Superstars

Il y a quelques semaines j’ai invité Philippe Joanny au Refuge. Philippe est écrivain, il a notamment publié Le dindon au Rayon Gay, Balland, la collection dirigée par Guillaume Dustan. Il est aussi l’un des fondateurs de la revue Monstre. Superstars est le récit de sa rencontre avec les jeunes du Refuge...

Olivier Steiner.

L’idée n’était pourtant pas mauvaise, elle me semblait même aller de soi. Olivier m’avait invité à l’un de ses ateliers d’écriture, il voulait qu’on y parle de Guillaume Dustan, très bien, Guillaume pour moi c’était William, un ami proche, mon premier éditeur et à mes yeux l’écrivain gay le plus important depuis Guibert, j’avais donc répondu oui sans hésiter, seulement quelques jours après, en regardant pour la énième fois Paris is Burning j’avais eu un déclic, la correspondance avec les gamins du Refuge était frappante, alors tant pis pour la littérature, il fallait absolument qu’ils voient ça.

Le documentaire de Jennie Livingston, sorti en 1990 mais tourné entre 1987 et 1989, suit des jeunes homosexuels et transgenres noirs et latinos originaires des quartiers pauvres de New York qui, après avoir été mis à la porte de chez eux pour les raisons que l’on devine, vivent regroupés au sein de drag houses, mi-gang mi-tribu, chacune étant dirigée par une mother, figure tutélaire qui assure à ses child’s la protection et le soutien dont ils ont besoin. Et si la plupart vivent du tapin, du deal ou de larcins, tous sont tendus vers l’événement le plus important de la semaine, les bals, dont l’incontournable « Paris is Burning », les bals où l’on ne vient pas pour remuer son cul sur la piste mais pour s’y bastonner, s’y mesurer à travers des épreuves de danse et remporter des trophées, et qui accumule les trophées acquiert le statut de légende. Vous trouvez ça superficiel ? Détrompez-vous. Ce qui se joue à travers ces joutes est étonnamment profond. Bien plus que de décrocher des trophées, pour ces minorités raciales et sexuelles, l’enjeu des bals est aussi, d’une certaine façon, de s’extraire de sa condition sociale. Je m’explique. Sous les applaudissements et les sifflets et les vivats, les membres des différentes « maisons » s’affrontent à travers des chorégraphies qui mettent en scène tout ce que l’hégémonie blanche hétérosexuelle américaine leur refuse. Les études et la réussite, pour faire court. Ainsi sur la piste de danse, à mi-chemin entre le défilé de mode et le combat de vogueing, chacun joue ou plutôt incarne, et de fait devient, l’étudiant diplômé, l’homme d’affaires, le top model, le gradé militaire ou que sais-je, autant de performances qui, au-delà de la simple question de genre, permettent de se réapproprier les symboles d’une société qui les rejette : en se sublimant ils se réinventent.

Olivier a tout de suite accepté, l’idée l’emballait. On ouvrirait l’atelier avec la projection du film, au cours de la discussion qui s’ensuivrait on enchaînerait avec Dustan, ce qui d’ailleurs n’était pas compliqué, je leur expliquerais combien Paris is Burning comptait pour lui, que ce documentaire constituait même l’une des bases de sa conception du rapport que l’homosexuel, comme n’importe quelle minorité, doit entretenir avec la société dominante hétérosexuelle (je repensais à cette phrase de Génie divin : « J’ai toujours été pour tout être », aujourd’hui gravée en lettres d’or sur sa tombe et qui fait écho à celle de mother Pepper LaBeija qui, parlant des bals, déclare au début du film : « Ici tu peux être qui tu veux et faire ce que tu veux »), je leur parlerais aussi de l’importance de la danse dans l’œuvre de Dustan, pour lui essentielle dans le processus de reconstruction de soi, je leur parlerais encore de cet homme façonné pour faire partie de l’élite de l’élite, de cet homme devant qui s’ouvrait une brillante carrière de magistrat et qui avait préféré se déclasser pour devenir écrivain. Jusque-là, oui, tout allait bien.

Et puis le samedi 22 mars est arrivé. Déjà, en regardant le ciel, on sentait qu’il allait pleuvoir. Utiliser la météo comme ressort dramatique, vous allez me dire que c’est un peu faible et vous n’aurez pas tort, seulement il se trouve qu’il faisait vraiment moche et que j’avais un mauvais pressentiment, vraiment, et quand j’y repense tout ça était si dérisoire et tellement ridicule, mais enfin bref, passons, je referme la parenthèse. Olivier, donc, avait apporté le DVD, glissé entre deux pages d’un livre tel un marque-page, un ami s’était proposé de graver le film pour lui. Par mesure de sécurité, j’avais moi-même emporté une copie sur une clé USB. Quelques minutes après nous le premier bénévole, Bernard, est arrivé, portant dans le regard l’allant d’un capitaine et son sac à dos sur l’épaule. Bernard s’est tendu comme un arc devant Olivier, il trépignait, deux jours plus tôt était paru dans Libé un article de Philippe Mezescaze dans lequel celui-ci racontait sa rencontre avec les lucioles du Refuge, dans la foulée Bernard monté sur des ressorts avait battu le rappel, envoyé un mail à tout le monde, personne ne devait manquer mon atelier. J’étais prévenu, il y aurait foule. Je souriais mais j’ai senti mon estomac se plisser.

On a grimpé au premier, la salle était ouverte, on a quitté nos vestes. Pendant que le capitaine Bernard, en fait simple bénévole, Olivier avait rectifié dans l’escalier, pendant que Bernard, donc, disposait les rangées de chaises, Olivier, lui, s’occupait du matériel, a allumé le rétroprojecteur puis le lecteur de DVD, placé le disque à l’intérieur, il était bientôt 14 heures, il fallait qu’on soit prêts. Quand les premiers jeunes sont arrivés l’écran venait de s’allumer, on s’est fait la bise timidement, Olivier a lancé le film, puis à moi souriant : « C’est génial, ils vont être scotchés ! » Mon estomac s’est dénoué.
Malheureusement ça n’a pas duré, en dix secondes il s’est froissé en boule comme une feuille de papier : le film se déroulait normalement, mais ce que je redoutais, dans sa version originale, sur YouTube les images et les sous-titres correspondant à deux fichiers distincts, l’ami d’Olivier n’avait pas réussi à les unir en les gravant. Nous qui pensions avoir tout verrouillé, nous nous étions comportés comme des amateurs. Le pire, c’est qu’il fallait passer outre, faire bonne figure, d’autres jeunes arrivaient, des casquettes à l’envers, des brillants aux oreilles, des trucs furieusement moulants, des jogging et un sarouel, et au milieu du brouhaha soudain j’ai vu émerger une créature, Kalvina, Kalvina à la crinière de feu, au regard de braise souligné de khôl, portant piercing à la lèvre, collant lycra panthère et, autour du cou, une parure sertie de strass émeraude de la taille de mon pouce.

« Ces bals, explique mother Pepper LaBeija, sont notre fantasme de superstar, comme la cérémonie des Oscars ou un défilé sur un podium. Beaucoup de ces gamines ne possèdent rien, certaines n’ont même pas de quoi manger. Elles dorment dans le métro 21, sur les quais, n’importe où. Elles n’ont rien mais elles voleront un truc pour s’habiller et venir au bal vivre ce fantasme. Et elles arrivent affamées. »
Olivier, crispé, s’est jeté sur son portable pour appeler l’ami qui avait gravé le film et lui demander des explications, j’ai sorti ma clé USB en croisant les doigts pour que le lecteur dispose d’une entrée.

C’était bien le cas, mais manque de bol, ça ne fonctionnait toujours pas. Et lorsque Gilles, autre bénévole arrivé sur ces entrefaites, a levé vers moi ses yeux gris pluvieux, ma gorge s’est serrée, et ma gorge s’est encore plus serrée quand derrière Gilles j’ai vu une nouvelle créature faire son entrée, une pirouette bouclée sur un déhanché applaudie par ses sœurs : jupe Jean Paul Gaultier, tee-shirt mode, bracelets clinquants et sac à main fluo, petite touffe de cheveux en palmier au sommet du crâne, sourire candide et regard enjôleur. J’ai senti des dents mordre dans mon cœur. Olivier nous a présentés, la belle se prénommait Michel, à qui j’ai lancé : « J’ai beaucoup entendu parler de toi » ; qui m’a renvoyé un clin d’œil : « C’est le début de la célébrité ! » Je n’ai pas eu le temps de souffler, dans la foulée un ado noir a débarqué, un vrai petit trésor, Trésor qui, sous sa mèche défrisée hérissée, papillotait des yeux en frétillant la bouche en cœur. Comme il était frais, Trésor, et comme il avait l’air fort, beaucoup plus fort que moi, moi qui sentais le sol se dérober, la projection et avec elle l’atelier partir en fumée, et quand un autre ado s’est approché pour demander : « J’ai le temps d’aller chercher un truc à manger ? » ; Olivier s’est incliné : « Vas-y, au point où on en est » ; moi j’ai lâché : « Je crois qu’il faut que j’aille pisser. »

« Une house, explique un peu plus loin Dorian Corey, c’est une famille pour des gamins qui n’en ont pas, mais en donnant un nouveau sens au mot “famille”. Les hippies vivaient déjà de cette façon et ça ne gênait personne. Ce n’était pas une famille telle qu’on nous l’a toujours enseigné, avec un homme, une femme et des enfants. Une house, c’est un groupe d’être humains liés les uns aux autres, c’est un gang de gays, sauf que ces gangs-là gagnent leurs trophées dans les bals, pas en se bagarrant dans la rue. »
En reboutonnant ma braguette je les énumérais, maisons Xtravaganza, LaBeija, Ninja, Saint Laurent, Adonis, Pendavis…

À mon retour les choses avaient progressé. Cette fois les bénévoles étaient au complet, Milena nous avait rejoints, ainsi qu’un autre Olivier, dessinateur, dont les portraits illustrent le présent ouvrage, et qui avait une idée : tout n’était pas perdu, nous pouvions visionner le film dans les bureaux du troisième, sur la télé grand écran, le modèle, récent, disposait forcément d’une entrée USB. Avec un peu de chance ça marcherait.

On était sur le palier en train d’attendre l’ascenseur au milieu de gamins balançant des vannes et des sacs plastique plein de gâteaux secs et de bonbecs. Sitan a débarqué. L’unique fille de la promo, la chouchoute d’Olivier. « Alors Sitan, quoi de neuf ? » Sitan s’est gratté la tête, elle se débrouillait, quelques gardes d’enfants. Sitan veut s’en sortir, elle s’en sortira, elle s’en sort même déjà ; « En plus elle a un vrai talent d’écriture », m’a glissé Olivier en entrant dans l’ascenseur. Les portes se sont refermées, la cabine s’élevait en même temps que Gilles nous faisait replonger, la patience des jeunes était mise à rude épreuve, d’après lui ça ne tarderait pas à dégénérer.

Heureusement, la télé disposait de la fameuse entrée, dans laquelle on a glissé la clé. On s’est assis dans le petit canapé devant l’écran géant, Olivier, pas Steiner, le dessinateur, Steiner je ne savais pas où il était passé, l’autre Olivier, donc, a pris les choses en main, moi, genoux serrés, le stress me rongeait, Olivier me parlait, j’entendais le son de sa voix mais je n’écoutais pas, j’imaginais le pronostic de Gilles se réaliser, les gosses en bas foutre un joyeux bordel, le désastre complet, quand tout à coup le film a surgi à l’écran, et en découvrant les images, muettes, et qui restaient muettes, mon pouls s’est arrêté net. Olivier et moi regardions, idiots et impuissants, cette scène sublime où un Black dans un uniforme de marine défile sur l’hymne national avec la solennité d’un 4 Juillet, suivi d’un autre militaire, lui en tenue de fantassin, enveloppé dans le drapeau américain. Je serrais les mâchoires et les poings. Me revenaient les paroles de Dorian Corey ou de mother LaBeija, je ne me souvenais plus laquelle, expliquant que les Noirs américains sont le meilleur exemple, depuis ces quatre cents dernières années, de l’évolution dans l’histoire de la civilisation, leurs ancêtres avaient été réduits à l’esclavage, on leur avait tout pris et aujourd’hui encore on leur refusait tout, et du coup quand eux, aux bals, saisissaient le style de vie des Blancs, leurs attitudes, leurs façons de s’habiller et de s’exprimer, ils ne les singeaient pas, non, ils devenaient des êtres merveilleux.

Au bout d’un moment, en entendant le dessinateur lâcher : « J’ai tout essayé, je crois qu’il n’y a plus rien à faire », j’ai compris, sonné, que l’heure était venue de capituler.
On est redescendus, désemparés, en bas aussi ça sentait le roussi. La salle était pleine, pleine de rires et de cris et de gamins portable en main qui se mitraillaient de selfies et Bernard avait beau leur demander de se calmer, rien n’y faisait, la pendule marquait bientôt 15 heures, on ne les tenait plus, et au milieu de ce chaos soudain j’ai écarquillé les yeux : Michel s’était levé telle une fleur et devant l’écran sur lequel aucun d’eux ne verrait Paris is Burning, voilà que Michel se mettait à danser… enchaînant les figures de vogueing ! Une voix haut perchée s’est moquée : « Vas-y ma sœur, strike a pose ! » Mon cœur a manqué un battement, j’ai pensé : Madonna, Vogue : « It makes no difference if you’re Black or White / If you’re a boy or a girl / If the music’s pumping it will give you new life / You’re a superstar, yes, that’s what you are, you know it. » Michel, Kalvina, Trésor et les autres, savaient-ils que pour ce tube sorti lui aussi en 1990 Madonna s’était non seulement inspirée des bals, mais qu’elle avait en plus utilisé les talents de l’un des princes de Paris is Burning, Ninja, mère de la maison Ninja, mort en 2006, du sida ? Paris is Burning ? Là, c’était notre atelier qui brûlait. J’ai croisé le regard d’Olivier, Steiner, son visage se décomposait, le mien devait être livide. J’en aurais pleuré. Ce qui aurait dû être un cadeau se révélait un fiasco. Un lamentable fiasco. Quelle idée m’avait pris de vouloir leur montrer qu’il est possible d’agir sur le réel, comme sur la piste de danse devenaient réellement qui l’étudiant, qui le militaire, qui l’homme d’affaires, qui le top model ?

Après la projection j’aurais pu aussi, tiens, après tout c’est vrai, maintenant que j’y pensais, dans le genre accident de parcours j’aurais pu faire un parallèle avec Ann Lee, en évoquant One Million Kingdoms, la vidéo de Pierre Huyghe. Ah, vous ne connaissez pas Ann Lee. Ann Lee, c’est comme qui dirait personne en personne. Ce n’est peut-être pas évident à saisir comme ça. Disons qu’Ann Lee, c’est une fillette avec des cheveux bleus et de grands yeux sans couleur, un personnage de manga créé par un atelier de design character au Japon qui, parce qu’on ne lui avait pas trouvé les qualités d’une grande héroïne de dessin animé, sitôt créée fut archivée comme des dizaines de milliers d’autres au fond d’un tiroir. Pauvre petite Ann Lee, dont personne ne voulait, un résidu, un rebut, un peu d’écume échouée sur le sable. Qui par chance fut sauvée des limbes. Par deux artistes français, Pierre Huyghe et Philippe Parreno, qui ont acheté son copyright pour lui offrir non pas une deuxième vie mais mille nouvelles vies, en la mettant à disposition d’autres artistes pour que chacun fasse d’elle, charmant coquillage vide, l’héroïne d’une œuvre d’art. Ainsi Ann Lee de déchet est devenue superstar. Et non, je ne m’égare pas, justement j’y viens : ce que j’aurais expliqué aux ados du Refuge, c’est que dans One Million Kingdoms Ann Lee évolue dans un espace totalement vide, un désert dans lequel elle avance, impassible et déterminée et à chacun de ses pas, à chaque foulée qu’elle fait, telle une divinité Ann Lee génère le paysage : devant elle on voit émerger du sol et s’élever des collines, plus haut des pics et des sommets, entre eux se creuser des vallées ou s’étirer des plaines, s’ordonner par sa propre volonté une nouvelle et indiscutable réalité. J’aurais pu essayer de leur faire saisir cette image, qu’eux aussi avaient le pouvoir de faire s’élever des montagnes, ce n’était pas gagné mais j’aurais pu. Sauf qu’à présent c’était trop tard. Et puisqu’il fallait enterrer l’idée du film alors il n’y aurait pas davantage d’atelier, hors de question de rebondir, de revenir à la proposition de départ, discuter de littérature, je n’en avais pas l’énergie, c’était décidé, j’abandonnais, je laisserais Dustan au grand sommeil sous sa dalle de marbre blanc et rentrerais chez moi, moi aussi me coucher.

Seulement on ne me permettrait pas de déserter, pas si facilement. Au contraire de moi, misérable capitulard, les bénévoles ne lâchaient rien. Eux la pierre, moi la feuille, que je le veuille ou non, je ne m’envolerais pas. En tout cas pas avant qu’on ait tout tenté parce que, m’ont ils expliqué, il y avait encore une lueur d’espoir, une dernière carte à jouer. Dans les bureaux du troisième il y avait un ordinateur portable, on pouvait le descendre et le brancher au rétroprojecteur, en principe ça devrait fonctionner. Olivier et moi nous sommes regardés, bon sang, pourquoi n’y avions-nous pas pensé ?

Il n’y avait plus une minute à perdre, la pendule l’accusait, une heure quinze de retard, les gamins ne tenaient plus, le foutoir était total, tant pis, Bernard s’en dépatouillerait. Nous l’avons laissé en plan et repris l’ascenseur, la bouche cousue et les yeux sur nos pieds. Arrivés au troisième, sitôt les portes ouvertes on a foncé droit devant nous, on aurait dit un commando. Tout est allé très vite. Milena a pris la direction des opérations, allumé la machine, glissé la clé puis lancé les fichiers, ça moulinait et tandis que ça moulinait je ne quittais pas des yeux l’écran, doigts croisés, respiration bloquée, jusqu’à ce que, enfin, les images apparaissent, et les sous-titres avec. On pouvait souffler, cette fois c’était gagné. Enfin pas tout à fait, a précisé Milena, encore fallait-il que ça marche en bas. Je me suis entendu dire : « Je préfère ne pas assister à ça, cette histoire m’a donné soif, je cours au Franprix m’acheter un truc à boire. »

Je les ai quittés sur le palier du premier, j’ai dévalé les marches de l’escalier, arrivé au rez-de-chaussée j’ai poussé la porte et me suis retrouvé dehors. Dehors il faisait grand soleil, la lumière était si belle, c’était peut-être un signe ? Le temps d’attraper une bouteille d’eau et de passer à la caisse et le temps de retraverser la rue, de pousser la porte dans l’autre sens et de monter au premier, j’ai retrouvé Milena fendue d’un large sourire. Nous avions réussi. Olivier était en train de baisser les stores, peu à peu l’obscurité gagnait et comprenant ce qui se passait les gamins se redressaient, se tortillaient pour rajuster leurs tenues, Kalvina, elle, se recoiffait, Bernard les remerciait d’avoir patienté, puis il a prononcé les mots tant attendus : « La projection peut commencer. » Et soudain dans le noir l’écran s’alluma.

On a beau prétendre le contraire, les choses ne varient pas. Ou si peu. Elles ne varient pas mais elles se transmettent, les ados du Refuge en profiteraient. Olivier et moi nous étions installés à l’écart, assis sur une table appuyés contre le mur, et tandis qu’à l’écran une créature moulée dans un extravagant fourreau lamé or avançait sur la piste sous un tonnerre de cris et de sifflets, mother Pepper Labeija en voix off ouvrait le bal : « Je me souviens de mon père me disant : “Tu pars dans la vie avec trois handicaps. Tout homme noir en a deux : il est un homme et il est noir. Mais toi, tu es un homme noir et en plus tu es gay. Ça va être vraiment dur pour toi. Tu vas devoir être plus fort que tout ce que tu n’as jamais imaginé.” » J’étais heureux, Olivier avait raison, les gosses étaient scotchés. Sur la scène au fond de la salle de bal, le maître de cérémonie qui animait la compétition, couché sur son pupitre, en nage, martelait les catégories que l’on disputait, des performances de genre traditionnelles, butch queen, real queen ou top model, d’autres plus délurées telle « la fille qui emmène son petit frère à l’école », voire carrément déroutantes comme celle du « mec qui aurait pu t’agresser dans la rue juste avant que tu arrives ce soir au bal », et son cortège de catégories mode, tenue de soirée, de ville et de campagne ou de cocktail, et parmi elles cette perle : « Haute couture saison hiver, de préférence de la fourrure, sans quoi des fibres naturelles, et si jamais tu choisis le polyester, ma fille, que Dieu te protège ! » Plus loin le même lançait la catégorie Opulence : « Opulence, tout est à toi, tu possèdes tout ! » Fidèle à elle-même, Sitan fera ce commentaire lapidaire : « Ils ont tous le même rêve, devenir riches et célèbres, moi j’ai envie de leur dire : Vous n’avez qu’à bosser ! » À quoi mother Labeija semble lui répliquer : « Ma vie a été incroyable. Si je dois mourir demain, je ne pourrais pas dire que je n’ai pas eu une vie excitante. Et pourtant je ne suis pas riche… Alors imagine si j’avais de l’argent ! » Plus loin la doyenne, Dorian, met les choses au clair : « Les temps ont changé, aujourd’hui elles veulent toutes ressembler aux héroïnes de Dynastie, Krystle ou Alexis. À mon époque les stars noires étaient stigmatisées, personne ne voulait ressembler à Lena Horne, tout le monde voulait être Marilyn Monroe. » Et lorsqu’un jeune homme noir, dans un costume trois-pièces un attaché-case à la main, va et vient sur la piste la démarche faussement tranquille, l’air grave et pénétré, en voix off la même Dorian explique : « Dans la vraie vie tu ne peux pas décrocher un boulot de cadre, à moins que tu aies reçu une bonne éducation et que tu aies les opportunités. Pour les Noirs, c’est difficile de s’en sortir. Et ceux qui y arrivent sont en général hétéro. Dans la salle de bal, tu peux être qui tu veux, tu montres au monde hétéro que, toi aussi, tu peux être un cadre exécutif. C’est un accomplissement. » J’ai bu une gorgée d’eau, quitté des yeux l’écran pour scanner la salle, passant en revue les visages éclairés par la lumière que renvoyait l’écran. J’ai souri en trouvant Bernard, tête affaissée, endormi sur ses bras croisés. Les gamins, eux, n’avaient pas sommeil. Olivier m’avait prévenu : « Ne sois pas surpris, tu verras, ce n’est pas facile de maintenir leur concentration. » Avec Paris is Burning, je savais que ce serait différent. Je ne m’étais pas trompé. Tous regardaient le film avec une extraordinaire attention. Quand j’ai vu Javenshir fixer l’écran les yeux écarquillés et la mâchoire décrochée, j’ai eu un coup au cœur. Et deux minutes après j’ai cru qu’il se fissurait quand Kalvina, suivie de Trésor, je ne suis pas près de l’oublier, se sont écriés en se plaquant les mains sur les joues : « C’est ma vie, c’est ma vie ! »

Philippe Joanny

8 juin 2014
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