Vincent Tholomé | Mon épopée
1.
VOIX 1 : au khounanka
VOIX 2 : je revêts cent huit apparences
je me perds avec joie dans les terres montueuses
je caresse la tête d’un cheval qui pâture
je porte sur ma tête soixante deux ramures
je lave ma bouche noire à l’eau de pluie
j’ai des crocs jaunes solides et carrés
un fin duvet pousse sur ma tête
un fin duvet me pousse en dedans
je ressemble un peu à moi-même
je me vautre trois jours dans des poils longs
je pue la bête
une queue de trois brasses me fouette le visage
je fais bouillir une marmite
les muscles de mes jambes se fortifient
je possède des arbres et des ruisseaux
je fais ami-ami avec un yack
je fais ami-ami avec ses poux
tous les pelages me sont bons
je vis comme un sauvage
je possède des troupeaux
je laisse le froid me pénétrer
je collectionne les épluchures
je les conserve sous ma tente
je ne les laisse pas prendre froid
j’ai des chevaux et des moutons
j’ai des vieillards à barbe blanche
j’expose leurs têtes sur des pieux
j’exulte
j’enrage et je frémis
je trempe un doigt dans l’huile bouillante
VOIX 1 : oui
c’est ainsi
pas autrement
2.
VOIX 2 : au khounanka
j’use jusqu’à l’os les travers de porc
j’hiberne ensuite dans les steppes
j’aime traverser les terres vides
je m’arrête devant soixante chevaux
près des enclos je reconnais un fier gaillard
je fends sa tête en deux
à konochko on dit que je crache dans les potages
on dit que je souille les patates chaudes
que je réduis en cendre les coeurs et les poumons
à kanachka je dis que je parle aux poissons
je dis que je repousse les viandes avec dégoût
et que j’oublie le goût du sucre
je bêche ici avec trois incisives
je ratisse là avec une côte de porc
je sarcle les contrées planes à la branchie
je fouette au knout l’échine des chiens
je lève un vieux et une vieille
je fouette au knout l’échine des porcs
à kunuchku j’ai des assiettes en porcelaine
une nourriture épaisse et grasse
un jeu de trois cuillers et d’un couteau
je sers ici une louche à un vieux
je sers ici une vieille sans dents
je séduis quelques coeurs
des fois je péris là d’ennui mortel
des fois je péris là de catastrophe
des fois je suis l’enfant élu
à kinichki je vais où on attache les chevaux
je me saisis d’un licou
on ne me donne rien à fumer
VOIX 1 : voilà
c’est ainsi
pas autrement
au khounanka
3.
VOIX 2 : au khounanka
les oignons ne stressent pas
je mène un chien dans un brouillard laiteux
je crains le grand vide
à bilinski un vieux m’attrape par l’oreille
un vieux m’abreuve de thé épais
je suis le chouchou de ces dames
à bolonsko je chemine tout un mois dans la poussière
je chemine tout un mois dans les ténèbres
c’est ainsi qu’il faut faire
VOIX 1 : un jour je naîtrai
ne serai plus un garçon ordinaire
ne craindrai plus les chiens
il suffit de patienter
les canards croisent parfois leurs becs
les chevaux pissent parfois de rire
les coqs sans tête engrossent parfois les poules
c’est un fait
avéré
bien connu
c’est indiqué dans les osselets
c’est indiqué dans la poussière
je porte un long manteau de feutre
je sais fumer une pipe dans le grand vent
je déglutis dix fois de suite avant d’ouvrir la bouche
je fuis les salives jaunes
VOIX 2 : c’est ainsi qu’il faut faire
c’est ainsi qu’il faut être
je parviens au milieu du monde
je laisse deux sacs gris sous un arbre
VOIX 1 : je tranche un noeud de mon sabre puissant
je m’épuise à tout expliquer
je dors huit jours dans les hautes herbes
VOIX 2 : je constate les choses
la purée n’émet aucun son
la purée est une contrée déserte
VOIX 1 : je passe les nuits à dormir
je passe les nuits à errer
mes dents cliquètent quand la grêle tombe
VOIX 2 : ici je suis sans âge
je m’allonge comme je veux
le vent me dépeuple
VOIX 1 : je tourne autour du grand poteau
je formule des voeux
je caresse les chiens de la tête à la queue
VOIX 2 : des fois mes yeux ne quittent pas mes orbites
ma langue ne quitte pas ma bouche
un moustache de lait barre une fois mon visage
VOIX 1 : voilà
c’est ainsi
pas autrement
ma vie au khounanka