Cette bête que tu as sur la peau, de Marie Chartres
Vous partez en voyage. Vous souhaitez voyager léger. Un seul livre autorisé. Pas intérêt à vous tromper. Dans la pile sur la table, il y a celui-là, petit, attirant, avec quelque chose de soyeux dans l’apparence. De sanguin aussi. Un peu inquiétant mais pas assez pour s’en méfier. Le dessin d’un drap en couverture. Un livre, un objet, un compagnon déjà familier. Il vous saute dans la main, et s’y love. Vous ne protestez pas. Vous ne savez pas encore qu’il recèle une bête, une petite bête de rien du tout qui va vous entrer dans le cœur et y demeurer. Longtemps.
C’est un livre dont on ne se défait pas.
C’est une histoire terrible d’enfants. Une sœur et son frère, abandonnés à la folie de leur mère.
« La mère va vous chercher dans votre chambre, vous trouver, vous traquer pour vous ramener devant cette mer d’étoffes et de nuances, sa penderie.
Elle se déshabille devant vous, chaque vêtement choisi puis jeté à terre comme une plume d’oiseau. Dehors, il y a le cri lointain d’une corneille.
Et les heures d’après, vous les enfants, toujours polis, agenouillés à terre.
Robes, jupes, larmes et paradis, comme vomis sur le parquet.
Et elle, roulée en boule dans son lit. Encore nue, couverture sur les pieds, épaules sanglotantes de n’avoir rien su choisir, revêtir ou mourir.
Au pied de la penderie, l’oiseau tué, duvet de vêtements multicolores, plumes abandonnées
et vous, les enfants, disant, murmurant : c’est bientôt fini, maman ? » [1]
Leur père a choisi la vie, et la fuite. Il les a laisssés seuls, démunis et sans défenses. Lui parti, "la lumière s’est éteinte".
”Dehors c’était tout blanc. Tout blanc.
Et dans la chambre,
une fois la porte refermée,
la lumière repliée,
le père heureux,
le père parti,
la petite chambre si sombre, et à l’intérieur,
toi.
C’est ce soir-là“ [2].
Le frère restera désemparé. La sœur aussi. Chacun à sa façon. Extrême. C’est aussi ce qu’elle raconte, Marie Chartres. Pas seulement le temps de l’enfance-pas enfance, mais celui d’après, quand ils ont grandi les enfants, et qu’ils se désespèrent à tenter d’échapper à la folie maternelle qui les assiège.
"Tous les trois mois, la mère te coupait les cheveux. Du tiroir, elle sortait la paire de ciseaux.
Clic, clac, à terre.
Tes petits cadavres roulaient ensuite derrière son balai. Le lendemain elle disait dégoûtée, c’est fou, il y en a toujours.
Elle en voyait partout. Le sol, pourtant était impeccable.
Tu te mordais les lèvres en ressortant le balai. Le reste, invisible, tu le ramassais et tu faisais semblant de le jeter à la poubelle.
Sa folie se repaissait puis se calmait de ce néant transparent ramassé, rangé et détruit. C’était à toi de t’en occuper, à toi de te charger de cette folie qui lui poussait sous les pieds.
La nuit suivante lorsque tu n’arrivais pas à trouver le sommeil, tu te levais en cachette et dans la cuisine, tu vérifiais si ce que tu avais jeté existait ou non.
En te glissant sous tes couvertures, tu pleurais discrètement. Tu n’avais rien vu au milieu des ordures. Pas même toi. [3]"
Quand viendra la petite bête dans ton assiette ce sera pire encore. Et ça durera. L’enfance, l’adolescence, les années d’après. Rien ne s’arrangera vraiment, ni pour lui “tombé amoureux de l’arbre planté au centre du jardin” ni pour elle qui “emmaillote [son cœur] comme un nouveau né, ah non, jamais quelqu’un ne viendra y toucher.”
Il faut résister à la tentation de trop citer, à celle de tout raconter. Dire seulement que c’est une histoire de neige, de sang, d’enfant, de mort, de fureur et d’exaspération qui vous prend à l’œil et au cœur. Une histoire infiniment séduisante, et violemment désespérante.
Dire que Marie Chartres écrit de l’intérieur du malheur, de la folie, de l’étonnement face au mal qui ronge, la mère, le frère, la sœur… et les ombres qui passent. On ne regarde pas un tableau, on est dedans, dans leur tête et dans leur peau à eux, les enfants-pas enfants.
Dire qu’elle réussit à transformer en perles de glace ce qui aurait pu se figer en un sordide ressassement. Et qu’on lui sait gré du miracle de cette transmutation-là. Par la grâce de sa poésie, le récit heurté et fragmenté prend l’éclat tranchant d’une froide nuit de pleine lune. C’est beau et ça fait mal. C’est beau, et ça ne vous lâche pas. Le livre terminé, on se surprend même à vouloir le garder dans la main, près de soi, à ne pas vouloir s’en défaire.
Craignez, mais ne fuyez pas cette histoire cruelle et cependant infiniment belle, Cette bête que tu as sur la peau .
Cette bête que tu as sur la peau de Marie Chartres, vu par Gisèle Bonin, Les éditions du Chemin de fer, Nolay, 2011.
Un mot sur les superbes dessins de Gisèle Bonin, offerts en contrepoint - et non en illustration - au texte de Marie Chartres et dont la présence énigmatique ajoute au mystère et à la densité du texte et contribue à faire de ce livre un objet précieux.
Anselm Kiefer, Himmel auf Erden (Le ciel sur terre), 1998–2004
Oil, emulsion and acrylic on canvas with barbed wire, collection privée.