Texte de Agnès Clancier
Ses poignets lui faisaient mal et, par instants, sa vue se brouillait ; un voile blanc pesait sur les choses, effaçait les murs, les silhouettes, assourdissait tout. De l’autre côté de la vitre, l’avion d’Air France flottait sur la piste. Puis le monde lentement réapparaissait. La musique militaire repartait de plus belle. Et les clameurs dehors. Cette éruption de la rue l’étonnait. Les coups d’État sont plus calmes d’habitude dans la région. Des affaires entre militaires qui n’émeuvent guère la population. Il semblait que ce fût différent cette fois. Que le peuple parlait. Enfin.
Il n’imaginait pas que cette révolte inattendue puisse s’achever autrement que dans une répression sanglante, aussitôt suivie du retour à l’ordre antérieur, un ordre qui, dans ce pays sans fleuve, durait depuis vingt-cinq ans. Personne ne les aiderait.
Il sentit qu’on lui retirait l’une des menottes. Mais il n’eut pas le loisir de s’interroger longtemps ; à peine la seconde avait-elle glissé hors de son poignet que la première était déjà remplacée. On ne les enlevait pas, on les changeait et le policier au bout changeait aussi. Celui qui l’avait conduit jusqu’ici s’éloignait déjà au pas de course la main sur son arme, quand il reconnut dans son nouveau gardien le gendarme de l’ambassade. Il considéra avec incrédulité cet homme qu’il avait croisé presque chaque jour depuis un an, avec qui il avait échangé des mots, des saluts, des sourires, engagé de ces conversations polies dont il ne reste rien.
Dehors la fièvre semblait encore monter ; dans un tumulte indéchiffrable, lui parvenaient des chants guerriers, des hurlements, des chocs sourds, des coups de feu.
– Vous partez vous aussi ? demanda-t-il au gendarme.
Il essayait de se souvenir de son nom mais n’y parvenait pas.
– J’aimerais bien, répondit celui-ci. J’aimerais bien, mais non. Je vous mets dans l’avion et je retourne à l’ambassade.
– Que se passe-t-il d’après vous ?
– Aucune idée. Mais ça chauffe. Le centre-ville est à feu et à sang. C’est bien pire que les émeutes de février. Bien pire. Le plus étonnant, c’est que les chars ne sortent pas, ils restent dans les casernes. On dirait que le peuple est en train de prendre le pouvoir. Ça paraît incroyable non, ici ? Vous devez regretter que cela ne se soit pas produit plus tôt. Cela aurait pu vous sauver peut-être.
– Je n’ai pas besoin d’être sauvé.
– Ah.
Il avait l’air surpris et un peu vexé, puis il se mit à épier son prisonnier comme s’il redoutait qu’il ne se mette à mordre ou autre chose. Il jetait aussi de fréquents coups d’œil vers le hall d’entrée et consultait sa montre à tout bout de champ.
– Vous êtes pressé de vous en aller, remarqua Meyrand.
– Un peu, oui. Pas vous ? Vous n’avez pas hâte de quitter ce pays après ce qu’ils vous ont fait ?
Meyrand prit un moment pour réfléchir ; depuis sa sortie de prison, tout était allé si vite. Il essaya de se représenter ce qui l’attendait.
– Si je pouvais, je resterais, dit-il.
Il n’imaginait pas que cette révolte inattendue puisse s’achever autrement que dans une répression sanglante, aussitôt suivie du retour à l’ordre antérieur, un ordre qui, dans ce pays sans fleuve, durait depuis vingt-cinq ans. Personne ne les aiderait.
Il sentit qu’on lui retirait l’une des menottes. Mais il n’eut pas le loisir de s’interroger longtemps ; à peine la seconde avait-elle glissé hors de son poignet que la première était déjà remplacée. On ne les enlevait pas, on les changeait et le policier au bout changeait aussi. Celui qui l’avait conduit jusqu’ici s’éloignait déjà au pas de course la main sur son arme, quand il reconnut dans son nouveau gardien le gendarme de l’ambassade. Il considéra avec incrédulité cet homme qu’il avait croisé presque chaque jour depuis un an, avec qui il avait échangé des mots, des saluts, des sourires, engagé de ces conversations polies dont il ne reste rien.
Dehors la fièvre semblait encore monter ; dans un tumulte indéchiffrable, lui parvenaient des chants guerriers, des hurlements, des chocs sourds, des coups de feu.
– Vous partez vous aussi ? demanda-t-il au gendarme.
Il essayait de se souvenir de son nom mais n’y parvenait pas.
– J’aimerais bien, répondit celui-ci. J’aimerais bien, mais non. Je vous mets dans l’avion et je retourne à l’ambassade.
– Que se passe-t-il d’après vous ?
– Aucune idée. Mais ça chauffe. Le centre-ville est à feu et à sang. C’est bien pire que les émeutes de février. Bien pire. Le plus étonnant, c’est que les chars ne sortent pas, ils restent dans les casernes. On dirait que le peuple est en train de prendre le pouvoir. Ça paraît incroyable non, ici ? Vous devez regretter que cela ne se soit pas produit plus tôt. Cela aurait pu vous sauver peut-être.
– Je n’ai pas besoin d’être sauvé.
– Ah.
Il avait l’air surpris et un peu vexé, puis il se mit à épier son prisonnier comme s’il redoutait qu’il ne se mette à mordre ou autre chose. Il jetait aussi de fréquents coups d’œil vers le hall d’entrée et consultait sa montre à tout bout de champ.
– Vous êtes pressé de vous en aller, remarqua Meyrand.
– Un peu, oui. Pas vous ? Vous n’avez pas hâte de quitter ce pays après ce qu’ils vous ont fait ?
Meyrand prit un moment pour réfléchir ; depuis sa sortie de prison, tout était allé si vite. Il essaya de se représenter ce qui l’attendait.
– Si je pouvais, je resterais, dit-il.
Agnès Clancier
10 mai 2016