Atelier à distance 5
Soirée entre amis. On boit. Vers 3h du matin, on se sépare. Me voilà sur le trottoir. Plus de métro. Je rentre chez moi en traversant Paris. La plupart du temps, j’improvise du texte en chantant à tue-tête au rythme de mes pas. Tout y passe : la ville, les étoiles, les pensées, la houle des émotions... C’est dans cet esprit que j’ai écrit "Tu marches" que vous pouvez écouter ICI... Pour la cinquième session de l’atelier à distance, j’ai proposé d’écrire une telle déambulation, à la fois ivresse et ruine, quand l’exaltation du voyage ou les aléas de l’existence nous vertige dedans... Pas de ponctuation, retour à la ligne comme on respire, liberté... Les textes que j’ai reçus sont d’une grande qualité. En voici un aperçu.
Comme les fois précédentes en accompagnement, un de mes dessins Avant C. / Pendant C. (avec C. pour confinement) en préambule...
Bruno Allain.
Marine Servain
Une ligne si souvent parcourue avec ma Grand-mère
Aujourd’hui je suis seule
Piste au bord du ruisseau protégée par la forêt
Par les rochers
Le goudron s’arrête
Accueil des joggeurs
Barrière atteinte demi-tour
Accueil des promeneurs
Amie intime
Recueillant les pensées
D’une écoute bienveillante
Sans jugement
Réconfortante
On se laisse aller à soi-même
Pleurer parfois crier aussi
Salutaire souvent
Nature rayonnante au soleil
Tempérament sauvage
Odeurs exacerbées sous la pluie
Changeante d’un instant à l’autre
Je marche envahie de pensées
À l’époque je courais je sautais
Maintenant je danse
Un p’tit pas par ci un p’tit pas par là
Un mouvement de bras ici un mouvement de tête là-bas
Je ris d’avoir été effrayée par la nuit tombante
Et rassurée d’être bien entourée
À présent on vient me chercher inquiet de ne pas me voir rentrer
Le paysage me rappelle celui de mes longues marches
Seule au Canada
Arbres gigantesques
Forêt animée invisible
Même sentiment
Liberté
Murielle
A l’annonce chaos et joie
La mort aux trousses / travailler échevelée en pyjama
Enfermement / liberté insoupçonnée
Ni jour ni heure ni Dieu ni Maitre
Le cocon avec mon chat / la violence des visages masqués
Réalité surréaliste
Pince mi pince moi sont sur ce radeau
Va-t-il prendre l’eau ?
Lutter contre le courant ou choisir de vivre avec
Enfin
Amélie Moisy
À l’H.P. du Bon Sauveur il n’y a que des murs et des portes fermées. Au-delà de la grille, le lotissement. Je demande au Magicien : Pensez-vous que je pourrai sortir ce soir ? Il répond : Je vais voir.
La nuit tombe doucement sur les pâquerettes du gazon. Après le dîner, je me glisse par le portail – ouvert ! – et presse le pas. Vont-ils m’appeler, comme quand j’ai filé dans les buissons ? Devant les pavillons, des jardinets verts, des jouets d’enfant, pas un chat. Dans la fraîcheur de ce crépuscule de juillet mes pieds gonflés par l’Haldol me font moins mal, je marche sans peine. Je crois au Magicien. Je me répète, I have faith, I have faith, à chaque foulée. Sortir de ce dédale de rues semblables, rentrer à Paris.
Magie : elle est sur le pas de sa porte. Bonsoir madame, pouvez-vous m’indiquer la direction de la gare ? Elle est un peu surprise. La grand-route n’est pas si loin. Un affaire de quelques minutes. Des voitures et des camions y filent. À ma recherche ? I have faith. J’avance, le long des panneaux publicitaires et des herbes folles, dans le jour qui n’en finit pas de décliner. Mon corps est empli d’une force inépuisable. Des maisons, des petits immeubles, d’autres rues, des personnes, des chiens, des trottoirs, des ronds-points, des panneaux Gare SNCF. Les lampadaires s’allument sur mon passage, les néons clignotent des messages. Je vais réussir.
La gare de province attend dans le soir, wagons à l’arrêt. Seul le bar est animé, un brouhaha qui résonne de l’autre côté du parking. J’ai un franc cinquante en poche. Une limonade, en attendant de m’entendre avec le chef de gare. Vive la liberté.
Elsa Cellot
Déambulations tokyoïtes...
Shibuya, trente-cinq minutes à pied
Quand on ne se perd pas
Je me perds toujours
La rue des lanternes, des stores, des restos bobos
Toujours pas assez animée, comme fadasse délavé,
À la gare, Nakameguro eki, face à un grand immeuble - quelle compagnie ? Un hôtel ?
À gauche on arrive sur la grand-route
Il y a le pont qui la traverse
Des marches des marches des marches
Encore tout droit, là, il y a la ville du dessus - des vieilles personnes, des dessins pastel, comme une respiration soudaine après la grand-ville. Là, je suis perdue. Il y a des bouts de forêt au milieu qui jaillissent
Vous, oui, Shibuya, c’est…
Loin, je sais, mais c’est…
Par là, d’accord. DÅ mo arigatÅ gozaimasu.
Une grand-rue, encore, et là les panneaux, entre les kuruma - comment dit-on en français ? Shibuya, Shibuya. Piétons, trottoir, traverser, ça y est, la route des câbles téléphoniques qui se pèlent-mêlent dans l’espace, qui font des nuées noires au-dessus des passants, qui s’entrechoquent mélancoliques dans les années 70. Shibuya station.
TÅ kyÅ eki, où sur la ligne, laquelle, celle-ci.
Tôt le matin, tout s’éveille lentement déjà l’ébullition fleurit. La gare est foule qui grouillonne partout, ça parle peu, ça téléphone, ça s’engouffre par dizaines à travers les portillons. Le tableau d’affichage est immense, les lettres jaunes vacillent et se conjuguent, tantôt british tantôt nippones. Quai C, là.
Le premier train pour Kanazawa - la ville de la feuille d’or. Shinkansen tôt le matin, déjà du monde. Les sièges sont tout confort, zoum, ça roule. Les paysages qui défilent m’endorment vite - au fond, prendre le train n’importe où c’est la même histoire de champs tantôt jaunes tantôt green, de grandes câblées qui traversent, de masures parfois petits points dans le grand tout, des routes, des masses, des arbres, des plats, des routes…
Kanazawa. Office du tourisme, attendez, laissez-moi calculer, le billet pour la journée, c’est - bien, mais, mieux que - bien, oui, donnez-moi ça alors, très bien. Le bus rouge - sens horaire, le bleu - sens anti-horaire, tu fais le tour en un vroum et tu reviens par l’autre.
Il y a un kombini, anko popsicles. La crème glacée aux haricots, les bouts d’azuki glacés, qu’il fait chaud.
La résidence impériale est immense. À quoi ça sert, cette pièce ? Je suis bien dans le bon sens, non, c’est. Ah, le parc. Bonjour petites statues sur petits lacs sous petits ponts. Les feuilles des arbres sont dorées-rouges.
Quartier de la feuille d’or. Dernier bout de course. La boutique : une glace à l’or s’il vous plaît. non, la feuille d’or, pas les paillettes. Oui, la feuille. Je peux m’asseoir ?
C’est curieux. Le goût de métal frais. L’âpreté légère de la feuille sur les lèvres. Un peu sèche, qui s’agrippe aux muqueuses. Dont on a du mal à se débarrasser. Le cornet n’est pas bon, espèce de plastique-hostie, j’ai jamais aimé les cornets, j’ai jamais mangé le cornet. Le goût du métal - c’est jouissif, un peu, de manger de l’or, non ? Tiens, petit, pleure pas, je te la donne, moi, ma glace. Je sais, c’est moi qui ai pris la dernière feuille d’or.
Fin de la journée, non, enfin. La flèche, là, « quartier des temples ». Le plan s’arrête. Mon plan aussi.
Une rue qui monte bien. J’ai les cuisses qui font feu. Faire feu de tout bois.
Bois, de l’eau, tiens, un peu sur la nuque aussi, sous les cheveux qui tombent en masse-cascade.
Bois, un bois, une forêt ? Les temples, ils sont où ? Plus de maisons autour. Juste la forêt qui monte. Peut-être qu’il y a un temple, là-haut. C’est calme. Les maisons semblent loin. Forêt juchée sur la montagne. Personne. Personne. La boule dans le ventre. Le taux de criminalité est plus bas que partout ailleurs. Si je disparais, c’est, personne ne le saura jamais.
La forêt me happe avec son souffle frais. Et puis, il y a peut-être un temple. Ou un homme-monstre.
Le chemin monte encore. Gauche, droite ? Juste, monte. Le chemin s’efface. Continue de monter. Faut pas être en retard, le dernier train c’est 21h15, quelque chose comme ça. Si je le rate, je fais quoi ? J’ai assez pour une nuit d’hôtel ? Maman serait folle.
C’est tout calme. Silence, les racines ressortent de partout et englobent les pierres d’un ancien escalier. Il y a des pierres de granit gris partout.
O’Haka.
Comment dit-on. Cimetière.
Abandonné. Des statues. Rondes, ovales. Couvertes de mousse, comme, maintenant à la forêt. Leurs visages s’effacent. Sourient. Disent - Silence.
Des tombes. Des tombes dans tous les sens, les escaliers sont détruits. Le sol mousse. Grimpe. Escalade. Les pierres sortent du sol, percent les racines, reposent. Là, c’est… Un bol d’eau croupie. C’est pour les morts. Plus personne ne vient vous nourrir. Les arbres sont denses et silences. Le vent est frais, murmure. C’est le cœur calme de la montagne.
Denis Laloux
Le Mans 12H18, 12H18 LE MANS ça n’a vraiment rien de compliqué tu t’assois dans le train, tu auras ton sandwich tu descends LE MANS 12H18 c’est enfantin
Il n’y a pas à se faire une montagne puisque je te dis LE MANS...oui je sais 12h18..
Tout est calme silencieux même, 12h14 je suis dans les temps, ma KELTON trottine, 12h18 pas maintenant.
J’entends sa voix c’est elle inquiète sur le quai de loin qui parle d’un petit garçon "c’était pas compliqué 12h17 etc..."
Mais qu’est ce que tu fais encore là ? Maman avec sa queue de cheval en robe d’été.
Dans la voiture je regarde la trotteuse
Solène Lalfert
C’est la fin de la journée mais ce n’est pas la nuit. La lumière seulement un peu plus dorée. Mon cartable est léger, je suis encore en élémentaire. Entre l’école et la maison c’est un très long chemin. Il y a beaucoup de choses à voir. Je suis descendue de l’autobus, je regarde le carrefour devant moi. Un camion en métal, bleu comme seuls savent l’être les camions, passe tout près. Ses roues sont gigantesques. Il descend en bringuebalant les pavés de la rue des Pyrénées. De l’autre côté du carrefour, une fascinante boulangerie. Gigantesque, elle aussi. De la pierre et du bois très foncé. Elle prend tout l’angle de la rue. Il y a un grand four, au fond. Beaucoup de mouvement. Les gâteaux. Les meringues au chocolat. Deux demi-sphères rassemblées par une fine épaisseur de crème, comme les deux côtés du cerveau. Autour, encore de la crème, et des paillettes de chocolat. Le souvenir de leur goût légèrement poussiéreux m’entraîne dans de longues méditations. Puis, rue de Ménilmontant. Quelque chose brille sur le sol. Des rondelles argentées. Comme des pièces de monnaie. Je sifflote, d’un air innocent. Personne ne me regarde. Je les mets dans la poche de mon bermuda. Je n’en reviens pas, de cette chance, de ce bonheur. Je tourne à gauche, rue de Pelleport. Dans la lumière, un muret, crayeux. A sa jonction avec le trottoir, il y a un espace, une fente, juste assez grande pour que j’y cache mon trésor. Je le recouvre avec de la poussière, puis je repère bien l’endroit : vingt centimètres à gauche de la fissure principale. Un jour je viendrai le récupérer.
Rue d’Alésia. Je rentre du collège, cette fois. Il fait nuit parce que nous sommes en hiver. J’entends derrière moi des pas, trop proches. Que faire ? Accélérer ? Le laisser me dépasser ? Je cours, je cours jusqu’à la maison. Jusqu’à ce que la porte de l’immeuble soit refermée derrière moi, j’ai peur.
Je suis une maman, maintenant. J’ai 21 ans. Je travaille dans un centre de contrôle technique auto. Quartier La Chapelle, dans le 18e. Je n’habite pas loin. Je peux rentrer à pied pour déjeuner. Je passe au-dessus du pont de chemin de fer de la Gare du Nord. Un type, en travers du chemin : « Eh, vingt-cinq centimètres, ça te dit quelque chose ?!!! » Je ne réponds pas, je baisse les yeux. Toujours baisser les yeux. Ne pas risquer l’explosion de violence. Continuer à marcher. Je n’ai pas entendu. Je ne suis pas là.
Je suis une grand-mère. Je ne rentre pas à la maison. Je suis en voyage. Marseille. L’été. Je n’avais pas vu que l’autobus réduisait son parcours dès 19h. Je dois descendre au milieu du trajet. Je suis sur la route, direction Corbière, plage des quartiers nord. Ça grimpe à n’en plus finir. Une voiture s’arrête. Musique rap à fond. Des jeunes. « Vous voulez qu’on vous accompagne ? » « Merci, oui, c’est super gentil à vous. » « Ça ne nous dérange pas, on a justement une livraison à faire. »
La mer, en bas. Des familles font des grillades sur les terrasses qui s’échelonnent jusqu’à l’eau. Fraîche. Poissons. Éclaboussures des enfants. Des groupes de types qui fument la chicha. Des dames qui me lancent des plaisanteries.
Et le soir. Le vieux port. Devant les bateaux. Pourquoi la mer, la nuit, m’émeut-elle encore plus ? Quelqu’un m’a dit un jour que c’est parce qu’elle a la même couleur que le ciel. La profondeur du reflet ? Deux gars s’assoient à côté de moi sur le banc. Ils me saluent. Se préparent leur bédo. Je reste posée là, à savourer la nuit, dans la fumée épicée.
Oui, j’ai de nouveau le droit de vivre l’espace public. De nouveau, la rue est à moi et moi je ne suis à personne. Juste quarante années à baisser les yeux et à calculer le côté du trottoir où j’aurai le moins peur.
La rue est à moi. Mais pas tout à fait quand même. Il n’est pas tout à fait question encore de profiter de mes insomnies pour découvrir la ville déserte comme le font mon père ou mes amis garçons.