zébré de lignes blanches.
De la tendresse avec de la tendresse, et si peu de furie ! Je devrais méditer quelque catilinaire.
C’est le Tage qui murmure. Imaginez ces collines assoupies. Puisque rien n’a changé.
Moi, j’écoute, les mains derrière les dos. Les gens ont besoin d’un motif pour évoluer. Qu’ils se rassemblent. Qu’ils se battent. Qu’ils se redressent. Qu’ils explorent la fragilité de leur existence. Quand il le voulait, il souriait comme un enfant. La longue tirade semblait l…˜amuser.
Des portes claquèrent. Des fenêtres grincèrent. Quelqu’un parla de l’autre côté de la place. Le brouhaha reprit. On ne s’y retrouvait plus. Toutes les voix se mêlaient, insistantes, pareilles à une ruche en émoi.
L’homme se tenait à l’écart. Les sujets de réflexion ne lui manquaient pas. Il alluma sa pipe en attendant un signe. Quel signal pouvait ainsi surgir dans la nuit, au milieu de la foule qui s…˜agitait, dansait ou riait ? Il ne savait comment se comporter. Il regardait fixement devant lui. Sa réserve ne présentait aucun caractère défini. C’était plutôt une sorte de timidité qui, paradoxalement, le protégeait. Il redoutait les inconnus, surtout ceux qui cherchaient à entamer la conversation au prix d’un labeur de Sisyphe.
Comment se fait-il que vous soyez seul ? Attendez-vous quelqu’un ? L’endroit vous est-il familier ? Il fit un geste vague. Il n’attendait personne. Et semblait peu enclin à bavarder. Je n’allais pas continuer à faire l’idiot. Je m’éloignai. Des idées bizarres m’envahissaient. La vie favorise ce désordre intérieur. Elle se nourrit d’événements étranges, passagers ou futiles. Ce qui fluctue en moi m’apparaît avec une netteté redoublée. Il n’y a rien à faire, comme il n’y a rien à dire. Parfois les choses se présentent sous une logique de bonimenteur. Qui en est le camelot ? À quelles fins utiles ? Étais-je une âme tendre assaillie par la rudesse ? Je haussai les épaules et jetai un coup d’œil autour de moi. J’aurais aimé accoster une femme docile. Je l’imagine jouant du violon, droite comme un i. Droite comme un enfant. Certes, tout cela est possible.
Ça a commencé comme ça.
Cela relève de l’arène. Je dois emporter l’adhésion du public. Je pourrais dormir sur la table. C’est une idée un peu toc, non ? Attendre. Je peux déjà attendre. Des jours, des nuits, que je suis déjà là. Ce n’est ni un monologue de théâtre, ni une tragédie. J’incarne celle qui attend. Il y a comme un défi et une responsabilité à être seule, ainsi. Je ne souhaite pas prolonger l’expérience trop longtemps. Que faire de ma fragilité, du souffle qui passe ? Le pari me plaît, même s’il m’épuise. Je partage ingénument cet espoir avec vous. Je tiens debout, forte de cette promesse d’avenir. Je dois témoigner, décrire, transmettre. Je suis ce relais. C’est miraculeux. Cela vibre et me bouleverse. Qu’est-ce qui peut me sauver devant l’immensité vide ? L’écriture sèche, et nue. En friche, dit-on. Une terre avenante, qu’il s’agit d’arpenter, à la recherche d’éclats de diamants. De tous petits éclats. Ne pas se tromper de cible. Quelle confusion. Si quelqu’un me voyait dans cette posture. J’avance, mine de rien. Je progresse. J’augmente mes chances. Il me faudrait quelques propositions concrètes, précises, étayées en somme. C’est vraiment terrible. Pas d’impatience. Il faut pouvoir se tromper parfois, chercher, errer.
D’autres reproduisent l’éloquence particulière des corps, consignent les variations ténues du visage, traduisent la pudeur d’un regard. Il faut se souvenir que l’ombre portée affranchit la lumière.
L’homme ouvrit son carnet. Il y avait noté ceci, au cas où : « L’un des avantages qu’il y a à tenir un journal, c’est que l’on prend conscience avec une clarté rassurante des changements auxquels on est continuellement soumis, auxquels, on croit bien entendu d’une manière générale, que l’on pressent et que l’on avoue, mais que l’on nie toujours inconsciemment plus tard, dès qu’il s’agit de puiser dans un tel aveu des raisons de paix ou d’espoir. » Cette pensée l’accompagnait, le rassurait également. Il y puisait à certains égards des forces, et le sentiment renouvelé que l’essentiel s’accomplit, malgré tout, le temps venu. Il faut simplement rester vigilant, être aux aguets.
En attendant, le ciel est éloquent, zébré de lignes blanches.
De la tendresse avec de la tendresse, et si peu de furie ! Je devrais méditer quelque catilinaire.
C’est le Tage qui murmure. Imaginez ces collines assoupies. Puisque rien n’a changé.
25 mars 2014