30- Apprendre à lire enfin

Jean-Marie Barnaud :

Apprendre à lire enfin : c’est sans vergogne que, modifiant vivre en lire, nous empruntons ce titre à Jacques Derrida [1], et, avec ce titre, l’impatience et la sorte de soulagement mêlés d’inquiétude et de doute que connote l’adverbe. Sans vergogne, oui, puisque lire c’est vivre, et réciproquement peut-être, et que, par là, notre titre ne peut faire injure à sa référence… Et puis, que vivre et lire soient conjointement possibles, c’est bien la trace en nous de cette œuvre et de cette écriture, dont l’humanité et comme l’amitié ne cessent de nous faire signe, qui peut nous en convaincre.

Cela dit, cher Philippe, j’aimerais, en guise de première approche, partir d’une réflexion générale concernant l’expérience de la lecture, et pour laquelle je joindrai, à quelques remarques de Derrida lui-même, certaines autres références.
Et tout d’abord cette formule : "Chaque livre, est-il écrit dans Otobiographies [2], est une pédagogie destinée à former son lecteur".
C’est d’abord le terme « pédagogie » que je voudrais relever et avant tout parce que, qui dit pédagogie, dit aussi contact physique avec une parole, celle par exemple d’un professeur, avec des gestes, une présence, la présence d’un corps, d’une humanité, d’une temporalité, et donc d’un risque, qui supposent eux-mêmes une subjectivité, l’énigme d’une altérité : fascination et doute à la fois… Toutes conditions pour qu’une transmission soit possible.

Ainsi le livre est-il parole vivante, corps vivant. Il l’est en soi, et aussi par le témoignage de qui le donne à lire.

Et cela me conduit à évoquer quelques-unes des expériences de transmission auxquelles nous renvoient, et Deleuze, par exemple, lorsqu’il évoque [3] le bouleversement que fut pour lui la découverte de la littérature à travers la parole agissante d’un jeune enseignant – le fils Halbwacs –, et Derrida lui-même - et dans les mêmes conditions de rencontre pédagogique -, ou encore Jaccottet, à qui son professeur de grec, interrompant un cours technique, se mit à lire Histoires du Bon Dieu de Rilke, et tant d’autres encore, anonymes, qu’un « maître » a mis en route, sur le chemin…

Bien sûr, nous savons à quel risque de clôture dans l’enfermement d’une scientificité sûre d’elle-même et de son pouvoir de révéler un sens s’expose aussi celui qui se livre à l’Institution. Sans doute y reviendrons-nous, car Derrida, précisément, ne cesse de se démarquer de cette prétention du savoir, comme il le dit par exemple, toujours dans Otobiographies [4], évoquant « les impératifs de la pédagogie classique avec lesquels toutefois on ne rompt jamais sans appel ; mais ils auraient tôt fait, si l’on s’y pliait rigoureusement, de vous réduire au silence, à la tautologie, au ressassement. »
Cette distance est réaffirmée dans Béliers, en particulier dans ce passage qui oppose aux « protocooles théoriques » une approche « disséminale » du texte :

Je ne déplierai pas ici, je n’en aurai pas le temps et j’ai tenté de le faire ailleurs, des protocoles d’allure théorique ou méthodologique. Je ne dirai rien, directement, de la frontière infranchissable mais toujours abusivement franchie entre, d’une part, d’indispensables approches formelles mais aussi bien thématiques, polythématiques, attentives, comme doit l’être toute herméneutique, aux plis explicites et implicites du sens, aux équivoques, aux surdéterminations, à la rhétorique, au vouloir-dire intentionnel de l’auteur, à toutes les ressources idiomatiques du poète et de la langue, etc., et, d’autre part, une lecture-écriture disséminale qui, s’efforçant de prendre tout cela en compte, et d’en rendre compte, d’en respecter la nécessité, se porte aussi vers un reste ou un excédent irréductible. [5]


Il me semble que nous ne devrons pas oublier, au cours de notre entretien, cette dimension-là de la lecture, comme expérience d’un partage et, si l’on veut, d’un corps-à-corps, parce qu’elle est centrale et que c’est à partir d’elle aussi, je crois, qu’on peut « apprendre à lire enfin ».

Pas étonnant, par ailleurs, que Derrida file la métaphore d’une cène, d’un banquet où partager le pain et où risquer sa vie, dès qu’il évoque l’écriture et en particulier dans le cas spécifique de la traduction : « C’est mon corps, ceci est mon corps. Chaque poème dit : “Ceci est mon corps” et ce qui suit : buvez-le, mangez-le, gardez-le en mémoire de moi. Il y a une Cène dans chaque poème qui dit : ceci est mon corps, ici et maintenant. Et vous savez ce qui suit alors : les passions, les crucifixions, les mises à mort. D’autres diraient aussi des résurrections... » [6] Comme si, auparavant – et n’est-ce pas aussi ce que laisse entendre cet « enfin » –, on n’avait pas encore lu en vérité, comme si on n’avait pas senti passer la « main bénissante » :

Le texte est ici une main bénissante mais qui, aussi bien, le long de ces limites internes, risque de se refuser, de se dérober, de disparaître. Sans ce risque, sans cette improbabilité, sans cette impossibilité de prouver qui doit demeurer à l’infini et qui ne doit pas être, elle, dénaturée ou fermée par une certitude, il n’y aurait ni lecture, ni don, ni bénédiction [7].


Philippe Rahmy :

Cher Jean-Marie, permettez-moi de débuter de façon informelle, parce que ce n’est pas l’esprit seul qui me porte à vous répondre, mais aussi l’amitié, l’amitié d’abord. Je vous salue avec le cœur. Ce sera donc à lui de décider de tout, d’infléchir mes paroles dans le sens de l’aveu, mais aussi du secret. Que notre échange ait lieu sur un mode très intime, et pudique, comme si nous parlions à voix basse, si bas qu’il pourra nous sembler parfois entendre un dialogue intérieur…

La réserve qui commande notre rapport à autrui, ainsi que le suspens soulignant la présence de l’autre qui nous parle, nous permettent d’inventer les conditions d’un échange sans besoin de vérité, et de nous laisser hanter, alors que nous éprouvons la joie d’une possible compréhension, par la promesse certaine d’une interruption définitive. Telle est bien la nature du risque qui nous éclaire.

Pourquoi tant insister sur l’interruption, déjà, et par quel souvenir ma mémoire se sent-elle le plus vivement troublée aujourd’hui ? Eh bien, c’est par ce qui se dit, se fit ou advint depuis la dernière des trois questions qu’en 1981, à Paris, j’avais osé poser à Gadamer. Cette question marqua à la fois l’épreuve, sinon la confirmation, du malentendu, l’interruption apparente du dialogue mais aussi le commencement d’un dialogue intérieur en chacun de nous, un dialogue virtuellement sans fin et quasiment continu. J’en appelai alors, en effet, à une certaine interruption. Loin de signifier l’échec du dialogue, telle interruption pouvait devenir la condition de la compréhension et de l’entente [8].

La compréhension suppose l’interruption d’un rapport de médiation : le salut est porté par l’adieu. Adieu donné par cette main bénissante dont vous parlez, « bénédiction pétrifiante [9] » du poème, soutenant le corps qui se brise, et traduisant notre douleur, et notre peur, en termes de survie.

Notre survie n’est pas abstraite, mais bien réelle, elle mesure la plus petite distance entre le corps et le langage. Et parce qu’elle est réelle, elle est aussi indocile, subversive, motivée par un effort de recherche inquiète [10]. Le poème, qui est un corps, n’existe qu’une fois posé entre les mains de ses lecteurs : « La bénédiction du poème : ce double génitif dit bien le don d’un poème qui à la fois bénit l’autre et se laisse bénir par l’autre, le destinataire ou le lecteur [11] »

Mais non, le poème existe aussi de façon auto-référentielle, dans l’oubli du monde - et pas dans sa désertion - actualisant deux réalités incompatibles en une seule : la présence et l’impersonnalité.

Mais cette adresse à l’autre n’exclut pas la réflexion auto-référentielle : il est toujours possible de le dire, le poème parle de lui-même, de la scène d’écriture, de signature et de lecture qu’il inaugure. Cette réflexion spectaculaire et autotélique ne se ferme pas sur elle-même, elle est simultanément, et sans retour possible, une bénédiction à l’autre accordée, une main donnée, à la fois ouverte et pliée [12].

Cette manière derridienne, à la fois critique et descriptive, de penser le langage, se prive du luxe de l’affirmation et nous oblige à effectuer, nous aussi, un mouvement de bascule inconfortable, où l’acquiescement se refuse. Nous devons nous efforcer de désacraliser notre rapport au poème. Lire suppose la prise en compte d’une réalité élémentaire, machinale pourrait-on dire, conditionnant jusqu’à notre expérience du beau. Cette réalité promeut l’idée selon laquelle une parole doit rester lisible après la disparition supposée, ou réelle, du poète comme du lecteur, de tous les protagonistes du discours, et en l’absence de tout contexte. Le caractère absolu d’une telle lisibilité suppose, pour Derrida, que le poème, comme le sujet du poème, soient parfaitement itérables [13].

Il n’existe pas d’union avec la chose dite, ni pour le lecteur, ni pour le poète, si ce n’est cette fusion espérée, entrevue, que le poème pourrait instaurer, le temps de l’écriture, ou durant la lecture. L’hypothèse est séduisante, mais elle doit tenir compte d’une réalité plus triviale. C’est d’abord parce qu’un texte peut-être répété, réécrit, relu, transporté au loin, « disséminé », sans que cette itération soit affectée par l’identité de ceux qui l’assument, que ce texte se ménage un avenir. Il existe un lieu indécidable où le machinal et le sacré convergent. Ce lieu a pour lumière le langage, mais cette lumière ne nous est pas forcément destinée.

Présence et impersonnalité dans un seul corps de mots. Nous savons bien, après Paul Celan, que le monde est absent [14] et que nous devons malgré tout trouver le moyen de ne pas sombrer, de nous laisser porter par le peu de matière qui nous reste, ces quelques brins d’herbe, et de laine, qui nous sont encore fidèles, sous la « grande voûte incandescente » du ciel. À défaut de vérité, nous parions sur les paroles les plus abstraites, les plus vulnérables, mais aussi les plus désirantes, que nous répétons dans le noir, poèmes comme prières.

D’un discours à venir – sur l’à-venir et la répétition. Axiome : nul à-venir sans héritage et possibilité de répéter. Nul à-venir sans quelque itérabilité, au moins sous la forme de l’alliance à soi et de la confirmation du oui originaire. Nul à-venir sans quelque mémoire et quelque promesse messianiques, d’une messianicité plus vieille que toute religion, plus originaire que tout messianisme. Point de discours ou d’adresse à l’autre sans la possibilité d’une promesse élémentaire [15].

Chaque promesse que nous faisons, chaque réponse qui semble nous être accordée à chaque livre que nous lisons, supposent un transport de parole. Le poème sait que son futur, bien qu’inassignable, est terrestre, qu’il ne se confond pas avec l’éternité, et qu’il est promis à la fracture de sa réception, comme à l’effondrement de son rayonnement symbolique. Ce qui a été écrit, un jour, par quelqu’un, ne sera plus lu par personne, à la fin des temps. C’est la gloire de cette cendre-là, dernier témoignage d’une humanité sans témoin, que questionne Paul Celan. Cette dernière cendre affirme encore que son anéantissement est, lui aussi, itérable, ou toujours en train de se faire, que le mal radical demeure promis. La fin du monde a déjà eu lieu, la Shoah a détruit l’humain jusqu’au fond, jusqu’au langage dont les filaments défaits flottent dans l’air, autour de nous.

J.-M. Barnaud :

Oui. Mais peut-on dire vraiment que la destruction soit définitive ? Il y a aussi, chez Celan, ce retour étonnant d’une sorte de confiance en une solidarité, la permanence malgré tout d’une adresse, comme une tension secrète du poème, qu’il exprime ici dans une curieuse et émouvante distance d’humour : « [...] je continue à croire à des hommes, à des Juifs, à l’amour, à la vérité, aux grenouilles, aux écrivains et aux cigognes » [16].

Ph. Rahmy :

Vous avez raison, cher Jean-Marie, et je n’avais pas perçu cette si belle inflexion de voix. Cette adresse témoigne, comme témoigne le rire, ou le sourire, d’une confrontation avec l’inimaginable, d’une écriture se privant de l’attestation et du savoir, pour ne s’appuyer que sur cette confiance, et sur le rapport au miraculeux.

- […] On ne peut témoigner que de l’incroyable. En tout cas de ce qui peut seulement être cru, de ce qui, passant la preuve, l’indication, le constat, le savoir, en appelle seulement à la croyance, donc à la parole donnée. […] Il s’agit toujours de ce qui est offert à la foi, appelant la foi, de ce qui est seulement « croyable » et donc aussi incroyable qu’un miracle. Incroyable parce que seulement « crédible ». L’ordre de l’attestation témoigne lui-même du miraculeux, du croyable incroyable. [17].

J’aimerais aussi revenir à la question de la transmission de cette « parole donnée ». Une parole qui ne serait pas l’expérience d’un corps, comme vous le disiez en évoquant la réalité pédagogique, serait stérile et priverait l’écriture de sa nature testimoniale. Le témoignage atteste de l’unicité d’une parole donnée : un nom, un lieu, une date viennent signer le texte que nous lisons. Il ne s’agit évidemment pas d’inclure toute la littérature dans le genre biographique, mais de supposer le texte littéraire porteur d’une singularité universelle qui tresse la fiction au réel de façon inextricable. Ce n’est donc pas tel ou tel récit particulier qui fait le témoignage, mais la littérature entière, qu’aucun témoin, qu’aucun lecteur, ne peut s’approprier, mais que chaque témoin, et que chaque lecteur, doit pouvoir comprendre et reconnaître, idéalement, comme archétype de son expérience personnelle.

C’est pourquoi la lecture tient bien du miracle, elle qui exprime la ruine de tout principe de maîtrise et convoque, en refusant les thèses qui rabattent la vie dans le raisonnable, c’est-à-dire sur le déjà-vu, notre faculté de désirer l’inconnu, d’espérer le bien, d’apprendre la certitude de la mort, de choisir la question pour demeure. La promesse est le vrai nom du livre.

J.-M. Barnaud :

« C’est pourquoi la lecture tient bien du miracle, elle qui exprime la ruine de tout principe de maîtrise », dites-vous, cher Philippe.
Eh bien, j’aimerais revenir sur ce geste-là d’abandon, sur cette forme de don à l’altérité, qui supposent une autre approche de la fameuse question du « sens » du poème, laquelle obsède le lecteur, légitimement sans doute. Mais elle peut être aussi posée de la façon la plus médiocre, dès lors qu’on demande ce que « veut dire le texte » derrière ce qu’il dit – et l’on sait la réponse que Rimbaud est censé avoir faite à ce propos… – comme si écrire supposait nécessairement qu’on veuille masquer derrière le voile d’un style un contenu toujours réductible à la clarté d’une proposition univoque, et comme si lire impliquait le mouvement contraire, soit le dévoilement de ce qui serait ainsi joué par souci de respecter des normes et des conventions, littéraires ou autres. Un dévoilement qui serait plutôt un voilement, puisqu’il consiste, comme vous le suggérez, à ramener l’étranger, l’inconnu, l’autre, au connu, au même… Mais l’enjeu est ailleurs.

Or relisant l’ensemble des textes en prose de Celan, parus dans Le Méridien et autres proses, je trouve matière à approcher différemment la question : et c’est qu’elle se pose là, non plus depuis l’aval du texte, depuis l’impatience d’une lecture inquiète du « sens », mais depuis l’amont, c’est-à-dire à partir de l’expérience de la création.

Et la première chose qui frappe lorsqu’on lit ces pages, c’est la reprise fréquente – au minimum une dizaine d’occurrences [18] – de la métaphore du « chemin » pour dire cette expérience. On connaît la plus remarquable de ces formules : « Le poème est seul. Il est seul et en chemin. Celui qui l’écrit lui est simplement donné pour la route. »

Je voudrais proposer deux remarques susceptibles de nourrir notre réflexion.
L’une porterait sur l’expérience de la « dépossession », qui est celle de la création poétique d’après Celan, et dont la précédente citation est déjà un témoignage ; l’autre porterait sur le thème de la « rencontre » comme seule connaissance authentique de la poésie, et donc comme seule attitude de lecture, ou, si je puis dire, comme seule attente de lecteur, qui vaillent.

Mais en fait, tout en vous exposant ces deux aspects, je me fais à moi-même la réflexion qu’ils sont intimement liés…
Et c’est bien ce que suppose cette note du Méridien [19], que je trouve particulièrement belle :

C’est seulement pour la durée du poème qu’il [le poète] est vraiment le confident de ses propres poèmes. S’il l’était au-delà de la durée où il [le poème] advient, son poème perdrait alors le secret de ce qui nous rencontre – nous sommes aussi, en tant que leur Je, le premier Tu de nos poèmes – il serait, ne nous arrivant plus, productible par nos propres moyens, à tout moment donc, et ce ne serait donc plus un poème.

Le poème authentique dépasse nos « moyens » ; quelque chose « advient » là, « arrive » – dans l’écriture comme dans la lecture – qui relève du « secret », qui est de l’ordre de la rencontre, et de la rencontre d’un autre, d’un « tu » [20].

Est-ce que lire, alors, ce n’est pas s’exposer à nu, c’est-à-dire accepter de, littéralement, perdre ses moyens, parce que celui « qui a l’art en vue (…) il est dans l’oubli de soi », de ses performances et de ses pratiques, hors « l’abri d’une tente », « blessé par la réalité et cherchant la réalité » [21], comme celui qui écrit ?

Ainsi je propose de soutenir fort l’idée que c’est une seule et même marche sur le chemin qu’accomplissent d’un côté et de l’autre de la parole le poète et le lecteur : chacun de son côté, et « de pas en pas », l’un et l’autre ne sont-ils pas conduits à reconnaître cette évidence : le poème « montre une forte propension à se taire » [22].
Or celui qui peut l’accueillir n’y peut rien entendre s’il ne sait lui aussi comment se taire : « Il n’y a guère que l’homme comme silence qui puisse faire face. » [23]

D’où ce merveilleux paradoxe auquel nous expose la traversée du poème, ce retour miraculeux – à nouveau un miracle… –, et, en fin de compte, ce don, imprévisible comme il se doit : « à savoir que le Plus-étranger est, en tant que l’inconnu, le simplement amical ; et dans le poème, le plus proche, l’immédiat, en entrant dans le Plus-étranger, devient aussi l’absolument prochain. » [24]

Ph. Rahmy :

Cher Jean-Marie, vos paroles défont l’isolement dans lequel me tient la douleur, et je renouvelle, en vous lisant, les forces contre la maladie et contre le mauvais sort. Je sais qu’il ne faudrait pas, comme je le fais si souvent - et vous qui me connaissez savez ma faiblesse - refuser la possibilité d’un versant désirable à notre futur scellé par la mort.

Nous appréhendons tous la perte de l’amour. Mais je ne suis pas sûr que nous puissions trouver une seule terre fixe sous nos pas : le chemin s’efface à mesure que nous avançons, et nous disparaissons avec lui, alors que nous traverse le poème que nous lisons. Le poète est-il, ne serait-ce qu’un instant, lorsqu’il l’écrit, le confident de son propre poème ? Le lecteur fait-il, l’espace d’une seconde, l’expérience d’une rencontre réelle ? Existe-t-elle vraiment, cette épiphanie ?

Le croire nous permet de renouveler le pacte qui nous a voulus, et nous maintient, du côté de l’existence. Mais justement, cet engagement s’effectue aussi dans la disjonction, dans la « nudité » comme vous le dites, il est motivé par l’injonction millénaire, et chaque fois nouvelle, de faire encore un pas, quitte à tout perdre, y compris la faculté de voir et de comprendre, quitte à oublier le sens du mot demeure, et jusqu’à celui du mot poème.

Il se peut que nous restions vivants après avoir poussé notre dernière plainte. Il se peut aussi que l’ultime legs de la « déconstruction » nous engage à ne plus seulement désirer l’impossible, ni le poème, mais à devenir l’impossible, ou, pour parler comme Jacques Derrida, à devancer l’impossible. C’est là faire un pari absolu sur la littérature en tant qu’athéologie [25], par delà le panthéisme athée de Spinoza, ou l’athéisme de principe de Heidegger, sur l’écriture d’un sujet sans thèse, ni position, qui sublime le pouvoir de parler et se réduit à l’épure d’un seul « Oui ! ».

Je n’éprouve pas de consolation à imaginer un tel sujet, mais je n’échangerais contre rien le privilège de pouvoir l’accompagner sur la route. Il est l’enfant perdu entre les livres et la mort, ennemi de la cruauté et traqué par elle. Nous sommes appelés à endurer son épreuve. Lire nous fait sortir de la vie et entrer dans son combat. [26] N’est-ce pas là notre dignité ?
Oui, nous pouvons parler de confiance.

Le vivre, comme le mourir, ne s’apprend pas. On peut tout juste s’y attendre. Ensemble. Essayer de s’apprendre l’un l’autre à vivre, dans une inquiétude partagée et une difficile liberté, quand chacun s’attend soi-même à mourir : passage hors la vie, salut dans la nuit [27].


J.-M. Barnaud :

Vos dernières paroles me rappellent ce qu’écrit Ingeborg Bachmann , qui fut amie de Celan, au sujet des « questions terribles » qui traversent le poème et sans lesquelles écrire – et lire – ne serait que s’abriter derrière une pose, un masque dérisoires ; « questions qui semblent externes à la littérature (…), secondaires par rapport aux problèmes littéraires avec lesquels on nous familiarise. Parfois, nous ne les remarquons même pas. Ce sont des questions destructrices, terribles dans leur simplicité ; et dans l’œuvre où elles ne se sont pas fait jour, rien non plus ne s’est fait jour. » [28]

Et donc chacun de nous restera, n’est-ce pas, cet « enfant perdu entre les livres et la mort » ; mais il aura aussi reçu des livres, et des poèmes, la confiance que se perdre ainsi c’est s’ouvrir au « jour » qui pénètre la parole, qui la fracture, inventant sa chance, et les conditions de sa survie…

Ph. Rahmy :

… peut-être, oui, la littérature pourrait, voire peut, in fine nous sauver. Elle tend cette passerelle d’air, ruban vivant entre les êtres, qu’emprunte le langage : une passerelle d’amitié.

Et pourtant, Jean-Marie, j’ai un doute. Si, comme vous le disiez au début de notre échange, nous pouvons faire l’expérience merveilleuse « d’une transmission », « d’un corps-à-corps », si nous voyons notre solitude contredite par la parole, nous ne sommes jamais aussi vivants que lorsque le sol se dérobe. Dans la joie ou dans le malheur extrêmes, plus question de lire...

J.-M. Barnaud :

... ni d’ailleurs d’écrire.

Ph. Rahmy :

Aucun texte ne nous aime ni ne souffre avec nous.

Je ne voudrais pas, au bout du chemin, n’avoir qu’un livre à tenir au lieu d’une « main amie ».



photo : S427

8 octobre 2006
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[1Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum, Galilée/Le Monde, 2005.

[2J. Derrida, Otobiographies, Galilée 2005, p. 92 sq.

[3Dans son Abécédaire.

[4Op. cit., p. 37.

[5Béliers, p. 47-48.

[6« La vérité blessante », in revue Europe, mai 2004, p. 27. Voir aussi les premières pages du si beau texte sur Sarah Kofman, dans Chaque fois unique la fin du monde, Galilée 2005.

[7Béliers, p. 34.

[8Béliers, pp. 20-21.

[9Ibidem, p. 31. Jacques Derrida cite Paul Celan.

[10Gadamer parle de Wühlen.

[11Ibidem, p. 33.

[12Ibidem.

[13« Itérabilité : du latin iterum, “de nouveau”, “derechef”, l’itérabilité est la capacité d’être répété, réitéré. C’est, aux yeux de Derrida, une des caractéristiques fondamentales de toute “signification”, c’est-à-dire de tout langage », Charles Ramond, Le vocabulaire de Derrida, Ellipses 2001, p. 48.

[14"Die Welt ist fort, ich muss dich tragen" (Le monde est parti, je dois te porter), dernier vers du poème "Grande voûte incandescente", Paul Celan, Renverse du souffle, Seuil 2003, p. 113.

[15Jacques Derrida, Foi et Savoir, Seuil Points 2001, p. 72.

[16Le Méridien et autres proses, Collection La librairie du XXIè siècle, textes traduits par Jean Launay, édition bilingue. p. 47-48.

[17Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Galilée 1996, p. 41.

[18op. cit. pp. 43, 44, 58, 63, 69, 70, 72, 76, 78, 82...

[19p. 111.

[20Expression bien rimbaldienne…

[21Ibidem, p. 58.

[22Ibidem, p. 75.

[23Ibidem, p. 105.

[24Ibidem, p. 111.

[25« La philosophie de Derrida pratique “l’athèse”, autrement dit l’absence de thèse. Non pas qu’il n’y ait pas chez lui de “thèses philosophiques” parfaitement identifiables, mais parce que Derrida ne les conçoit précisément pas sur le mode de la “thèse”, c’est-à-dire de ce qui est “posé”, fixé, et qu’on peut et doit “défendre” dans le monde académique », Le vocabulaire de Derrida, p. 11.

[26« […] il y a / encore des chants à chanter au-delà / des hommes. »« […] es sind / noch Lieder zu singen jenseits / der Menschen », Renverse du souffle, p. 24.

[27Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin, op.cit., p. 16.

[28Leçons de Francfort, Actes Sud, 1986, p. 10-11.