« chercheurs d’autres fragments… » (Michel Thion)

Le lieu d’être de Michel Thion, avec des peintures d’Anne Weulersse, vient de paraître aux éditions Castells.
Ce texte, écrit d’abord pour lui-même en 2003 et 2004, a été la base du spectacle « le chant des mots – trio », créé en octobre 2004 au théâtre Athénor de Saint-Nazaire et au Pannonica de Nantes avec Laurent Bigot (improvisation électro-acoustique), Nelly Frenoux (chant improvisé) et Michel Thion (lecture).
En voici la postface de Laurent Grisel.


Michel Thion nous regarde et se regarde calmement, avec tranquillité : lucidement – il y a ce qui est, double, douleur et douceur – et généreusement : il peut toujours surgir autre chose.

Sa première publication de poésie est Ils riaient avec leur bouche, un livre unique, d’emblée un des grands qui disent la douleur, la solitude non solitaire :

Ils m’ont dit sois patient alors j’ai dit c’est quoi patient c’est mon nom et ils m’ont dit oui c’est bien c’est ton nom.
Pense à rien aussi un il m’a dit et j’ai dit c’est quoi rien il a répondu c’est toi aussi rien tu es rien.
Après ils m’ont enlevé le noir chaud autour de ma tête et ils m’ont coupé encore un peu et ils riaient avec leur bouche mais leurs yeux pas.
Un le même a dit tu es mort. Mort. Alors j’ai dit c’est quoi mormor et il est parti sans me dire et moi je pense à rien et je pense c’est peut-être moi mormor peut-être lui

Dans l’écriture, il n’est pas rare que les livres viennent par grappes.
Le Dit du sablier et Ils riaient avec leur bouche vont ensemble ; ils sont joints par ce tercet, dernier du Dit du sablier, épigraphe de Ils riaient :

Il est venu, le tueur de patience
et moi,
j’ai froid de vivre

« Il est venu », c’est le passé toujours présent, tandis que le e muet de « vivre » contient tout le futur – entre eux deux, il y a lui, l’énonciateur, et nous, chacun d’entre nous. Cette conflagration des temps se produit à chaque fois qu’on lit ces trois vers.

Les tercets du Dit du sablier sont dans les distorsions de l’espace et des durées que donne la douleur ; en même temps l’instant et cet instant allongé indéfiniment ; en même temps le point et un infini, un horizon et l’absence d’horizon :

Un regard
comme une pluie
sur la mer

De sorte que chaque poème est tragique, fatal, irrémédiable – et en même temps contient sa possible transformation en tout autre.

Le Traité du silence représente un autre versant de l’inspiration de Michel Thion.
Le Traité nous change de lieu et de durée, il nous fait reconsidérer ce que nous prenons pour notre présent ; c’est donc un texte politique, d’actualité politique : en même temps ce qui est et ce qui pourrait être – notre vie en société telle qu’elle se fait maintenant :

Le silence est furtif, vif et doux. Il est vapeur d’un monde plein de chair et de soleil.
Futile et obscène est le vacarme du vide.

— mais il ne s’agit pas de s’affronter au bruit, juste, de déplacer le lieu et le moment de l’émancipation :

Dans les moments difficiles, les hommes et les femmes de ce pays lointain se réunissent pour l’assemblée du silence. Les enfants font passer le rêve, et puis s’en vont jouer plus loin.
C’est alors le temps du malheur couchant.

En un sens, la poésie, l’art de Michel Thion, c’est cette proposition : décider nous-mêmes du lieu et du moment de la rencontre, de la création de société.
C’est peut-être la seule façon de faire. De bâtir malgré et au-dessus des abîmes :

Je vous dis que les abysses sont en nous.
Car sans le silence, la parole est une froide ondulation de l’atmosphère.
Car sans le silence, la parole est un meurtre.

(Poème final du Traité du silence).

Ainsi l’imagination d’une vie heureuse d’attention n’ignore pas la violence, ni la confrontation avec elle – mais elle n’existe pas dans l’affrontement avec elle ; elle n’en est pas l’envers – mais une énergie qui peut échapper à la tragédie de vivre ennemi de soi et des autres : précisément leur réinvention.
Ni la confrontation sur le terrain assigné par l’ennemi ni l’évitement sans suite ni avenir – mais l’invention de la vie – comme on dirait l’invention d’une source ou l’invention d’une tombe antique – qui n’ignore pas la négation de la vie.

Sur la frontière, la première partie de ce Lieu d’être que vous venez de lire, confronte la tragédie, ce qu’il y a de minéral, d’esclavage et de domination en nous, et la politique, l’invention de société.
Sur chaque double page sont disposés à gauche les barbelés, le poison instillé par les gardiens dans l’esprit, à droite « la vie mosaïque », ce que nous pourrions être :

Fragments nous sommes,
chercheurs d’autres fragments,
passeurs de fragments qui font mosaïque en nous,
pensées sans cesse partagées
(…)

La deuxième partie, à l’intérieur de la frontière, est pour ainsi dire installée dans le territoire qu’invoquait le Traité du silence.
Le silence est devenu la matière même de l’écriture, du rêve, c’est le silence et non plus la douleur qui a pris le pouvoir d’étirer le temps :


la vie obstinée … inattendue …
il se sent matière … consciente d’elle-même …
… étiré … le temps …
encore … un regard …

Dès lors la rencontre est possible, l’amour même est possible ; un long poème de la rencontre, sans bords ni limites.

Il faut ce trajet, il aura fallu toute cette énergie depuis Ils riaient avec leur bouche pour créer sur une carte mentale ce territoire, pays, ou plutôt le trouver car il existe.
Il existe.


Site de Michel Thion.
Michel Thion sur PoésiesChoisies.net.

29 septembre 2006
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