UBU roi, par Nicole Caligaris
Nicole Caligaris, UBU roi, roman, éditions Belfond, collection Remake, 208 pages, 17 €.
Un fin connaisseur de la pièce de Jarry [1] prendra certainement beaucoup de plaisir à lire ce roman parce qu’il y repérera les citations et les traits stylistiques empruntés à l’original. Cela dit, n’importe quel lecteur pourra faire son miel de cette mise à jour effectuée avec succès (comme disent les ordis), autant grâce à son inventivité qu’à sa justesse.
En effet, Nicole Caligaris multiplie les procédés qui rendent son écriture singulièrement vivante. Tout d’abord, en 5 blocs de brefs chapitres doublement numérotés à la façon d’un document d’entreprise, elle mêle, sans toujours prévenir, une narration extérieure aux monologues intérieurs et aux propos de M. et Mme UBU. Par ailleurs, de très longues phrases, syntaxiquement rythmées, sont fréquentes, générant un emportement par accumulation du capital des mots :
« Qu’il était luisant, qu’il était beau son lombric, annelé, dentu, pansu, triomphal, amphigouré de son essence, rondement campé devant le buffet garni par leur ami Mamamouchin qui leur en devait une belle, ça commençait, dans le hall illuminé pleins feux pour la circonstance, orange et bleu, saltimbanque, entouré de la DG Pologne au complet, souriant bellement vers le paquet de photographes serrés tous dans le même angle […] »
Les néologismes prolifèrent (déveinementiel, pipliste, tip-tapoter) et les registres de langue les plus divers se côtoient, laissant notamment apparaître, derrière les éléments de langage clean, la réalité de certains rapports sociaux dans toute leur brutalité :
« Vous croyez que c’est comme ça que je vais prospérer ? Ils oubliaient, les innocents, que si lui ne s’enrichissait pas, c’étaient eux qui allaient finir la gueule ouverte sur le carrelage, avec leur CV accroché au gros orteil. »
Enfin, l’auteur joue avec le fait que son texte est tiré d’un texte antérieur qui serait lui-même la copie (non sans erreurs) d’un plus ancien, etc. [2], ce jeu de miroirs déformants étant peu à peu révélé par les notes de bas de page où sont malicieusement commentées des sources plus ou moins sérieuses et des actualisations lexicales (par exemple, l’épée devient l’éPad) ; finalement, le livre constituerait l’énième version d’une histoire vieille comme l’humanité [3], d’un récit homérique sans cesse renouvelé par ses auteurs successifs : « Bientôt arrivée au terme de son ouvrage, l’auteur se trouve désemparée : qui a-t-elle copié ? Qui a-t-elle suivi ? Qui a-t-elle servi ? Qui a-t-elle trahi ? »
Parmi ces modifications, l’une est à souligner : celle qui, à cause d’une prétendue coquille [4], ramène le manageur au statut de mangeur d’hommes, dévoilant ainsi, sous une image lissée par la com [5],
la véritable nature d’ogre du héros qui, comme son prédécesseur jarryque, est un hyperconsommateur de chair sous toutes ses formes d’objet comestible, sexuel ou corvéable à merci. N. Caligaris expose allègrement les méthodes de man(a)gement de notre D(uodénal) G(lorieux), méthodes qui illustrent l’affirmation spinoziste selon laquelle on paie les hommes libres et on récompense les esclaves :
« (…) personne ne parle plus salaire, c’est beaucoup trop compliqué. Mais nous offrons des avantages, c’est ce qui se fait. Vous allez voir que j’ai trouvé d’excellentes idées, pour vous séduire, tenez, j’ai des contrats privilèges avec la compagnie d’assurances qui appartient à notre groupe, j’ai une aide-maternelle, j’ai un abonnement à la piscine et au squash, j’ai des sorties Disney, des places de cinéma, des voyages de printemps au musée des Impressionnistes […] grâce à votre effort sans limites, et vous serez soutenus, je m’y engage, j’ai des séances de kiné, une formation gérer-son-stress-avec-le-sourire, des sessions prévention-suicide, du coaching de chez Rise & Shine. »
Bref, si ce livre foisonnant suscite souvent le rire, ce dernier est parfois jaune car il s’agit bien, en réactivant les pouvoirs comico-corrosifs du jarrysme, de dénoncer un temps où même les dirigeants dits de gauche savent comment s’y prendre pour cajoler la City.
[1] Dont N. Caligaris offre un résumé.
[2] N’oublions pas que Jarry s’était lui-même inspiré de Macbeth.
[3] Les clins d’oeil ne manquent pas – ainsi, ceux qui renvoient à ces autres winners que furent, du moins un temps, Jules César et Napoléon 1er.
[4] La disparition d’une voyelle qui correspondrait aussi à celle d’un auteur supposé omnipotent (comme voudrait l’être justement UBU dans son domaine) :
« Ah ! force nous est, à présent, de renoncer au monothéisme, à l’auteur original avec son A initial. »
N. Caligaris, bien au-delà de la farce et de ses résonances politiques, développe donc au passage une réflexion subtile sur la littérature.
[5] Y compris grâce aux services de certains artistes provos mais pas trop :
« Les monumentaux nounours en gélatine anglaise d’une artiste dont la cote avait centuplé en deux mois chez Soulby portaient chacun entre les deux oreilles le nom et le fanion d’une filiale du groupe, assis sur leur train entre les barres d’un immense parc à jouer, parmi d’autres œuvres indéfinissables signées par quelque valeur montante du marché, dont le nom devait assurer dans les rédactions culturelles une publicité cadeau. »