Apolline Brechotteau | Qu’est-ce qu’en pense Didi ?

« Dévorer des livres, comme je l’ai fait depuis ma plus tendre enfance, n’est qu’une forme de paresse. Je laisse à d’autres le soin de s’exprimer à ma place. Je cherche partout la confirmation de ce qui fermente et agit en moi, mais c’est avec mes mots à moi que je devrai essayer d’y voir clair. Il me faut jeter par-dessus bord beaucoup de paresse, mais surtout beaucoup d’inhibitions et d’incertitude pour me rejoindre moi-même. Et pour toucher les autres à travers moi. » 
Etty Hillesum



La grandiloquence de la recherche. A chaque page, une référence qui interpelle ou qui effraye. La paresse dans laquelle je tombe lorsque je lis les mots d’autrui et celle de ne pas poser les siens.
A chaque page, la marque d’un autre comme un point de référence, comme départ de notre pensée. Selon Sénèque, avec les mots de Barthes, la vision de Carrère, les fragments de Rosset, l’humour de Chevillard. Aby Warburg, Didi-Huberman, Aristote et Platon, on entre alors dans une littérature qui se veut théorique et devient rhétorique – les maillages visibles d’une création — pourquoi pas, ou un filet dans lequel se rattraper au retour de bâton ?

Anticiper la réaction, envisager la réception. Si l’autre le dit aussi, alors je ne suis pas seule.
Un amas de mots qui forme un pot-pourri. Petit ensemble de flore, de restes de mère nature. Un pot-pourri dont l’odeur nous enivre, dont la nature émoustille. Un pot-pourri dont nous sommes le réceptacle. On accumule les mots externes, on interprète les visions en interne et on se demande alors quel est le lien : quand poserons-nous le premier mot ? jamais sans avoir deviné le mot de la fin.

Ricoeur n’a pas mon coeur, les pensées de Marc Auréle ne sont pas miennes. Rendre à César ce qui est à César car on ne se construit pas à partir de rien, mais oser prendre son envol, se soustraire à la recherche de cette confrontation de ce qui fermente et agit en nous. Que sont ces écrivains qui citent les autres ? D’éternels modestes, d’humbles successeurs ou des gens de paresse dont le désir profond est de poursuivre la lecture ?

Que chercher ? Ce que je sens de Didi ou ce que les autres m’en dissent ? Ma mère reconnaîtra-t-elle mes mots sous ceux d’un Blonde ou d’un Quignard ? La comparaison rend fébrile, elle est inenvisageable : alors quel devenir pour tous mes mots assoupis.

La recherche serait exclusive, un entre soi. Un hommage à l’autre, un cache pot pour moi. Qui doit-on emmener avec soi lorsqu’on veut aller au bout de la démarche ?
On démarre le chemin entouré de nos prédécesseurs, on reprend les voix-es dessinées pour débroussailler le chemin ; mais il faut alors l’emprunter seule. Se défaire des conseils et paroles chaleureuses. Le risque à écouter est de se brûler, une piqûre dans les orties semblent moins périlleuse.
La recherche est sérieuse, elle est appliquée et réflexive ; mais c’est une plaisanterie, l’illusion d’une démarche scientifique. Elle fait rêver par son manque de crédibilité et elle impulse par sa revendication de liberté. Si la recherche est vraisemblance parce qu’elle affirme par les mots de l’Autre, alors il faut s’en écarter : la recherche est dans l’imagination, elle s’écarte de la réalité – d’une quelconque vérité. Et alors, ta voix prend forme, elle accepte la subjectivité.

La recherche se déguste parce qu’elle est raffinée et on en soupe avec avidité.

Poétique oui, la recherche l’est. C’est un mouvement, une imprégnation. Elle s’éloigne du réel.
Citer la science et les grands de ce monde ne changera rien, le sort en est jeté : derrière les mots, ta parole est solitaire, ne la fous pas en l’air.

On accepte l’aventure initiée. On s’accorde avec Didi, avec ses mots et son phrasé, je cite et il fait partie de moi. C’est ainsi qu’en citant Didi, je lui tiens lieu de corps. Il est le gilet enfilé sur mes épaules, déposé tout contre l’arrête d’une omoplate, la cape d’un anti héros, et avec elle la force de donner voix à un autre que moi. J’ai fait corps, c’est donc cela prendre en soi l’énergie avortée d’un comparse. C’était donc cela tendre les bras en croyant entendre ma voix.

Être le ventriloque d’un autre en soi.

Et ces mots posés, alors, que sont-ils ? Des traces légitimes, celle de mon ignorance, de la vacherie que m’impose la modestie. Poursuivre la recherche malgré l’inconséquence de la question. Le départ conditionne le résultat.

Rien ne scientifique, juste un brin de logique.

C’est la recherche qui s’élance, le surpassement qui s’impose. Un pas devant l’autre, et la magie réapparaît : si tu ne trouves pas les mots, laisse-toi la possibilité de les imaginer. Si tu sens ce qui n’existe pas, où crois-tu te situer ? dans le délire de la création ? chaque mot caresse ton corps et c’est bien ce qui te donne raison, tant de frissons quand tu juxtaposes vos deux peaux – la recherche et l’imagination.

Déjà, je suis folle. Du genre de folie qui exclue et rassemble. L’esprit de Didi t’accompagne, joyeux et tapageur. Mais nullement bagarreur. Des mots s’entrechoquent dans ta tête, une matière à reconstituer, non, une association à malaxer ; la réponse à la reprise de ta sonorité. Des mots blocs, des phrases qui consolident, une purée bien assemblée qui forme un discours une fois séchée.

C’est la bouillie de l’écrivain, celle que je pétrie en inventant d’autres gens dans ma tête. Je deviens le médium de mes pairs et mères, le regard rivé sur une recherche qui se vit.

11 mars 2021
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