Thomas Pietrois-Chabassier | Deux pièces romantiques avant la fin des choses

À Ike, àJean

1

C’était la fin de la première nuit, la nuit des nuits, la nuit des derniers temps, la nuit des flammes venues de tous les volcans, celle qui rafle les souffles, celle qui empoigne les âmes, découpe les ailes, et les lâche au fond des ténèbres rougeoyantes, où l’on calcine ce qui tombe sous le soleil des bà»chers de charbons, après le dernier jour, et pour la dernière fois. On n’entendait plus rien, on ne voyait plus rien, on ne sentait qu’un peu de ces vapeurs lourdes de fracas qui restent chaque fois que le monde met fin àlui-même, silence encore imbibé du souvenir du chaos des tempêtes de rage, pleines de laves et d’avalanches de glaces exterminatrices. Là, les hommes étaient au sol, par morceaux, dans les branches des arbres, pendus aux fenêtres, coulés dans le fleuve, et les femmes gisaient àterre, étalées dans les herbes, réchauffant sur l’asphalte brà»lée, dans la fumée noirâtre, et l’odeur de grillure, dans le bouleversement que laissent derrière elles les apocalypses. Tout était emporté, et tout était jeté contre tout, contre rien, et rien n’était plus rien, sous la cruelle dorure des rayons du soleil, plus noir et plus vivant que jamais, rasséréné, le vengeur, le vengé, et dans cette ville au peuple trépassé, il n’y avait plus que moi, la bouche rougie, les dents cassées, la main tremblante, j’étais fendu, j’étais ensanglanté, brisé, allongé sur des corps de chiens éventrés, vidés, on m’avait posé là, après un tourbillon de suie et de haine terrible qui s’était déplacé sur toutes les plaines, arrachant, déracinant, détruisant, incendiant, il me manquait un Å“il. Les charognes humaines tapissaient les rues, les parquets des boutiques, les couloirs des banques et des boulangeries, les impasses infâmes ou fleuries étaient toutes pleines de ces cadavres crochetés, fracturés et pendus, découpés et perdus, et qu’on avait comme punis. Désarticulé, je marchais dans la ville, traînant la jambe avec peine au-dessus de tous les autres, àla recherche de ce qui pouvait encore respirer de cet air qui sentait les larmes séchées, mais j’étais seul, et il n’y avait plus rien. Seules restaient des fleurs ; des marguerites, du chèvrefeuille, des roses de Ronsard, et des tulipes, quelques jonquilles, et des feuilles de vigne voletaient dans la brise légère composée des dernières exhalaisons du grand magma des morts, et le ciel, comme un enfant tranquille, et sage, et qui n’aurait rien fait, était plein de grandes bleuissures, d’innocence et de paix.

 

À Suzanne

2

Il y avait des châteaux de l’époque humaine dans le creux des montagnes, et des aérodromes, il y avait des vignes, abandonnées, des mà»res, et des myrtilles, par milliers, le soleil tapissait peu àpeu, de son bleu, le ciel, depuis les siècles, quand un chien jaillit, brutal et noir, rageur, visqueux, les yeux drogués par les coups et le fer, et la bave blanche courait le long de son corps athlétique, et, au loin, on entendait un pas, des pas, mille pas, un groupe d’hommes en noir apparaissait sans connaître la peur, sur le bitume de la campagne, venu des montagnes, des mers, du tréfonds des ténèbres qui étaient en eux-mêmes, armés de grandes flammes, volées chez les âmes corrompues, et de longs sabres rustres, violemment taillés dans le bois des forêts et dans la pierre brune des clairières de ripailles, ils marchaient, plein de guerre au cÅ“ur, et de vengeance àl’œil, ils ne disaient rien, que des bruits de cauchemars. L’un d’eux poussait une charrette sur laquelle on avait posé des seaux de sang, et le sang déversé sur leur passage faisait de longs filets de velours sur les routes et les chemins de terre qu’ils empruntaient depuis la nuit, depuis les nuits, depuis qu’ils étaient partis àl’aube des derniers temps. Leurs dents crissaient les unes contre les autres, leurs joues étaient gonflées, ils étaient avinés. Devant, le chien hurlait dès qu’il voyait une ombre, un faon, un renard, un enfant. Ils nous cherchaient. Et terrés sous la paille de la grange d’un vieillard qui vivait encore là, nous étions blottis, l’un contre l’autre, et le vent portait le bruit de leurs pas, et celui de leur souffle. Comme ils respiraient fort, les contrebandiers du destin. Tu me disais « Â Qu’allons-nous faire ?  ». Et je t’embrassais, encore, comme pour la première fois, et le bruit, et le bruit, et les pas, et le souffle, et la mort, et les armes de bois, et le sang qui coulait. Brusquement, je vis les flammes passer àtravers les fissures des portes de la grange, et s’agrandir, et enflammer les portes, et incendier la paille, et les hommes en noir, des ombres sans visage, corps voà»tés par le poids de la cruauté. Et leurs voix criaient fort : « Â Où êtes-vous, lâches, où êtes-vous, misérables ?  ». Et tu grelottais. Et je pleurais. Et nous étions, au fond, cachés sous les bottes, et les flammes venaient, et nos pieds s’enflammaient déjà, et toi, tu grelottais, et puis moi, je pleurais, dans le chaos et les flammes. Tu disais, de plus en plus fort : « Â Mais qu’allons-nous faire ?  ». Et moi, je t’embrassais, c’était la dernière fois. Et la chaleur, et le jaune, et l’orange, et le rouge, et la paille, et tes cris, mes sanglots, et le noir. Mes yeux, fous, terrifiés, cherchaient, partout, une évasion possible, je rêvais d’une cache, et je creusais sous la paille, et sous la paille, il y avait de la paille, et sous la paille encore, il y avait de la paille, et je me débattais contre les flammes, je les éloignais de tes pieds, mais elles grandissaient, et je crachais de la fumée. Et dehors, au-dessus des flammes qui jaillissaient sur la terre, et sur les arbres autour, le ciel changeait le rouge en bleu, et le bleu en nuage, et les nuages en cieux, et les cieux étaient doux, et nous étions les cieux.

Clairac, Juillet 2017

1er octobre 2017
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