Xavier Bazot | Vézelay – Kerak

Fondée sur un étroit éperon rocheux, auquel on accède par sa poupe, et qui s’élève continûment jusqu’à sa proue, où s’érige l’édifice qui la précéda, la petite ville ressemble à un navire dont le nez serait soulevé par une énorme vague. Que l’espace, au-dessus des ravins qui la cernent, lui ait été compté, l’a contrainte à observer un plan d’ensemble quand elle s’est bâtie. Son promontoire requis par la construction qui nous emporte au temps des croisades, les maisons se sont pressées à ses bords, au long de ses remparts, dérobant la campagne aux yeux du voyageur qui descend la forte pente par l’une des trois ou quatre rues intérieures qui prennent leur source au pied du monument, suivent leur cours particulier, délimitant des quartiers, se rejoignent quelques centaines de mètres plus bas pour ne plus être qu’une. Les gens du cru avancent qu’à partir du point où s’unissent ces rues quasiment parallèles nous ne sommes plus dans la ville, mais dans son faubourg.

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À cet endroit stratégique où, encore dans les murs, nous quittons le cœur, Saladin, sur son cheval cabré, en marbre noir, pourfend de son cimeterre l’infidèle. Nous sommes en 1187, il vient de remporter la bataille de Tibériade, s’est emparé du bois de la vraie croix, a capturé Renaud de Châtillon, qu’il exécute, trois mois plus tard il entre dans Jérusalem, événement qui convainc Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion, c’est à Vézelay qu’ils en confèrent, de déclencher la troisième croisade. Sa statue équestre est emberlificotée, proprement saucissonnée, à ne plus pouvoir remuer le petit doigt, dans un câble noir, qui l’attache à un poteau de bois planté à proximité.
Les serviettes des coiffeurs sèchent devant la boutique, sur un étendoir. J’achète un pain chaud dans une boulangerie, le patron m’en choisit un qui sort du four, ne veut pas que je le paye. Mal habitué à cette monnaie qui m’est nouvelle, je tends ma paume ouverte, les commerçants y piochent ce que je leur dois. De leur cage accrochée au linteau des portes, les canaris s’épuisent à lancer leurs trilles. Dans une vitrine, à vendre, j’aperçois un téléphone français, un ancien modèle, de ceux qui fonctionnaient. Poussant une voiture à bras, un homme vend des couples de tourterelles, qui roucoulent, des perroquets qui se dandinent sur leur perchoir. Dans l’encoignure d’un portail, une enfant joue avec deux tortues.
Un cortège, qui chante et tambourine, jaillit d’une ruelle, seulement des hommes, en tête un garçon endimanché, l’air un peu sonné par l’acte qu’il vient d’accomplir, bras dessus bras dessous l’escortent deux amis, ces trois-là s’engouffrent à l’arrière d’une voiture, la troupe grimpe dans un autocar, tout ce petit monde s’en retourne, un contrat de mariage vient d’être conclu, les gens du quartier sont sur leur seuil, les jeunes filles de douze à quatorze ans scrutent, fort intéressées.
En ce mois d’avril j’habite à Kerak. Mes fenêtres ouvrent à l’est sur le pont-levis de la citadelle, au sud sur les lointains, collines et vallée aux contours précis dans la claire lumière du matin. L’homme qui a en charge la maison est égyptien, de religion copte, et me découvre, signe de reconnaissance m’apprend-il, la croix tatouée à son poignet. Elle a la forme d’une fleur.
Rythme mes heures l’appel à la prière, qui me réveille, m’aide à penser au repas, clôt l’après-midi passé à lire au sein de la citadelle, que les siècles ont transformée en jardin suspendu. Les croisés la remettent sur pied en 1140. La montagne qui la porte est creusée de galeries, d’escaliers, qui relient de multiples salles, jusqu’à une telle profondeur que cette cité souterraine, capable d’abriter une armée, demeure aujourd’hui largement inexplorée. Renaud de Châtillon, en 1177 seigneur d’Outre-Jourdain, y établit son repaire, attaque, au mépris des traités, les caravanes des pèlerins sur la route de La Mecque, jette ses prisonniers du haut des murailles. Depuis mon poste je vois, au fond d’un des plus somptueux paysages qu’il me sera donné de contempler ici-bas, le bleu étincelant de la mer Morte. Fuyant ses rivages, et Sodome, Loth gagne une grotte, sur les hauteurs, où sa fille aînée conçoit Moab, dont les fils créent Kerak, et adorent Belphégor.
Au sommet du château fort, d’où vous surplombez la ville, ses remparts et l’horizon, une table est sculptée, les chevaliers croisés à droite, les cavaliers sarrasins à gauche, y entourent leurs deux princes respectifs, qui s’étreignent.
Au cimetière, où j’aime à flâner, qui s’étend, figure de proue, à l’extrême pointe du gaillard d’avant, repose, dans un sanctuaire blanc en forme de cube que coiffe un dôme de couleur vert eau, Noé. On relate, nous dit Docteur Fawzi, « qu’il échoua dans la vallée en contrebas de Kerak, où l’on montre un rocher en forme d’arche. [1] »
Sitôt la nuit tombée, au carrefour où aboutissent les rues hautes, cent loupiotes, qui émaillent le câble, voilà à quoi sert ce lasso, devenu jaune d’or, qui l’entortille, illuminent la statue de Saladin. Les enfants jouent au ballon, dévalent les pentes dans des caisses roulantes, qui la journée transbahutent les marchandises.
Dans l’épicerie en face, trois sous à la main, en quête de l’article oublié, sans omettre la friandise, défilent tous les gosses du quartier. Un client m’offre un Coca-Cola, le marchand un loukoum, son associé survient, me baille une minuscule cruche en terre, objet de dînette, les deux compères m’exposent qu’ils sont frères en Dieu. L’associé entreprend de me persuader qu’il est absurde de croire que Dieu puisse avoir un fils, Jésus, que Marie puisse concevoir sans mari ; me demande instamment, doux est son regard, suave sa parole, de réfléchir à la destinée de mon âme ; m’assure qu’après la mort nous attend le paradis, où les femmes sont très belles ; me rapporte que Mahomet, le prophète, voit enterrer un chrétien et pleure, on se moque de lui : « Pourquoi pleures-tu ? Ce n’est pas un musulman ! – Oui, répond Mahomet, mais c’est une âme que Dieu ne pourra pas accueillir. »
J’ai l’impression d’avoir, enfant, entendu une semblable histoire, racontée à l’envers, dans la bouche d’un prêtre.

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La statue équestre de Saladin a disparu mais le carrefour est là, en amont duquel la cité, percée de caves, cryptes et souterrains, par milliers s’y esquichaient les pèlerins, élargit son assise. L’unique chaussée, où s’inscrivent, à intervalles réguliers, des coquilles Saint-Jacques dorées qui marquent au pérégrin le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, se ramifie en trois branches qui grimpent entre les rangées des maisons, soulignent le dessin des remparts, s’incurvent et débouchent devant la façade de la basilique, sanctuaire des reliques de sainte Marie Madeleine, qui de Palestine vogua jusques en Provence.
Saisonnières, les hirondelles, sous le linteau de chaque porte, façonnent leur nid, où naissent les oisillons qui à l’automne franchiront, moussaillons, la Méditerranée. Les nourrir, quand la chaleur décroît, ne laisse pas de repos. Pères et mères donnent la becquée, filent à tire-d’aile, trissent, et strient le ciel. De jour en jour, sous le porche de la Poste, Lamiel et Armance surveillent une nichée où quatre têtes se poussent du col, quatre becs s’écartèlent, quatre voix s’égosillent, qui bientôt se sera envolée.
En ce mois de juillet j’habite à Vézelay, la maison de Jules Roy, écrivain qui, pour s’être engagé sur des fronts plus modernes et non moins meurtriers, se comparait volontiers à un croisé.
Du jardin, ses terrasses épousent les degrés des remparts, l’œil embrasse un paysage inchangé depuis ce jour de Pâques 1146 où, écrit Pierre Larousse, « l’abbaye vit le roi Louis VII et tous les grands du royaume se réunir dans la vallée d’Asquins, au pied de la montagne. Du haut d’une chaire improvisée saint Bernard harangua cette foule et l’électrisa de son éloquence. On sait quel fut le résultat de ce sermon célèbre : la deuxième croisade eut lieu. »
Tuer un infidèle n’est pas un meurtre, clame Bernard de Clairvaux, credo que partagent les mahométans.
Renaud de Châtillon, prince d’Antioche de 1153 à 1160, les seize années suivantes prisonnier des Arabes, est-il parti de Vézelay ?
Le village d’Asquins s’étire jusqu’à la Cure, qui taille sa route entre les collines, nerf de la vallée dont les confins s’estompent dans une nappe d’un bleu vaporeux qui pourrait être la surface étale de la mer Morte. J’imagine l’arche du bonhomme Noé fourvoyée par là, s’engravant sur le piton où se dresse la basilique. Des charbonniers exercent leur antique métier dans la forêt en vis-à-vis, la fumée de leur feu continu drape, le soir, les crêtes d’une écharpe de légère mousseline. À moins qu’elle ne trahisse l’emplacement de la grotte où Loth et ses filles ont fixé leur foyer.
De mes fenêtres je la considère ; je guette l’instant où le soleil couchant balaie de rose la face de l’abbaye et celle de Marie de Béthanie, qui se tourne et regarde, l’inspiration de Jules Roy en était stimulée, vers la maison.
L’angélus, qui éclate de joie le matin, emplit sereinement l’espace à midi, accompagne d’une pointe de mélancolie le déclin du soleil à six heures, structure ma journée mais la nuit je m’abandonne au chant du muezzin que psalmodie, féminine et langoureuse, la voix de la girouette qui, au zénith de ma chambre, oscille.
Sis au-delà et au-dessous du chevet, saillant au milieu des champs de blé le cimetière, but de promenade avec mes filles, qui surprennent les lézards somnolant sur la pierre, rallie quelques hommes remarquables, qui ont élu, où jeter l’ancre, cette terre finale. D’une tombe s’élance un plantureux rosier, né du sein de l’éternelle Ysé.
Nous remonterons à la première fraîcheur. Armance et Lamiel collecteront des noisettes pour l’écureuil qu’elles ont aperçu, aideront Yamlika, la jeune femme iranienne, de confession zoroastrienne, qui a en charge la maison, à arroser les fleurs du jardin. Mes filles sont tombées amoureuses de Yamlika, belle, à croire que le paradis est sur terre. En riant, en courant, les unes les autres au passage s’aspergeront. Elles verseront de l’eau dans le petit bassin de pierre, que disposa Jules Roy, où les oiseaux s’ébrouent, la nuit peut-être des animaux plus sauvages se désaltèrent.
Avant qu’elle ne parte, Yamlika contera aux deux sœurs un épisode du Livre des Rois. Les montgolfières multicolores, retour d’excursion, friseront la tour Saint-Michel. Au crépuscule nous nous inviterons chez notre voisine, admirerons les corolles jaune serin des fleurs de l’onagre, qui pousse sur sa terrasse, se déplier et s’ouvrir à vue d’œil au moment où le soleil disparaît. Au matin elles mourront, brûlées par ses premiers rayons.




En m’invitant en avril 2002 en Jordanie, en nous recevant, ma famille et moi, dans la maison de Jules Roy, à Vézelay, en juillet 2002, le Conseil général de l’Yonne, monsieur Éric Auzoux, directeur du centre culturel français d’Amman, sont à l’origine de l’écriture de Vézelay - Kerak.

21 avril 2011
T T+

[1Docteur Fawzi Zayadine, Sites bibliques - Jordanie terre de prophètes, Bonechi, 2000.