Chansons des mers du sud | Mariano Rolando Andrade

Le chat des Crawford

C’était une soirée de janvier,
Edgar Allan.
Le passage était étroit
et les marches en bois n’avaient été
foulées depuis des années.

Sur la colline, les cyprès
s’inclinaient sur les morts,
bercés par la brise de la mer.

Les arbres fouillaient
où personne n’a été vu
depuis les temps
où la cathédrale a décidé
de tourner dos à la ville.

Du cimetière de Hallowell,
il ne restaient que le nom
et parmi les cyprès
deux grandes dalles de granit.

Anne Eliza Letitia Crawford,
morte à l’âge de 10 ans
en 1866 dans un asile.
Avec elle
Amalia Crawford,
un mois de vie
jusqu’au lendemain
de la Noël 45.

Personne ne se promène plus
sur la colline de Hallowell.
Seuls les cyprès
s’inclinent sur le passé.

La mère Mary Bidela
fut la dernière à être enterrée.
On lui a accordée la grâce
de gésir au côté de Robert,
le mari
survivant du massacre de Wairau.

Mais leurs sépultures sont parties,
comme celle de Jane Crawford,
noyée à l’âge de 6 ans
en 1884 dans le fleuve Maitai.

J’ai marché depuis la tombe
des petites Crawford
jusqu’au passage.
Le soleil s’insinuait
à travers les cyprès
À côté de la palissade,
le chat noir m’observait.

Il m’a accompagné sans rancune
et il m’a fait ses adieux
à la première marche.

Et je n’ai pas su, Edgar Allan,
parmi eux tous
qui était moi.

Coquille Bay, Parc Abel Tasman, Janvier 2017.

Le pardon

Tu as trahi le jour,
tes mains sans cals.
Toutes les récoltes
que tu n’as pas faites.
Les champs
abandonnés à leur sort.

Tu es parti à la recherche
des levers de soleil,
des oiseaux marins
disant des vérités,
un océan en suspens.

Le soleil a tenté un pardon
sur la plage qui regarde
les îles de l’Astrolabe.
Il n’y pas eu d’aveu.
Le consentement a suffit
des oiseaux et de l’océan.

Désormais la rédemption
c’est de planter les mains
dans cette terre
desséchée par tant d’erreurs
et de la faire vibrer.

Sur la route de Nelson à Franz Joseph, Janvier 2017.

Les voyageurs invisibles

Après l’euphorie,
quand le visage
pâlit,
tu commences
à devenir invisible.

Tu parcours des villes
et des pensions,
tu partages
de grands réfectoires
et personne ne te voit.

Parfois
tu découvres
d’autres, semblables à toi,
regardés avec un mélange
de sympathie, de peine
et de méfiance.

Parce que quelque chose
a dû avoir lieu
pour que leur race
les ait ainsi expulsés
et laissés errer
parmi les jeunes troupeaux.

Quelque chose
a dû changer
de tonalité.
Quelque chose
a perdu le sens.

Et sur le visage,
sur la peau,
après l’euphorie,
le grand oubli
a osé sédimenter.

Franz Joseph, Janvier 2017.


Poèmes traduits par Mariano Rolande Andrade et Christophe Manon.

Mariano Rolando Andrade (né à Buenos Aires en 1973) est écrivain, poète, traducteur et journaliste. Il a publié Los viajes de Rimbaud (Les Voyages de Rimbaud, Editorial Vinciguerra, 1996), Poesía Beat (Poésie Beat, Buenos Aires Poetry, 2017) et Canciones de los Mares del Sur  (Chansons des Mers du Sud, Buenos Aires Poetry, 2018). Il a participé aux anthologies Buenos Aires no duerme (Buenos Aires ne dort pas, Eudeba, 1998) et Atlas de la Poesía Argentina (Editorial de l’Universite de La Plata, 2019). Il a remporté le Prix International Juan Rulfo décerné par RFI à Paris et a été finaliste du Prix Haroldo Conti des Jeunes Narrateurs en Argentine. Il a été invité à des festivals de poésie au Mexique, au Pérou, en Argentine et au Maroc.

Christophe Manon a publié une vingtaine de livres parmi lesquels : Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015), Au nord du futur (Nous, 2016), Pâture de vent, (Verdier, 2019), Testament, d’après F. Villon, avec un CD (Dernier télégramme/Bisou/E23, 2020).

21 octobre 2021
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