agora (7), un merveilleux programme (journal)
On voit à tes yeux qu’elle te plaît (l’éducateur).
Française et avec papiers (je dis).
Désolé, je préfère les blondes.
ça tombe bien on va dire (je dis).
D’abord la pièce fermée puis la pièce est ouverte. On ne retrouve pas les cahiers. Personne n’y écrit dedans ? C’est vrai mais s’ils ne sont pas là personne c’est sûr n’écrit dedans. Aujourd’hui Nadia demande le cahier.
La pièce est fermée, W, tu veux bien nous l’ouvrir ?
Je cherche les jetons pour le café.
Sur les bancs à côté de la salle trois hommes dorment, profondément. J’ai vu arriver Maryse, voilette sur la bouche, concentrée. Arthur et son ami, arménien comme lui, m’embrassent. Tu viens travailler. Ils sont assis dans le petit salon, le plus jeune des deux joue sur une tablette.
Nadia dit qu’elle a pris les huiles essentielles recommandées par Mary. Les huiles lui ont fait un bien fou au moral, une vraie magicienne, Mary. D’ailleurs elle est pas là ? Il faut l’attendre. Mais si on attend trop longtemps Mary et Madame Maryse qui veut venir aussi moi je ne pourrai pas rester (Marys porte un petit voile sur la bouche, pour les microbes, tu vois qui c’est), si on attend trop longtemps ce sera trop tard pour moi (Nadia).
W dit qu’il est débordé. Les mémoires. A l’accueil c’est ce jeu de demander le papier du RV, j’en ai pas besoin, mais si, L m’a dit que je n’en avais pas besoin, ça passe quand même.
C’est à dire que j’ai jusqu’à 15:30, dit Nadia. Je peux pas dépasser 15:30 pour appeler le 115. Après 15:30 c’est trop tard de toute façon. Je vais essayer de dormir quelque part ce soir. Il n’y a jamais de place mais il faut essayer aux cabines gratuites. Dès 15:30 il faut essayer ; c’est la première chose à quoi on pense le matin, appeler le 115. Sinon on a les hôpitaux si on se fait tout petit tout discret tout malade on somnole sur une chaise aux urgences à Saint Antoine mais la sécurité te dit : vous perturbez les malades. S’ils pouvaient au moins nous donner un brancard dans un coin et un repas, ils en ont des repas tout faits, non ça ne m’est jamais arrivé, ni à l’hôpital ni ailleurs, ni dans le métro ça ne m’est arrivé que quelqu’un me dise restez donc il fait si froid dehors, quand il est 2:00 du matin ils te font sortir. Pour la manche on est si nombreux avec les Roms les SDF tout ça comment veux-tu, parfois quelques centimes et quand tu atteins un euro, il faut trouver où le café est le moins cher, c’est long de 2:00 du matin à 8:30, l’heure où les centres de jour ouvrent. Tu as un café et pas de croissant ni pain ni beurre, rien dans le ventre.
Les travailleurs sociaux il faut les payer pour qu’il se passe quelque chose, pour qu’ils te gardent leurs logements, ils les gardent pour ceux avec qui. Pour ceux qui. Ils les gardent. Ils se les donnent entre eux.
Mais non, je dis, peut-être c’est ton impression parce que c’est si dur d’attendre et ils ont si peu de moyens. Ils ne se font pas payer pour les logements et ils font ce qu’ils peuvent faire je t’assure.
Peut-être mais alors c’est question de budget ?
Oui, question de budget.
Pas seulement. Quand Anne Hidalgo a visité le centre de Reuilly Diderot, la directrice a dit : il y a des réussites, certains quittent la rue. Moi je ne dirai pas depuis combien de temps je suis dans la rue mais j’en ai pas vu qui quittaient la rue. Qui, comment dire, qui encadre ça, le nombre de sortie de la rue ? Qui dit si le suivi c’est suivi ou pas du tout ?
Tu veux dire qui évalue ?
Oui les résultats des sorties de la rue ? Oui comment on évalue si on fait pas le suivi individuel et on ne fait pas le suivi individuel ?
Mary n’est pas là. Maryse non plus. Avec Nadia on lit le passage d’amour entre Echo et Narcisse, chez Ovide et c’est très triste, dit Nadia - mais qui n’a pas connu une histoire d’amour comme ça, à te sécher les os en pierres ? On n’est plus qu’une voix. Dans le cas de Narcisse qu’un petit peu d’eau. Une fleur, mais je ne les connais pas, tu me dis blanc et jaune mais je ne vois pas tes narcisses. Peut-être dans ton pays (oui elle sont en fleurs en janvier, je dis). Des Narcisses dit Nadia on en a connu aussi, qui n’en a pas connu ? Je les appelle les égoïstes. Ceux qui ne savent pas donner de l’attention à côté. On regarde Robert de Niro dans le miroir : You’re talking to me , il s’entraîne pas à s’aimer mais à se tuer, c’est un peu la même chose, en tout cas lui c’est l’autre, c’est pareil. Qu’il est beau, dit Nadia, j’adore Robert de Niro. On regarde Juliette Binoche allongée et danse Denis Lavant sur l’amour moderne, il danse, Denis Lavant, Nadia rit, cette phrase d’après est très belle, dit-elle, il faudrait, mais je n’ai pas d’imagination, écrire quelque chose avec cette phrase : est-ce que ça existe l’amour rapide, l’amour rapide qui dure toujours ?
Non ça n’existe pas, mais rapide, comme ça, en courant, c’est beau.
Ce garçon : il la quitte comme Narcisse quitte Echo ou il va la retrouver ?
Il fait un petit tour de danse.
C’est beau.
J dit : j’ai perdu 400 amis.
Je lui fais une drôle de tête, que sont les amis devenus.
J’ai gagné le week-end, j’ai perdu 400 amis, 400 contacts sur ma carte SIM volée.
On a la belle année qui commence enfin : Syriza ?
Bonne année, vous autres.
Ce que je voudrais dit Nadia, c’est un cahier et écrire une lettre au président comme on avait dit avec Mary le dernier lundi. Mary a dû avoir autre chose à faire. On va écrire la lettre sans l’attendre. Tu crois que si on l’envoie il la reçoit ?
Lui ou un ou une de ses secrétaires.
Tu l’enverras en recommandé ?
Je ne sais pas. Ce n’est peut être pas poli.
Tu crois qu’il peut répondre ?
Pas lui mais un ou une de ses secrétaires peut-être.
Mais je n’ai pas d’adresse.
ici, à Emmaüs ?
Oh non dit Nadia. Normalement on peut avoir une adresse pas pour le corps mais pour le nom. Mais les quotas sont dépassés, il n’y a pas de place.
Les quotas pour le nom ?
Les quotas pour le nom. Je n’ai pas d’adresse.
Et si on donne la mienne, alors ?
Alors on donne la tienne, tu ferais ça ?
J’envoie et je donne mon adresse pour la réponse.
Tu sais il faut une lettre où il comprendra tout : parce que lui, il doit pas du tout imaginer ce que c’est que de vivre dehors.
Monsieur le Président,
Nous vous interpellons par rapport à nos situations qui sont des situations de grande urgence.
Savez-vous où nous dormons ?
Nous dormons dans les Abribus, dans les hôpitaux, si on arrive à y entrer en toute discrétion, en se faisant passer pour malade.
Nous pouvons dormir dans le métro aussi mais le métro ferme à 2:00 du matin, heure à laquelle on nous fait sortir. Il fait très froid à 2:00 du matin, rien n’est ouvert pour s’abriter. Plus tard dans la matinée, il nous faut avoir au moins un euro cinquante pour consommer le moindre café.
Ce n’est pas facile pour une femme de vivre dehors. Une femme peut se faire violer, agresser, dépouiller. C’est arrivé à une dame avec qui j’étais. Trois hommes bien costauds et très saouls l’ont déshabillée. Personne n’est intervenu. J’ai appelé au secours, personne ne s’est arrêté. Devant mes yeux, mon amie s’est fait violer. C’était la nuit. C’était sur le pont Marie.
En ce moment il fait très froid. Et tout ce que je vous raconte est du vécu.
Tous les après-midi, nous appelons le 115. Nous attendons des heures et des heures pour qu’à la fin on nous dise qu’il n’y a pas de place.
Les centres d’hébergement ouvrent à partir de 8h30, par exemple l’Agora (Emmaüs, à Châtelet), Aurore (Gare de Lyon), la maison des femmes (Reuilly Diderot). De 2:00 du matin à 8:30, le temps est long. Dans ces endroits d’accueil de jour, il n’est pas possible de se reposer. Simplement de prendre une douche et un petit déjeuner, sans pain, sans beurre. Un café simplement pour la journée.
Nous sommes obligées de faire la manche pour manger mais les gens ne donnent pas car nous sommes très nombreux à avoir besoin.
C’est une situation qui arrive à de nombreuses personnes.
Dès que je n’ai plus eu les moyens de payer mon loyer, après un douloureux licenciement, je me suis retrouvée à la rue, perdue, toute seule, avec des dettes, sans savoir où je devais aller. Il est facile de se retrouver dans le même cas que moi après un divorce, une perte d’emploi, une expulsion d’appartement. Le processus est très rapide, les choses s’enchaînent. Vous vous retrouvez dans la rue du jour au lendemain et vous ne comprenez rien.
L’assistante sociale m’a expliqué que je n’étais pas quelqu’un de fiable auprès des HLM puisque j’avais des dettes. Elle ne pouvait pas m’aider à me reloger. Comment aurais-je pu ne pas avoir de dettes après avoir perdu mon emploi ?
Certains mois, à cause de ces dettes anciennes de loyer, mon RSA est amputé de moitié. Je dois vivre avec 200 euros et parfois moins. C’est un cercle vicieux.
Les centres de jour ne souhaitent pas, la plupart du temps, nous aider à orienter nos recherches vers un centre d’hébergement d’urgence à long terme : les éducateurs nous expliquent que ces centres sont complets. Or, tant que nous ne sommes pas dans un centre à long terme, nous ne pouvons pas faire de projets, nous imaginer dans le futur et encore moins trouver du travail. Comment sortir de cette misère ?
Ne pourrions-nous pas envisager un suivi individuel des personnes qui sont comme moi sans logement ? Ne pourrions-nous pas tenter d’évaluer les raisons pour lesquelles, de fait, les gens ne parviennent pas à sortir de ces situations ?
Anne Hidalgo est venue au centre Aurore, à Gare de Lyon : la directrice l’a reçue, elle a expliqué que tout le monde était suivi et qu’on arrivait à sortir de la rue. Ce n’est pas vrai. D’ailleurs on ne lui a donné de ces réussites aucune preuve. Chaque matin, à l’heure du café, je rencontre depuis longtemps, les mêmes personnes. Ils se posent là jusqu’à la fermeture.
Monsieur le Président, je vous prie de bien vouloir tenter de trouver des solutions à nos nuits : pourquoi ne pas nous accueillir dans des casernes, dans des églises, dans des lieux qui ne sont actuellement pas habités, dans des bureaux désaffectés ? Ce serait une meilleure idée que d’ouvrir des gymnases qui ne servent que l’hiver.
Ce serait un merveilleux programme, Monsieur le Président.
Nous vous remercions du fond du cœur et nous attendons votre réponse à cette adresse, puisque nous, nous n’en avons pas :
M.C
4 rue sergent Marcel Duhau
64100 Bayonne,
N et cie.