Cécile Guivarch | Un petit peu d’herbe et des bruits d’amour (extraits)
chair et os
cri de nouveau né
elle cherche le sein
le peu de douceur
elle est née – parents inconnus
sa mère
en a perdu le bruit du cœur
cachée au fond d’elle-même
s’en bouche les oreilles
la douleur aux seins le sang les veines
son corps par où est passé l’autre corps
la douleur elle n’y voit que la douleur
mettre au monde seule au monde
avec les yeux du monde
s’en bouche les oreilles les cris de son
enfant
le père au loin
d’où il ne reviendra plus
au piège perdu dans son amour
sans plus de femme
de fils
ni fille
son cœur qui oscille
entre droite et gauche
que tellement ça bouge
(son sourire ses yeux à laisser le cœur chavirer)
bonheur dans un champ
ou dans un tas de paille
son poème elle s’en souvient longtemps
les mots reviennent toujours
ils se réduisent à pas grand-chose
un petit peu d’herbe et des bruits d’amour
elle pleure
c’est sa grand-mère qui accourt
la abuela
cuillère de miel eau de sucre
chante ce que chantent las viejas
la boule de maïs el trigo
dans le vieux four à bois
el caldo allongé d’eau [1]
la mère
des jours à dormir
en boule sur elle-même
à se fondre dans son propre ventre
comme si elle voulait renaître
ou ne jamais en sortir
ruisselante dans le noir
son visage à la mer
elle met des champs dans son bouquet
ferme la fenêtre que les mots ne s’envolent
elle murmure les personnes disparues à la lune
ce qu’elles avaient d’eau dans les yeux
n’est pas revenu de guerre
jeune à jamais
cheveux lissés noirs et blancs
on dit de sa mère
qu’elle a un trou dans la poitrine
se perdent en coups de pioche
ils ne savent pas que dans les arbres
s’accrochent des rêves
oublient de toute cette terre
qu’ils en viennent qu’ils sont nés
leurs mains ne peuvent que se perdre
dans les racines dans l’ivresse
elle avait dans le cœur
autre chose que la guerre
(des oiseaux peut-être)
autre chose tant ses yeux brillaient
les aïeux
une malle en carton bouffé
sont partis à la hâte
une image de la vierge
patronne de l’Esclavitud [2]
mains et terre
le poids des arbres sueur des bœufs
les enfants qu’on pleure
la grippe espagnole
elle vit comme dans un arbre
un rêve de fleurs
des mots elle n’a que le bruit de l’eau
ses mystères cachés dans la terre
les uns s’en vont
à Cuba en Argentine
le rêve de quoi au juste
les autres restent
ne savent pas
partir
après personne n’est seul
tout le monde a fui quelque chose
s’aident les uns les autres
se reconstruire
un nouveau nom
quand elle y retourne
dans son paysage d’herbe
elle n’en sent plus l’odeur
son pays devenu
là-bas
de sa vie chaque matin
l’appelle dans sa tête
lui crie qu’elle l’aime
qu’elle l’aimera toujours
que c’est ainsi
qu’elle l’emportera dans sa mort
ainsi soit-il en dormant
que la route mène vers une telle histoire
qu’en pouvait-on savoir
tout au départ choses simples
un homme une femme
les gorges se serrent
de bout en bout
on reste longtemps à les regarder
leurs bras posés sur l’épaule
les postures qu’ils prennent parfois
ce qu’ils ont de bonheur
et leurs regards dans quel sens
doit-on les regarder
elle se lève à l’autre bout d’elle-même
et puis déjà si loin
grande à force de s’élever
sans ailes qui lui poussent
elle n’abîme pas l’herbe
ses pas sont trop légers
elle commencerait son livre
par la fin
parler de ceux qui sont partis
prononcer le mot disparition
exil des uns aux autres retirada
connaissent-ils les grands cimetières sous la lune [3].
la fosse où s’est enfoui le poète
ce qu’ils disent de mots
s’essouffle à la pensée des morts
il tombe de pluie
autre chose que le ciel
la moitié d’un bouquet de fleurs
qui vous dira mes aïeux
« n’avons cessé de penser à vous »
vos silences écoulés de cœur en cœur
vos sangs mêlés de rivières
vous reteniez votre souffle
vous n’avez jamais été aussi proches
à frémir ainsi sur nos épaules
vous êtes nos morts
le ciel vous empêche de glisser
De Cécile Guivarch on pourra lire d’autres extraits sur le site Terre à ciel, ainsi que le très beau « coups portés », chez Publie.net.
SB