Apolline Brechotteau | Sinon le début de l’histoire serait la fin de l’histoire


Photo : carnet de recherche de l’auteure



Enquêter c’est retrouver les traces d’un corps autrefois présent et à présent absent ; en septembre 2018 je me suis mise en quête de James, un amour d’enfance – l’histoire d’une petite fille de neuf ans amoureuse d’un garçon de dix. Qu’était-il devenu ?

J’ai cherché dans mes souvenirs, les traces de notre passé commun et dans ma tête elle a surgi : une lettre, une petite note manuscrite dans les pages d’un petit journal qui ne tenaient qu’à un fil. Elle était là, sous mes photomatons d’adolescente, souvenirs de mes quatorze ans. Elle avait encore l’odeur du carton Yves Rocher dans lequel elle se trouvait, les effluves de crème de framboise, de gel douche poivré, persistantes. Accolés, des babioles et des petits mots. Le message de James, froissé, un parmi tant d’autres échangés durant les heures de classe. Déposés dans la trousse de l’un, dans le taille-crayon de l’autre – nouveau système postal ; une gourmandise que je ne pouvais dévorer qu’en de brefs instants où la maîtresse détournait le regard, tournait le dos, à peine le temps de tendre la main vers le trésor, contrainte à retomber pour ne pas dévoiler la cachette de tant d’amour. Et voici le petit mot de James, tracé d’une écriture incorrecte et malhabile. Il était bien là, vivant sous mes doigts. Et ses mots ont trouvé ma mémoire.

L’archive est une trace qui passe au travers du corps. Une trace morte qui instantanéise notre regard face à la mort. C’est la preuve de l’existence d’un autre, de celui qui n’est pas, la preuve d’un ça a été, d’un nécessaire ça n’est plus. Il faut sortir de l’obsession du voir, de cet envoûtement qui perturbe notre temporalité. Immobile comme la photographie – l’album photo de la Castiglione, le portrait d’une Leïlah Mahi  au cimetière du Père Lachaise ; c’est un cadrage stoppé net, un face-à-face entre celui qui regarde et celui qui est regardé. Le fantôme surgit de cette confrontation de l’Absent dont il ne reste que les traces et de l’individu présent dont le cœur bat et s’accélère face à l’archive. C’est un corps-à-corps, une étrange liaison qui relie la main du chercheur et le document. Une liaison froide qui marque l’innommable, ce passage in-franchi par le vivant – rite de passage déjà ancien pour le fantôme : la dureté du papier – son odeur de vieux, de document caché dans une atmosphère non renouvelée, tout rappelle au corps sa vivacité, son animation. Face au lugubre et au sacré, le chercheur tapote doucement l’archive, s’en saisit et la soupèse pour sentir le poids de son existence. Un tout petit morceau suffit pour mettre en lumière le fantôme, reste au vivant d’en inventer la dynamique. Et c’est ainsi que naissent les histoires de fantômes, c’est ainsi que James est né.

L’immobilité de la photographie, de la lettre manuscrite, de la signature, de la griffe faite à l’encre, des cheveux, des ongles, d’un cil, d’une marque de rouge à lèvres, d’un pansement, d’une petite pierre, d’une bague, d’un tissu, d’une odeur – d’une odeur volatile, rend ces traces médiocres ; peu prompts à dire l’entièreté d’une absence qui se veut présente. Sinon les romans de fantôme démarreraient sur la trouvaille d’un album, celui des Gens dans l’enveloppe, d’un article sur Dora Bruder, d’un Figurant de cinéma, des livres d’un grand-oncle Jim et finiraient sur cette même découverte. La boucle est bouclée : la découverte de l’archive est le début de l’histoire est la fin de l’histoire.

Il faut dépasser l’archive, il faut en dépasser l’immobilité. L’écriture remet les images de James « en mouvement, elle les relie, les associe, leur prête son rythme, sa pulsation ». Je réanime le fantôme qui se cache à l’intérieur. Malaxer un tissu est un moteur d’animation, une source d’inspiration mais c’est ce qui s’en dégage, ce qui en résulte, qui s’anime et donne le mouvement. C’est au travers des mots de James, du papier que j’ai retrouvé une partie de lui. Un James conservé dont l’odeur émanait encore, peut-être plus par souvenir que par réalité biologique – qu’importe. La vision de cette note a réactivé mon odorat, James revenu, le parfum du garçon, à mes côtés. La lessive du gamin mêlée aux effluves de celui qui veut se grandir, adopter les fragrances de papa.

La lettre, toujours dans la main , en avant, alors, ces vies disparues dont le geste d’écrire réinvente la gesticulation. Pour éviter l’estompement des traits. Par cette animation, on les protège d’une immobilité certaine et on se détache par la même occasion de cette extase contemplative que peut avoir l’archive sur notre corps. Adieu la raideur du regard qui ne joue plus son rôle de mise en lumière. La pupille s’élance sur l’archive – focalise, enregistre, prend note de ce qu’elle observe. J’ai ressorti la lettre pour le projet de création. Je l’ai relue, j’ai tenté d’en retrouver l’odeur, celle du parfum dont j’imprégnais toutes les traces de James à défaut d’avoir sa véritable odeur. J’ai senti le pouvoir de cette archive, sa capacité à animer mon imagination. J’ai recopié la lettre, je l’ai prise en photo, j’ai voulu diagnostiquer ce qui lui donnait tant de pouvoir. Je n’en sortais plus, j’étais imprégnée de cette lettre, omnibulée par les phrases de James, par le surnom qu’il m’avait donné, mes yeux éclataient. L’archive se prépare à sortir de cette tension entre le statique et le vivant et l’œil se braque : il exige de reprendre le mouvement, pleure et larmoie, se révolte pour reprendre le scan de son environnement. Alors seulement notre corps se fait l’intermédiaire – le medium de cet absent qui se veut présence.

Pour surgir, le fantôme cherche la pulsation, l’élan de notre corps pour le propulser vers les autres, à nos regards bienveillants – à ceux qui existent encore et dont le battement du cœur rend la rencontre possible. Et c’est de cette rencontre que naît l’être imaginaire et idéal. Le fantôme surgit de l’inanimé et démarre l’enquête sur un chaos sensoriel et qui nous emplit et nous confronte à la découverte de ces trésors d’existence. Parce que la rencontre est sensorielle, elle aussi, et que dans toute cette histoire, le fantôme ne se veut pas corps, c’est nous qui lui rendons. Alors nous cherchons celui d’une inconnue ou celui d’une mère disparue dans l’espoir, dans quel espoir exactement ?

L’archive est l’« autre dépouille », celle qui s’ajoute au cadavre du disparu ; une dépouille dont la littérature peut prendre possession, sur laquelle les mots font pansement et peuvent réinventer le mouvement, la lettre est « détruit[e] par ce que l’écrit en a refait » alors je pense aux mots que je juxtapose lorsque j’écris James et je sens qu’il m’arrive de m’égarer, de perdre en chemin cette lettre qui a ouvert la voix. J’ajoute au grain de papier un grain de voix et démantèle les traces, ces morceaux de peau, pour donner à penser un corps en jachère : des bribes de chair – devenues mots – suspendues dans le temps, en attente d’une réorientation, d’une direction, d’un lieu où gésir. Ces archives se veulent matière, s’apposent au corps du chercheur et s’adaptent à ses contours. Un hôte providentiel qui déambule dans les rues, s’enivre de souvenirs traqués, des pistes déterrées et des témoignages consistants. Comme une baudruche qu’on ne saurait gonfler du souffle du disparu.

C’est une recherche intuitivement sensorielle, de par l’affolement qu’on éprouve au toucher d’une lettre, d’un album, qui place le fantôme dans une perspective corporelle, une victoire sur la décomposition de nos traces, ces astres morts oubliés par l’Histoire, soumis à l’épreuve du temps. Des archives mineures parce qu’elles ne sont pas nationales, mineures parce qu’elles ne font pas toute l’histoire. Les tâches brunes sur la photographie, les moisissures du papier, tout rappelle une décomposition qu’on ne peut aborder. Le souvenir du corps est en danger, il est dévoré et mis en cage dans une lettre inextensible. Et face à cette décomposition que l’on contemple, un constat : celui d’un corps disparu avant la disparition de l’archive.

Cette lettre, je l’ai perdue. Avant même que je puisse faire un choix, alors que je me demandais encore quelle type d’enquête j’allais mener : allais-je retourner sur les lieux de l’enfance ? Allais-je retourner à Angerville, me renseigner à l’État civil sur le devenir de James ? Consulter le cadastre pour établir les limites de la propriété de ses parents, d’en avoir une vision par le haut comme à vol d’oiseau ? Il me semblait incontestable d’y retourner pour être fidèle à l’archive. Une rigueur indiciaire qui semble rendre crédible la recherche, vraisemblables les indices, réels et authentiques les résultats d’analyse. Un prétexte à repenser le corps. A donner matière à sa disparition. Les feuillets et preuves s’accumulent, une importante masse qui donne le pas à la démarche.

L’écriture de James était partie d’une lettre et celle-ci ne pouvait en être que la première impulsion. La lettre perdue, un deuil s’est enclenché. J’avais essoré la seule archive qui me restait. J’en avais pris l’essence mais le retour à sa matérialité avait quelque chose de rassurant comme un point d’ancrage duquel on ne s’éloigne que peu. Ce retour aussi à l’image fidèle, y retourner pour vérifier qu’on a bien suivi les perceptions de l’archive, ses impératifs. La recherche ainsi enclenchée, s’élance. Et c’est elle qui prend possession du mouvement, l’archive restant un point de départ, « une collection d’instants arrêtés que ne lient ni devenir ni mouvement » dont il est difficile de se détacher. La perte de la lettre m’a jetée en dehors de tout contrôle. Mon fantôme et moi, nous nous sommes retrouvés nus face à l’absence d’origine. Il n’y avait plus rien – mais tout était là : l’essence savamment captée, la vie en moi pour relancer le mouvement.

J’ai laissé joué le destin en acceptant que la perte de la lettre de James fixe une nouvelle voie à mon projet. Il y aura enquête mais enquête sans filet, sans photo, sans trace. Le corps devient le porteur de l’essence, il incarne les commandements dont le chercheur s’imprègne. L’archive n’est plus qu’un bibelot, un babillage dont on s’éloigne. Pour y revenir parfois, mais dans un souci de confrontation : voir comme le fantôme a grandi loin de l’origine, voir si les traits se reconnaissent dans les mots qui font désormais corps.



Bibliographie :
Gwenaëlle Aubry, « L’extase de l’archive »
Philippe Artières, « Dépouillement, subst. Masc. »
Christian Prigent, « L’archive e(s)t l’oeuvre e(s)t l’archive »
Nathalie Léger, « L’Exposition »
Patrick Modiano, « Dora Bruder »
Didier Blonde, « Leiläh Mahi et L’Inconnue de la Seine »
Eric Fottorino, « A dix-sept ans »
Isabelle Monnin, « Les Gens dans l’enveloppe »

5 décembre 2020
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