Parham Shahrjerdi | Cette nuit meurt ma mère.


Cette nuit meurt ma mère.
À quelle heure. À 2 heures du matin. Peut-être. Non. 3 heures du matin. Mais sûrement dans la nuit. Sûrement cette nuit. Où ça. À l’hôpital. Non. Devant l’hôpital. Peut-être. Où suis-je. À l’autre côté du monde. Cinq mille et combien de kilomètres plus loin. De l’autre côté. À l’hôpital, le médecin lui aurait donné quoi. C’est rien. Ça va aller. Il le lui aurait dit. Et lui a demandé de partir. Partir ! À peine sortie de l’hôpital, ou toujours à l’hôpital, son cœur s’est arrêté. À jamais. Ne s’est plus battu.
C’est samedi. C’est le matin. De ce côté du monde. Quelqu’un frappe à ma porte. Il murmure la vérité. Il dit que ma mère était un peu malade. Et je comprends et je ne comprends pas que désormais ma mère est morte. Cinq mille et combien de kilomètres plus loin.
Sur le coup, je ne sais pas encore. Que dorénavant, et pour des années à venir, je prendrai le mur dans mes bras, et que je mordrai le mur, et comment je fais pour me tenir debout. Comment !
C’est samedi. Je sais que je ne partirai pas à Téhéran. Il n’est pas possible. Il n’est pas possible de la voir pour une dernière fois. Privé de tout, privé de ça, un adieu. Et qu’il n’est pas possible de toucher sa mort. Et qu’il n’est pas possible de mettre sa mort dans la tombe, avec mes propres mains. J’appelle celui-ci. J’appelle celle-là. De si loin comment déterrer une tombe pour la mettre dedans. Quelle précipitation pour la mise en tombe ! Très vite, c’est déjà lundi.
C’est lundi. C’est le matin. Le cimetière. Et je suis ici. Cinq mille et combien de kilomètres plus loin. Il n’y a personne. Seulement, Mohammad est là, qui n’est plus. Lui aussi. Il y a quelques années, quelques tombes plus loin. Je ne suis pas là. Avec WhatsApp j’arrive. On me montre une image. Ce corps gonflé dans la chambre froide, enlacé dans l’linceul, c’est elle, elle est ta mère. Regarde et ne sois pas là. Regarde et ne viens pas.
Cinq mille et combien de kilomètres de distance. Je peux tout faire, je ne peux rien faire, ma main n’arrivera jamais à sa tombe, ni à son cœur arrêté, je n’y arriverai plus.
On soulève le néant. En mon absence. On le met dans la tombe. En mon absence. Quelqu’un, pas moi, descend dans la tombe. En mon absence. Découvre le visage mort. En mon absence. Et rien ne se passe. En mon absence.
On commence à mettre des briques. Pour la couvrir peu à peu. Pour la couvrir entièrement. La veille toute la nuit je lui ai écrit une lettre. Ai demandé à quelqu’un de l’imprimer, de la mettre dans une enveloppe, de la lui transmettre. J’étais superstitieux. Je voulais qu’elle la lise avec son corps absent, qu’elle ne se sente pas seule dans la tombe.

Après, on jette toutes les terres de la terre sur cette lettre.

C’est ainsi que je l’enterre avec mes mains absentes.
C’est ainsi que l’exil se ferme, se forme, et prend sens.
C’est ainsi que je pense à la République islamique d’Iran.

Et combien de temps me reste-t-il pour tout écrire.

Cette nuit meurt ma mère. Dans la nuit.
Et mes mains continuent à écrire. Et ma gorge continue à parler.




Parham Shahrjerdi (né en 1980 à Téhéran, Iran) vit en exil à Paris. Ecrivain, critique littéraire, traducteur et éditeur, il est notamment fondateur du site Espace Maurice Blanchot et de la revue Naamomken, il anime, en compagnie de Benoît Vincent, la revue Hors-Sol. Parmi ses traductions : Blanchot, Duras, Bataille, Quignard et Artaud. Editeur d’œuvres importantes de la nouvelle littérature iranienne (interdites par la censure), et, en persan, d’œuvres de J. Baudrillard, J. Butler, G. Deleuze, J. Derrida, G. Bataille, K. Acker et A. Ginsberg. 

Site : www.parham.fr

14 juin 2022
T T+