Underground


Cet été-là, au retour des vacances, j’étais enceinte. Toi tu étais dans mon ventre et moi j’étais dans le ventre de Paris.

Août 1979. Profitant de l’ouverture par la Fnac d’une librairie dans le quartier rénové des Halles, j’avais demandé à transformer mon emploi de secrétaire en un emploi de libraire. Etonnée, car je n’avais d’autres compétences que mes enthousiasmes de lectrice, j’avais vu ma candidature agréée ; mieux, comme j’étais étudiante en psychologie, on m’avait affectée au rayon sciences humaines, sous-section psycho-philo-pédagogie. C’était un temps où la DRH ne s’effrayait pas de nos cv en zig zag. La « Fédération Nationale des Cadres » embauchait encore sans sourciller des décadrés de toutes sortes. À nous tous, nous formions une bande joyeuse et hétéroclite de sans papiers, d’ex-malades psychiatriques, de réfugiés sud-américains, de porteurs de valises pendant la guerre d’Algérie, de militants contre la guerre du Viêt-Nam, d’étudiants exaltés rescapés des riches heures de Vincennes… Nombreux étaient ceux qu’animait une passion qui ne les faisait pas vivre : cinéma, photo, danse, mais aussi philosophie, politique, voyages. Formidable creuset où j’apprenais bien plus sur le monde et la vie que dans l’amorphe université où m’avait fait échouer une bourse d’étudiant étranger.

Troisième sous-sol, allée centrale, avant-dernier rayon sur la gauche : tout ce mois d’août j’allais donc travailler là, dans de ce qui allait devenir, disait-on, l’une des plus grandes librairies d’Europe. L’espace souterrain à peine cloisonné ressemblait à une grotte, un puits de mine plutôt, mais comme l’excitation était plus forte que le manque de lumière, c’est sans appréhension que j’y descendais. Dans l’éclat glauque des néons vacillants, imparfaitement fixés, tout devenait irréel. J’avançais comme dans un bois de conte, profond et sombre. J’étais Poucet se perdant avec délices dans les couloirs, les travées, les réserves, les escaliers immobiles. Ne manquaient que les ogres. Ils viendraient plus tard. En masse.

Dehors le chantier n’était pas terminé. Les pelleteuses continuaient de s’affairer du côté de Saint-Eustache. Le midi, on mangeait sur le terrain en construction, vers la rue du Louvres, dans des baraquements en bois, au milieu des ouvriers qui nous regardaient du coin de l’œil, et rigolaient. Ils ressemblaient à mes cousins. J’avais envie de parler avec eux, mais je n’osais pas même si je m’en sentais plus proches que des quelques collègues – tous des chefs - que je ne connaissais pas encore très bien, et qui m’impressionnaient. Car les chefs, eux, étaient déjà moins bigarrés que les vendeurs et les magasiniers. Ils venaient des beaux quartiers. Paris leur appartenait, ça se sentait. Désorientée dans le dédale des allées en construction, j’avais dû plus d’une fois demander à l’un des techniciens, repérables à leur gilet jaune moutarde, de me ramener de la cantine au magasin. Bien sûr ça faisait rire. Moi j’avais l’impression d’avoir dix ans.

Dix ans, et mon ventre qui s’arrondissait.

De la « vieille » Fnac, celle du boulevard de Sébastopol, j’étais l’une des rares à avoir été mutée à la librairie. Les autres vendeurs, venus d’autres magasins ou recrutés pour la circonstance, étaient attendus en septembre. Les responsables déjà en poste étaient eux presque continument en réunion. Je n’avais donc comme compagnons fugaces que les magasiniers qui déchargeaient les caisses fraîchement livrées et les hommes de l’atelier qui finissaient de coller la moquette dans le couloir. Un trouble délicieux me portait, sans que je sache bien s’il était l’effet de l’odeur de colle sur mes nausées de premier trimestre ou celui de l’euphorie d’être immergée dans ce lieu appelé à accueillir des milliers de livres.

Je me revois ces tout premiers jours, seule au milieu de l’espace nu, à peine rythmé par l’alignement des étagères. Des mètres et des mètres de rayonnages vides, blancs. En attente. Le silence de la foule pas là. L’éclairage flou qui rendait incertaines les limites du lieu. Quoi derrière les réserves ? Quoi au bout des couloirs ? Et sous mes pieds ? (Curieux, jamais le tremblement du métro, et pas encore celui du RER.) L’émotion d’une première fois. Le vertige du tout sera possible. Bien mieux et bien plus nombreux qu’à l’université où je n’avais trouvé qu’une bibliothèque indigente, les livres allaient venir. Ils s’installeraient ici, je les aurais à portée de main, à portée d’œil, à portée de cœur. Adossés les uns aux autres, peut-être même entreraient-il en conversation ? Les étagères seraient bruissantes de leurs chuchotis ; on les verrait s’animer, on les entendrait s’esclaffer, et qui sait, peut-être même jouer à s’échanger leur place ? Exacerbée par la grossesse ma sensibilité aux odeurs, aux couleurs, aux textures, trouvait matière à s’exalter. Je virevoltais entre les tables, aspirée par ce qui allait bien tôt s’y tramer : la naissance d’une librairie que je percevais plus comme une bibliothèque qui serait la mienne et que je soignerais comme telle, avec attention et gourmandise. Bonheur violent d’imaginer vivre bientôt dans l’intimité de tous ces livres.

Au gré des livraisons, les caisses s’accumulaient à l’entrée du rayon. Avec ferveur, je cueillais les livres un à un, je les prenais dans mes mains, je les retournais, je les caressais, j’en examinais le papier, j’en scrutais le caractère des lettres, j’en respirais l’odeur d’encre à peine séchée. Emue par tout ce savoir condensé, je grappillais un mot par ci, une phrase par là, je parcourais les sommaires, je survolais les chapitres, je m’imprégnais de la musique des titres. M’efforçant d’apprendre les noms et les œuvres de ceux qui deviendraient bientôt mes maîtres, je m’inventais une bibliographie secrète où se détachaient les objets-livres que j’appréciais. J’aimais particulièrement La Part de l’ombre et L’Agonie du jour pour la beauté de leur titre qui me faisait rêver, et pour le blanc des lettres qui se détachaient sur le papier glacé de leur couverture. J’aimais surtout le motif qui illustrait celle-ci ; il évoquait pour moi cette spongieuses pierre à savon dans laquelle les Inuits sculptaient des femmes-baleines et des enfants-chouettes. Là-bas, chez moi, au pays de l’hiver.

Tandis que les livres commençaient à prendre leurs aises sur les étagères nouvelles, toi, tu continuais à prendre forme en moi.

Ces livres, il m’avait été demandé de les ranger, sans plus de précisions. Je faisais donc à ma façon, qui n’était sûrement pas celle de quelqu’un doué pour le commerce. Les best-sellers racoleurs ne m’intéressaient pas, je préférais soigner le fonds. Les dictionnaires aussi, j’aimais bien. Sans parler de ma tendresse pour les livres de poche, qui en matière de sciences humaines en étaient encore à leurs débuts. Souvenir de mon émotion en découvrant les Champs-Flammarion et de ma joie à ranger les Points-Seuil : ceux-là je savais que je pourrais bientôt les emporter chez moi. Immuablement, mes préférences me portaient vers la psychanalyse et ses séduisants mystères. La philosophie aussi m’attirait, mais je sentais bien que pour en pénétrer les énigmes j’aurais besoin de passeurs. Aujourd’hui encore, j’aime moins la lire que me l’entendre raconter. Psychologie et pédagogie restaient les mal-aimés. Les livres me tombaient des mains. Même ceux dont la couverture s’apparentaient à d’autres que j’aimais ; les Piaget, Wallon ou Gesell avaient beau revêtir les même couleurs de forêt d’automne que les œuvres de Freud ou de Melanie Klein, je devais faire un effort pour les bien traiter.

Ces années-là, les textes de Freud parus en Petite Bibliothèque Payot avaient des couvertures aux couleurs fluos : orange, vert, bleu, rouge. J’avais trouvé astucieux de les installer sur des présentoirs parallèles à l’allée qui traversait la librairie. Façon d’annoncer ma couleur à moi. Dédaignant l’ordre alphabétique j’avais choisi d’installer en début de panneau, à bonne hauteur de regard, Freud et Lacan, qui était toujours vivant et dont n’étaient disponibles à l’époque, si je me souviens bien, que quatre des Séminaires, sans compter quelques éditions pirates que je n’étais pas peu fière de pouvoir proposer. Je faisais en sorte que les livres soient toujours impeccablement rangés, que soit toujours disponible un exemplaire de chaque titre disponible chez l’éditeur (oui, il y a vingt-cinq ans, on pouvait encore prétendre avoir en stock un exemplaire de tous les titres de psychanalyses édités en France) et que leurs dos lustrés s’offrent aimablement à qui viendrait musarder là. Sur les tables, je mettais en évidence ce qui me semblait échapper à la pensée gadget et aux diktats du marketing. Les titres aguicheurs, je leur réservais les dessous de meubles, les coins malcommodes. Plus tard, je me débrouillerais pour travailler aux horaires d’avant l’ouverture à la clientèle, à ces heures calmes où j’aurais à nouveau le sentiment de circuler non dans une grande surface dont je n’aurais été qu’un rouage mais dans ma bibliothèque, au milieu de mes livres que je serais heureuse de pouvoir partager avec d’autres lecteurs.

Oh, qu’elles furent douces ces semaines d’avant l’ouverture du magasin quand d’avoir le loisir de disposer des livres, j’avais le sentiment de les posséder !

Et puis... Descendue là, au fond de ce qui avait été la blessure des Halles, je me sentais avancer. Non plus secrétaire, mais libraire. Se confirmait ainsi que j’échapperais au destin des femmes de ma famille : domestique je ne serais pas. Caissière non plus, ni téléphoniste. Libraire, oui, ça m’allait bien, même si ça devait durer longtemps. Car j’avais beau continuer mes études, je ne croyais pas vraiment qu’un jour je vivrais de ce que j’apprenais.

L’été fini, le magasin ouvrit au public. La magie première s’estompa dans le brouhaha de la rentrée universitaire, suivi par les grandes ruées de Noël. Les livres redevenaient des objets à vendre, des items à pointer sur une liste morne. C’en était terminé des invitations à l’aventure, des incitations à la rencontre, des provocations à la pensée.

Indifférent à tout cela, l’enfant se préparait à venir au monde. Impatient, je le sentais s’agiter et réclamer le jour. Je devenais lourde. Je ne voyais plus des livres, mais des poids. Les caisses me cassaient le dos. Je découvrais les petites mesquineries du faux travail d’équipe, mais aussi bien les fous rires de connivence et ceux des grandes fatigues. Acheter, vendre, je n’étais pas très douée. Mais prendre soin des livres, ça oui, je continuais d’aimer. Et si je devenais libraire ? Libraire pour de vrai ? Un moment j’en eus envie. Acheter, vendre, peut-être que ça pouvait s’apprendre ?

L’automne passa. Puis vint l’hiver. Juste à l’orée du printemps mon fils naquit. Tout fut bouleversé. Je devenais une mère.

Pendant un temps, je n’eus plus le loisir de lire. L’enfant, lui, riait. Le monde s’ouvrait à lui. Moi je me pris à rêver de vacances. Dehors. Au soleil.

Dis-moi pourtant, comment est-il possible qu’aujourd’hui encore tu n’aimes pas lire ?

José Morel Cinq-Mars

18 septembre 2006
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