Sylvain Thévoz | un homme libre
Un homme libre
« Le devenir est toujours …˜entre’ ou …˜parmi’ » - Gilles Deleuze
Un homme quitte sa ville.
Il quitte femme, enfants. Non, c’est inexact. Ce n’est pas eux qu’il délaisse, mais les murs et les rues et le ciel et la terre. Il quitte en bloc son existence. Il dit : je n’en peux plus, n’en veux plus, en ai assez de cette vieille ville de L. Je désire autre chose, nouveaux roulements. Le monde doit être plus grand que cela. Vaste univers, beaucoup plus large sur tous les bords.
Il dit cela, ne sait pas, n’a pas les mots. Il souhaite être quelqu’un d’autre, joue du passage et de l’ombre, désaccordé, de lui-même s’absente.
Plus vaste la portée de mon existence,
Doit être.
Fatigue les quotidiennes actions en montages fragiles. Usure la petite musique, l’accoutumance aux notes basses, sols sûrs. Il manque l’intense, l’extatique, le basculement de la vague au vertige de vivre. Il travaille huit heures cinq pour la représentation d’être, s’ennuie. Cela le tue, par petits manques, minuscules déficits. Son crédit s’alourdit.
Fatigue les nuits à deux au mécanique déroulement : une deux, l’amour faire, dormir, réveil, repos binaire. Fatigue les réveils : - tu as bien dormi ?
Sa femme a un visage de peinture cubique réfracté de diverses occupations : soucis gardiennage et crèche, tampons des huit administrations. Sa face est une vision neutralisée. Un champ imperceptible, sa femme.
Il se vit pourrir, avec nonchalance assoupir, apprivoiser d’eau tiède et d’aliments lyophilisés ; Il passe au travers, se coince aux trachées, aux artères. Plus c’est large, moins il passe. Il percute rhumes et colites, boit du sirop pour la toux couleur goudron, espace des journées seul sous son lit à dormir.
Aux abonnés absents, il s’éloigne, écoute radio des heures durant, surtout les transmissions U.S ou britanniques, programmes d’outre mer.
Il réinvente les heures, sort de sa torpeur à petits pas comptés. Il franchit des frontières, négocie des contrats, échange des poids. Une main dynamite et l’impatience détonateur, il est bombe, revolver. Il se devance de deux pas dans la confusion des décalages horaires. Somnifères mal digérés, revient aux naturelles suspensions d’impulsions, au doux dormir : analgésiques, tisanes d’opiums, urbains cailloux achetés au rabais : crack, coke, came. Il revient à cela perdu qui est équilibre de vivre. Petit chimiste, il ne revient de rien, ne cesse d’aller.
A quand trois et quatre, l’acier l’asymptote la fureur ? L’inconséquent, la rencontre, la rupture ? Il mise sur le tout est rien : l’extase ou la mort. Il refuse l’existence à demi : stagnation, il la nomme.
Ne veut plus souffrir.
Assez.
Ne veut plus, à n’importe quel prix,
payer.
Il dit.
Avant, tout allait bien, était quelqu’un : avoir femme, voitures, enfants avoir. Beaucoup jouets, posséder, oui.
Il revient au rêve, pense se réveiller.
Aujourd’hui, il a place pour une respiration profonde, l’angoisse suffisante pour y faire face. Il considère jusqu’à sa peine comme un bien précieux.
C’est un pas premier en liberté.
Il répète cela aux amis le soir, après le travail alibi dans l’usine de la barrière ; observe les mots comme corps en mue franchir les bouches. Il a l’impression : c’est un autre qui parle, d’autres miment l’écoute. Il est ailleurs, violet et puis rouge, jaune vif, au point de la jonction.
Il ne veut plus jouer le jeu : parler non pour que l’autre entende, s’émeuve, mais pour arrimer la barque au ponton, que la réalité soit conforme à sa représentation attendue.
Cela, non, il ne veut plus, boîte à image, s’enfermer pour l’illusion du vivre. Il n’a jamais eu la quinte flush posée au visage, ne tenait pas les deux as et les messieurs couverts d’or. Il est trèfle et feuilles, un ciel d’orage sur l’étendue des champs proches. Demi nu et demi fou dans les rues de la cité.
Il marche au milieu d’une armée démobilisée. Parfois il est mort, parfois vivant, en alternance.
Il est d’un pas de plus avant.
Parfois mort, parfois vivant.
Il tourne des six, des deux de cartes dans son cœur en souriant,
Satellite en orbite.
Constant.
Ses amis visent des cibles imaginaires, remplissent de bières leurs tuyaux. Personne ne devrait jouer de cartes, regarder passer des ballons sans taper dedans avant plus de soixante ans. C’est une activité d’enfants ou de vieillards. Pour lui, c’est mourir avant l’heure. Il voit sur un écran métal courir des petits hommes rouges et blancs. C’est absurde de demeurer assis ainsi face à la vie. Absurde assis, absurde la vie.
Il s’éloigne sans dire, mais avec un abus de silence, trois doses d’alcool fort en retenue.
Il a une colère d’avant naissance à monter sur les mains pour parvenir à vivre sans détruire.
Son corps est en dépôt, gage à la boutique du réel. Il est un territoire embarqué sur un point de fuite. Reconquis, libéré : un enjeu, métaphore. Périodiquement se hisse drapeau coloré, des voiles blanches sur les tranchées en guerre. De défaites en vaines trêves, d’armistices en collaboration, il progresse en rampant, chante à la route le plaisir du voyage.
Sobre, il est devenu courant continu.
Un ami lui conseille prier.
Prier ?
Il ouvre une nouvelle porte, courbe sans gonds.
A la réunion d’anciens buveurs repentis, mis sur pause le magnétoscope de ses conduites en ébriété, au ralenti, il se retient aux épaules voisines. Surtout ne pas basculer, ne pas chuter ne pas montrer de peur de ne plus être que tombée. Surtout ne rien montrer.
Il dit : j’ai peur tout perdre, ai peur.
Peur d’être seul, seul j’ai peur
Ne peux exister sans abri, ni toit ni frères, maison, patrie
A la limite d’une couverture
Qu’est-ce la crainte, qu’est-ce cela
Où est le seuil, le passage ?
Il s’élance à la route hors la route, ne tient plus ses mains dans ses mains. Retour au monde, n’ouvre plus bouche. Bouche, qu’est-ce cela ? Corps, qu’est-ce cela ?
Formes.
Le monde se mue fantasmatique : un écran plat avec beaucoup trop de couleurs.
Elle, longuement, nettoie planchers, vitres fenêtres, allume trois lumières en plein jour, coulisse derrière des rideaux. Elle laisse traîner un sein sur un carreau de salle de bain, posé en pleine visibilité de rue. Son homme, lourdaud, tous les soirs baisse le rideau de fer boulanger. Comment font-ils l’amour ? Lui monte-t-elle dessus ? Nus pieds ? Elle doit ouvrir des jambes isocèles, faire de son corps un trapèze parfait. Il chante à la nuit des refrains célibats. D’ici à ce qu’elle fasse le mur, se suspende aux corniches de peur de tomber. Il scrute vitrine, à demi bousculé dans le noir. Ainsi perdu, rejoue sans cesse l’égarement, saccage des rectangles d’esprit, y sème une gratuité de zones en friche.
Horodateurs bloqués.
Comme on le fait d’une terre au printemps, ce qu’il a mis tant d’années à construire, patiemment, il le retourne, dans l’optique d’une hypothétique nouvelle récolte. Cette terre est sèche déjà, une plaque métallique soudée incandescente au-dessus.
Il fore vers le ciel.
Il se prépare au départ, attache des nœuds sommaires à des sacs de toile ; des papillons à ses doigts, rappelle d’anciens numéros. Il parle à des répondeurs qui exigent paroles : le rappeler, dit au-revoir.
Il y a plus de voix métalliques dans sa vie que de corps ou de mains. Il est un mystificateur, illusionniste. Tous les objets autour de lui en prennent la couleur.
Il n’a à perdre ni à gagner. Seul son esprit croit encore à une correspondance entre ses actions, un résultat. La perte ou le gain, la réussite ou l’échec sont des nombres similaires sur une ligne mentale.
S’il ne fait rien, cela survient tout de même.
S’il se trompe, il a encore raison.
Lorsqu’il abandonne, il trouve enfin.
Si cela n’est pas ainsi, cela est autre, simplement. .
L’explosion de deux tours ou l’écriture d’un poème, c’est du pareil au même.
Le caractère changeant de l’existence, la donne éphémère des relations lui joue la toujours même marche, celle des départs successifs et des ruptures forcées : « Quand donc vas-tu te fixer, te marier ? »
Ces mots sont mises à la retraite, au clou ; des outils rangés rouillés avant la vie dans la remise de fond de cour. Etre boulonné comme à l’armée : FIXE. Garde à vous, une fonctionnelle collection d’écrous et de masses. Une pompe dans le bras : fixé, tranquille, conforme. Plus de décoration à vivre pour les autres, en fonction de l’éclairage de la salle de bal. Le monde doit être plus grand que cela. Vaste univers, beaucoup plus large sur tous les bords.
Il cherche, il va.
Sa tête est livre. Cela lui permet d’arracher des feuilles, croire au contrôle d’une pagination. Il longe le fleuve tôt le matin. Il vit d’aubes en vitesse lentes. Là les dégradés de couleurs sont lavés à grandes eaux. Poupes et proues jalonnent des espaces fraîchement tissés de corps et de coups ne formant qu’un
seul
esprit.
Il est déficit de fidélité vis-à-vis de lui même, se regarde matin de biais dans les bris de miroirs, ne paie plus ni chauffage ni loyer. Il a renoncé à l’amour, bagage surnuméraire, vit dans le sang au deuil contraint, à la fin de cela supposé vivre pour toujours.
Il délaisse, il détend, il découd dépasse déboîte démet.
Derviche dément, il cesse d’être fidèle envers ses proches pour l’être plus envers lui-même ; renonce à l’idéal pour exister au balancement.
Il n’est plus d’accord avec rien, fait des non de la tête, tire sur son corps comme sur une jupe trop courte. Ainsi, il se couvre un peu lorsque l’hiver est trop froid.
Il est de gel en plein été, agit moindre, module des prismes de couleur. Il se ramène en esprit, commence à voir ce qui est au-delà de la peur.
Au-delà de la peur : l’infini prisme déplié et ton pas devant le mien,
nos mains tendues en silence.
Sa femme le regarde vivre ainsi depuis des mois. Elle se tait. Parfois d’un geste l’interroge. Elle ne trouve pas les clés ni les serrures, ne peut fleurir ce qu’il enterre. Que pourrait-elle souffler à il et il à elle de ce mouvement ?
Il ne voit clair, est un mouvement oscillatoire, une géométrie nouvelle.
Elle, elle l’accompagne, deux tickets d’aller simple pour le vague dans les yeux.
Bien manger, bien dormir, méditer,
Simplement.
Elle pense inquiète : il couve une fièvre. C’est son travail, l’occupe trop. C’est les enfants. C’est le loto, jamais gagner, jamais printemps. Ce sera forcément mieux à la prochaine saison, la toujours meilleure prochaine année.
Elle lui prépare un rôti de porc, des pommes au four. Ficelle il est.
Mange une pomme, quatre pierres.
Avale silence, consciencieusement.
Il suit un bus, saute dedans, n’interroge plus la nature des destinations. Départ quais 3, il est la trace de nouvelles correspondances. Il vole, plane brutalement, morcelé à la paix.
Il est ce que prier veut dire, ce que prier veut être. Inclus, marque une pause, un temps d’arrêt. Il respire, lève les yeux aux frontières, s’élance. Il va avec le déhanchement de l’être au souffle retrouvé. Au lieu de prendre à droite, part à gauche. A la gauche de la gauche, soigne son virage devant un visage inconnu. Il prend le train à la gare de L., destination Z. A Z., un avion premier pour A. De A., S., ainsi de suite. Ce ne sont que des mots : S.O.S. Il se demande quel sens se trace, combien de signes l’avancent. Quels zigzags, manques viennent l’inscrire.
Il ne demande plus
Rien
terre ciel route lui parlent à présent.
Terre, ciel route l’écoutent, l’obligent à suivre.
Alors, il va.
Arrivé à M., il réalise y avoir été déjà. Il remet sa valise en consigne, reprend le train de nuit dans un sens inconnu. Une fille au bar de V., lui donne un petit pot : marmelade d’abricot. Il l’appelle fée confiture. C’est leur marque commune de renaissance. Il amène des fleurs. Elle a sourire de nuits sereines. Une semaine plus tard, elle dit : eh, tes fleurs sont toujours là, suffit d’un sou de cuivre dans l’eau glacée, elles demeurent intactes. Ils aimeraient croire que les choses peuvent demeurer inchangées avec un sou noir ici et là. Au fond des choses, un talisman, morceau de peau, mèche de cheveux. Elle lui dessine un clown. Elle dit : cela, c’est toi ! Il prend le clown, léger carton, s’en va, esquisse un pas de patineur pour la faire rire.
Elle rit.
Il n’y a rien d’autre à faire pour être.