Yves Charnet / Lettre à Antoine Emaz
"s’incorporer à l’énergie vitale de la durée, tel est, me semble-t-il, le pari fraternellement désespéré" YC

Yves Charnet enseigne à SupAero Toulouse, et est l'auteur d'un travail d'autobiographie fictionnelle remarquable (en particulier Prose du fils, 1993, et Le coeur furieux, 1998, ed La Table Ronde)

ce texte était la contribution d'Yves Charnet au n° spécial de Scherzo consacré à Antoine Emaz – nous remercions la revue pour leur aimable autorisation de le reproduire ici

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Yves Charnet / IL NE FAUT PAS S’AFFOLER : Lettre à Antoine Emaz

J’ai su tout de suite. Ce fut un soir, à Paris. 1994 ? 1995 ? Il faudrait que je fouille dans les tiroirs où sont entassées en vrac les correspondances. De quand datent tes premières lettres ? Cette écriture grise d’écolier, la tranquille netteté de sa graphie, son obstination. C’est ce soir-là que j’ai su. Je ne connaissais même pas ton nom. J’étais allé assister à la soirée où François-Marie Deyrolle présentait quelques-uns des auteurs que publiait sa jeune et téméraire maison d’édition. J’avais chroniqué d’heureuses reparutions des essais d’André du Bouchet. Baudelaire irrémédiable, notamment. La lecture était au diable. À la Halle Saint-Pierre, je crois. 75018 ? 75020 ? Quelque part par là. J’étais arrivé en retard. Je m’étais perdu en chemin. Incurable provincial, je reste incapable de me repérer dans Paris. Donc c’était déjà commencé. Quand l’éditeur a présenté, debout à côté de lui, ce tas de nerfs crispés. Cette carcasse d’homme maigre que la concentration statufiait sur place. Il a dit que c’était important pour lui la rencontre avec ce poète, les livres qu’ils faisaient ensemble. C’est était déjà paru. Entre était en préparation. Ou venait juste de paraître. Ce n’est pas de cela dont je me souviens. Mais du visage aux traits émaciés. De la voix nouée dans la gorge. De la gêne du corps à se retrouver exposé. De la bière qui faisait mousser un rire brusque. Je me souviens de ton effort - cher Antoine - pour tenir debout. Pour ne pas tomber. Du regard tourné vers l’intérieur. De cette intensité des yeux fixes. Avant la voix. Un long silence avant la voix. Pour prendre appui sur le souffle. Pour retrouver la respiration organique des mots qui font la peau du rythme. Je ne sais plus ce que tu as lu. J’ai su. Dès les premiers mots. Dès le silence sculpté dans lequel les mots étaient posés, un par par un, par la main invisible de la voix. Le poète fraternel de notre époque sans boussole. Il était là. Dans ce type qui n’en menait pas large. Mais qui, malgré la difficulté, ne refusait pas l’effort. D’extraire les mots du corps. De les sortir. De les donner. Dans l’air. Là. De servir à ça. Cette sortie des mots, dans l’air, là. Des mots qui disent quelque chose. Qui font sens. Pas les dispositifs de l’expérimentation. L’expression de l’expérience. La poésie, donc.

J’ai su que ça venait de loin. Cette parole décantée. Cet exorcisme des angoisses. Cet amical encouragement à durer. Malgré tout. Que ça ne prendrait pas la pose. Pas une ride. Que c’était là pour nous. Pour notre difficulté d’être. Aujourd ’hui. Pas d’autre (dé)raison à la poésie. C’est rare. Il faut que quelqu’un se sacrifie. Délivré des masques, des ambitions, du narcissisme. C’est ça que risquait la carcasse à voix rauque. Il y avait une parole pour s’appuyer. Une œuvre pour aujourd’hui. Pour continuer. J’ai pensé à Reverdy. Je ne savais pas encore ce que tu lui devais. Avec quelle dévotion tu l’avais lu. Tranchante sobriété du lyrisme. Son exigence têtue. Cette façon de se tenir au plus nu, au plus pauvre, au plus ras. Pour accueillir l’autre en poème. Cette poignée de main du poème. Son urgence silencieuse. Je n’avais ressenti pareille émotion qu’avec ce chant des morts appelant à ne " pas désespérer des racines de l’homme ". Ce chant redevenait vivant, dans ton effort d’extraire la parole du corps, ce premier soir, à Paris. Je n’ai rien écouté d’autre. Je ne me suis pas remis de cette lecture. Au moment de boire un coup, après, j’aurais voulu. La tendresse a brouillé mon regard. J’ai tourné autour du pot. Je suis parti comme un con. On ne sait pas dire ce qui se passe. Qu’on est moins seul. Que des mots sont devenus vos amis. On achète le livre. Et on part. On vérifie dans le métro que cette lecture est une expérience du fraternel. Que cette poésie ne vous lâchera plus. C’est très bien comme ça. Quelque chose vient de commencer. Une œuvre vous prend (par) la main. On se cogne aux mots. Au mur des pages. On comprend. On ne comprend pas. On continue. On est accompagné. La voix haute improvise ses premières interprétations. Les mots cherchent leur place dans le corps. Il faut recommencer. Le corps cherche sa place dans les mots. On lit. On est sauvé. Le poème est une affaire de survie.(...)" Au matin, on a passé le plus dur. " C’est ça que j’ai lu dans le livre acheté lors de ce coup de foudre poétique. C’est la chute du premier texte, Poème de la peur. Encore aujourd’hui, c’est ma phrase. Sept ans après. Quand je pense à tes livres. Que je me demande pourquoi j’en ai besoin, régulièrement. Comme on repasse, le soir, un air de jazz. Pour souffler avec les souffleurs. Pour fêter cette défaite qu’est toujours, tu sais, un jour. C’étaient de mots comme les tiens dont ma peur avait besoin, à Paris. Il y a sept ans. Comme elle en a encore besoin, à Toulouse. Aujourd’hui. Un corps, c’est de " la peur qui bouge ". L’enfance nous a fait ce cadeau empoisonné. Cette panique, certains soirs, à se sentir incarné. Si mal. " On pressent / le moment / où se disloquera la petite carcasse / lentement construite ". Cette naissance à l’envers. Spasme qui dégoûte. Cette peur de mourir dont tu ris, parfois, comme un fou. Cet effroi de notre existence explosive. Quand on sent qu’on est, entre les draps, un bombe de sang. Des morceaux de viande et de sens qui ne tiennent pas ensemble. Comme dans un tableau, tu sais, de Bacon. Cette peur de voir le vide nous avaler vivant. Cette " confusion " de notre être et du néant. " Il faudrait durer de façon plus stable pour pouvoir dire sans rire : moi... " Le corps a peur de tous ces étrangers qui l’habitent. De ces passagers qui prennent clandestinement possession de ce bâteau de chair ivre. La peur est une réaction physique à ce qui vient, et sans cesse, fissurer notre impossible identité. Vertige d’un je " incapable de supporter l’éparpillement ". Il n’y a rien de plus présent qu’" une ancienne brisure ". Le " moi " reste le territoire de toutes les invasions. " On ne se rassemble pas ". On est béant. " Vrac intérieur ". L’oubli nous fait boire. " C’est la vie ". L’absurde nous fait rire. " Il n’y a pas d’erreur ".

Les commentaires que je lis parfois de ton œuvre ne me paraissent pas assez attentifs à cette pression du fantastique qui transforme certains poèmes en un théâtre d’obsessions. Des fantômes en souffrance défilent dans tes livres. Ils s’enfoncent dans " la boue ", piétinent dans " le sable ", s’enterrent dans " les dunes ". C’est sans fin, les hantises. Comme dans Poème de la masse où l’" on n’avance pas ", absorbé par " une matière plus vivante que nous ". La grouillante énergie du dehors ? " À la fin seulement / une éponge de sang / coagulé ". Il faudrait analyser longuement ce " on " auquel tu confies l’expression de l’expérience ordinaire. Ce dégré zéro du sujet. Ta poétique cherche le lieu et la formule. " Celui qui parle " se trouve, selon ta saisissante analyse, " pris dehors / dans ce qui n’a pas de nom / serré de près dedans / par ce qui n’a pas de nom ". Et ta poésie ne cesse d’analyser ce qui coince, ce qui bloque, ce qui ne passe pas dans nos existences médusées. Ta tentative de parler au ras du banal et de la quotidienneté révèle paradoxalement l’inquiétante étrangeté des phénomènes les plus simples. L’innommable et l’informe sont des catégories fondamentales de cette perception anonyme du monde à laquelle se tient, dans tes poèmes, le sujet on. Monde immonde où patauge notre vertige. Une même matière visqueuse, molle, fait l’équivoque consistance du dehors et du dedans. " Une masse sombre / spongieuse ". Matière-mémoire. On ne s’extrait pas de cette origine gluante qui nous colle à la peau, nous barbouille de fantasmes. Et c’est en ce point de dangereuse confusion que ton poème opère de façon salutaire. Tu n’ignores rien des risques physiques et psychiques qui menace le sujet en proie au trouble même de la perception. Ces risques, ta parole les a traversés. S’articulant depuis cette expérience de la dissolution des repères (dans le sable ou la boue), ta poétique pratique une politique de la main tendue. Geste vers l’autre. Confidence au bord du vide. Planche par dessus l’abîme. Écrire convertit la menace en salut. " Il ne faut pas s’affoler. " Lucidité en connaissance d’impossible. " Savoir qu’on porte en soi quelque chose qu’on ne sait pas. "

Si j’ai tant besoin - cher Antoine - de ta poésie, c’est parce que je la vis comme un exorcisme actuel de la folie. Une façon contemporaine de faire face à l’effroi. Des mots d’aujourd’hui. Pour-contre nos maux d’aujourd’hui. Vivre, certains soirs, c’est tellement affolant. Ces soirs qui, tu sais, n’ont rien d’exceptionnel. Et la mélancolie de remplacer lentement le crépuscule. La fatigue d’exister. L’usure de résister. La souffrance d’être soi. Non plus ce sujet on qui partage avec les autres le bleu, l’herbe, l’air. Ce sujet auquel manque soudain l’énergie de dire je. Et qui assiste à l’hémorragie de sa substance vitale. Et qui constate que le vide l’envahit. Je dis cela de travers. Avec mes mots qui, tu sais, sont, parfois, les tiens. Je dis cela pour exprimer ma gratitude au fait que - dans ces circonstances banales de la dépression - toi seul sais, avec une tranchante amitié, dire à ton lecteur : ça va passer, il ne faut pas s’affoler, tu resteras debout. Il faut " constituer comme un parapet / un garde-fou / un balcon pour voir venir / la nuit ". La poésie ne parie pas sur la folie. Ne cherche pas à se parer de ses stupéfiants prestiges. La poésie se tient " à la limite " de la folie. Elle est l’énergie qui permet de (se) tenir à la limite. Tête-à-tête avec le mal. Et non coup de tête contre les murs. La poésie n’est pas faite pour s’affoler. " Dans l’immédiat / on pare au plus pressé ". Ça n’a rien d’extravagant, la folie. Il faut lui répliquer avec la simplicité qui fait sa force sidérante. Avec " une langue de terre ". Avec " un rire de terre ". Plutôt que de s’affoler, la poésie fait place nette. " Reste une rage pure ". Ce dehors absolu qui communique, et sans retour, avec notre intimité même. " Cette suffocation / à l’origine ". La poésie rapprend à respirer. Lorsque vivre (nous) coupe le souffle. " Un silence dur / dedans / à expulser ". La poésie se bat avec l’énergie du rythme. " Les mots ne recréent rien / ils avivent ". Il faut tirer au clair les énigmes de la condition incarnée. " Cela, ou un visage sûr, ou le battement du cœur dans la main, voilà pour ce temps - à la limite de ce qu’on peut - ce qui est, vraiment. "(...)

" d’ordinaire / les choses vont / et nous aussi / nous allons avec les choses / c’est clair /// mais parfois il y a ce qui s’arrête / ou s’abat / en bloquant / et on est brutalement à nouveau / où il faut rire / fou / tout seul "

(...) Ta poétique me paraît donc proposer quelque chose comme un art de survivre aux limites de la folie. Elle vaut, à mes yeux, par son obstination à relancer, et dans chaque poème à nouveau, cette exploration des limites mêmes de notre condition. Condition précaire d’un sujet fragile qui s’en tient à sa finitude. Un sujet auquel " peu importe ". Pour ne pas s’affoler, il faut veiller, et jusqu’" au bout ", les merveilles du minuscule. " Dans le peu / trouver encore ". Jusqu’à tomber de fatigue. En acceptant cette défaillance. " Se dire qu’on ne pouvait aller / vaut mieux ". Nul héroïsme de la démesure. Un acharnement sobre dans le champ du possible. Un combat avec la banalité. Pour lui faire rendre gorge. " Le temps passe // on ne dit pas grand chose d’autre ". La scansion prend acte de ce passage. Nous n’avons pas d’autre aventure. Chaque poème donne figure humaine à nos métamorphoses dans le devenir. " Au jour les jours les nuits ". J’aime que, avec une ironique résolution, ta poésie réplique à la folie par une cure de peu. Traverse l’épaisseur hirsute de la peur pour retrouver, dans la situation même où tu les croyais perdues, les conditions du " calme ".

Pas les chimères d’une guérison, mais le mystère d’une accalmie. Ta poésie sait parfois s’arrêter devant les natures mortes que (re)compose chaque rémission. " Demeurent des pommes / une bouteille et du pain / sur la table / stables ". Il faut avoir la simplicité de saluer cet infime équilibre qu’improvise l’intime. " Entre quatre murs / plus rien que des choses / tranquilles ". Quand on s’est suffisamment approché d’elles - jusqu’à presque devenir leur tremblante présence au monde - , les choses révèlent le secret d’un accord retrouvé : " On descend de plus en plus / léger / jusqu’à être posé autant / que la pomme ou le mur / on descend ". Une ascèse du regard favorise les retrouvailles avec cette vibrante intensité de l’univers. " On dure autant que la table / aussi aisément ". Le monde, certains soirs, nous tient debout. La chair des choses nous fait battre le cœur. Dehors, dedans : un même rythme. Ça tient bon. " Il n’y a pas d’ailleurs ".(...)

" ne plus tenir /// les choses peuvent passer / on s’écoule / dans le ralenti du temps / on va avec d’autres passés / également / on va / lentement ça dérive / sans importance /// être là / dans l’épaisseur qui glisse / suffit "

(...)Aller chercher dehors de quoi tenir bon dedans. Il me semble que l’on peut lire Entre comme une telle approche du repos. Cette décision d’écrire, le soir, quand " c’est tranquille / en train de finir ". Qu’on a résisté aux agitations et au désordre de la journée. On en porte la fatigue dans le corps. Et dans la tête. Écrire au crépuscule - comme on se sert, pour commencer la soirée, le premier whisky. Pour passer à autre chose. Traverser ce seuil entre le jour et la nuit. Et c’est dans l’espace du plus proche qu’il convient d’épier ces traces de la paix qui passe. S’abandonner au désœuvrement - entre cuisine et jardin. " Rien : on entend. La douleur se tairait si on avait la patience d’attendre encore. " Nulle niaiserie, mais un oui confiant dans ce qui fait la matière réparatrice du soir. L’expérience de cet accord intime entre le monde et moi. Et la vive saveur de ce savoir. " L’effacement dedans dehors ". On dirait des retrouvailles entre le fond obscur des choses et la part anonyme du moi. Comme si l’on passait - par un progressif dépouillement - d’un accord à un raccordement. Un échange entre la chair des choses et le corps du sujet. " Au bout, regarder un arbre ou un visage, de l’herbe, un oiseau, cela se rejoint. S’effacer, être effacé. Prendre le flux, le mouvement d’un soir, et descendre son courant lent. "

Il y a, tu le sais, une ivresse propre à la perception. Quand la rugueuse réalité nous étreint. Le soir. L’alcool des choses nous monte à la tête. On ressent qu’on est comme cette infime parcelle d’intime qu’ouvre, pour nos yeux fatigués, le simple horizon d’un jardin. Une poétique de l’effacement permet à la parole d’investir cet espace intermédiaire entre le monde et le moi. Ni concept, ni logique. Une circulation d’énergie. Une même intensité traverse le veilleur des merveilles et l’univers où dérivent ses rêveries. " Une vibration à peine sensible et un arbre-table ou un oiseau-main se figent et se défont très doucement au point qu’il suffit d’attendre pour passer de l’un vers l’autre sans heurt et sans effort ". On fait partie du fond sur lequel se détachent les gestes de nos vies trop affairées. Une ravissante douceur favorise, certains soirs, ce mouvement de métamorphoses où je deviens ce qui me regarde. Entre capte cet improbable tempo d’une poésie qui se fait " avec des choses-mots posés suspendus là dans le calme frais de la terre presque ".

Cette fiévreuse tranquillité dont maints poèmes accueillent le don me paraît d’autant plus bouleversante qu’elle reste, en son mouvement le plus secret, le fait de brèves exstases. Cette visitation de la merveille vaut avant tout par son allure de rapt. C’est sous le signe du furtif que la fabuleuse optique du poème permet de " voir peut-être / plus ras ". D’échapper, un bref instant, à ce " réglage forcé de l’œil " qui rétablit douloureusement la distance entre les mots et les choses. J’aime que ton travail, et en toute connaissance de cause, consiste à convertir ces fugitives révélations en une énergie créatrice permettant d’équilibrer, quand elle revient en force, la poussée dépressive. Entre merveille et mélancolie le sujet tel que le met en œuvre ta poétique du on s’acharne à résister " autant que possible " à cette menace d’effondrement à laquelle réplique une recherche de verticalité qui manifeste une difficulté fondamentale à tenir debout. " Autant que possible " est le titre de la séquence finale qui, dans Entre, me touche particulièrement. Les enjeux existentiels propre à ton expérience poétique de la condition humaine m’y paraissent portés à une rare intensité.

Je me souviens de cette séance du 19 mai 1999 où, t’ayant invité avec ton éditeur Djamel Meskache à la librairie " Ombres Blanches ", je n’ai pu lire ces pages, à Toulouse, sans pleurer. Dans ces pages à la dense sobriété, il s’agit, pour le sujet poétique, de seulement " rester là " - écartelé entre un désir de " quitter, cesser " et un désir de " tenir immobile, calme ". D’abord le bleu l’emporte sur le blues : " On se dissout dans l’air, dans l’épaisseur cassée poudroyée d’une seule couleur immensément fine et légère, à ciel ouvert. " Le miracle à portée de main. Mais il faut faire la part de l’ombre. L’obscur et l’absurdité : " comme une langue de nuit, rapide luisante lissante, des poissons de mots, des rats dans la tête ". Il s’agit pour le sujet poétique d’habiter cette " boue bleue ". Détresse tressée dans l’extase. " Au moins, trouver comme un accord avec ce coin de terre le soir malgré les morts, la bêtise et la hargne. " Quelque chose calme - entre lassitude et aquiescement. Formuler en toutes lettres cette nostalgie d’un bonheur minuscule : " /.../ tirer un rideau lourd juste derrière les choses, au ras. Que personne ne touche à rien. Et fermer l’œil. "(...)Entre les choses et nous, même quand on a fermé l’œil, il y a ces fantômes dont je rappelais - au début de ma lettre - que la hantise traverse, et de part en part, toute ta poésie. Heure d’un accord à retrouver avec l’univers visible, la tombée du soir est, du même mouvement, l’heure où, sortant de leur invisible tombe, des spectres reviennent visiter notre rêverie dépressive. En même temps qu’une furtive réconciliation du moi et du monde, le crépuscule favorise un épanchement de la mélancolie dans la vie réelle. Boue commence significativement par installer le sujet en deuil dans la situation d’une telle revenance des voix chères qui se sont tues. " Revient certains soirs /.../ comme une plainte longtemps sourde /.../ silhouettes en suite lente /.../ morts en écho résonnant passant ". Loin de révéler une adamique continuité du sujet avec l’univers, la perte des repères entre le dedans et le dehors produit, dans le contexte d’une pareille tristesse, une catastrophique confusion du moi avec ses fantômes. " Là, ailleurs, les tombes ne ferment pas ; les morts passent dans le vent et font bouger les herbes en une sorte de geste. Même les dunes finissent par remuer à force. " Aux yeux du sujet endeuillé le paysage donne paradoxalement à voir la remuante présence des êtres absents. " En tête, bien sûr, le bruit des morts finit par se mêler à celui de la mer dans un ressac sans fin, léger, un bruit de fond. "

Dans cette optique mélancolique la mort devient l’horizon sur le fond aveuglant duquel les couleurs et les rumeurs du monde s’articulent selon d’émouvantes configurations. " Les morts accroissent la dune : pays mangé de sable. " De même le sujet est-il, dans sa rumination morose, en voie d’être dévoré par les figures invisibles des revenants : " Il y a aussi / ce qui pourrait passer à travers le corps et reste pris // une sensation d’être envahi // dehors prend toute la place // c’est trop étroit une peau ". Le deuil est cette boue qui colle le sujet aux choses, confond le monde et le moi. La dépression est cette boue dans laquelle s’enfonce un moi qui ne parvient plus à tenir debout dans le monde. Ta poésie figure, et d’une façon obsédante, la mélancolie comme ce paysage mou dans lequel un sujet désorienté patauge sans fin. " Boue. À chaque pas, on s’extrait. On marche un temps jusqu’à tomber là, dans ce qui épouse et moule juste le corps. Entre terre et tête la limite s’efface, on dort. "

" Le deuil période d’invasion ", ce titre de Claude Royet-Journoud me paraît particulièrement bien correspondre à l’expérience du paysage que fait, dans Boue , le sujet mélancolique. Tout se passe comme si la mort d’autrui détruisait la possibilité même d’habiter un site jusque là partagé avec tel proche qu’on vient de perdre. Terre où se manifeste la revenance du disparu qu’on vient d’enterrer, l’espace ne permettrait plus au sujet de réaménager un territoire pour sa propre survie. " Boue, comme une peine. " Visage défiguré du paysage, la boue montre le chaos que risque toujours de (re)devenir un lieu auquel seule la présence d’autrui donnait forme et signification. " La terre venue jusque dans la gorge. La nuit. " Le visage de l’autre apparaît, dans cette perspective, comme une présence capable de transformer le pays en paysage. " Quelque part le pays / devait tenir au corps ". La mort d’autrui prend sa déchirante évidence dans ce constat du " pays surgi et retourné à rien ". Un seul être vous manque : horizon embourbé. Méditation au bord de la mer, Boue contient une terrible formule du deuil : " Ce qui fixait le pays / tient dans la caisse ". Avec la mort d’autrui, c’est la terre qui se dérobe sous les pieds d’un survivant (littéralement) désolé.

Regardant " un carreau cassé " dans la maison du mort, le sujet mélancolique ne peut en effet s’empêcher de faire ce constat : " Autrement, mais cassé de même, ce qui nous retenait à cette terre-ci : un fil, un cordon s’est rompu. Et la terre et les arbres se sont mis à tourner, à côté. " Comme dans les tableaux, tu sais, de Van Gogh. C’est à cette tresse de mots en quoi consiste un poème qu’il appartient de renouer ce fil entre les vivants et les morts. De tisser de nouveau le lien entre absence et présence. La poésie consiste, me semble-t-il, en cette écriture du manque en toutes lettres. Exercice de lucidité féroce quand les fantômes reviennent hanter les paysages de notre mémoire intime. Elle est cette énergie du désespoir qui permet de faire face aux " bêtes lâchées ", aux " chiens silencieux dans le brouillard, qui filent ". Faisant, et jusqu’aux limites de la folie, le pari du sens, la poésie, même si " cela peut sembler bizarre ", propose d’" écrire encore malgré ". Pour le sujet enfoncé dans son deuil, " se taire serait pire avec / juste les ombres ". S’extraire du pire, pas d’autre art poétique.(...)

" À travers ou contre, un peu comme on peut, on va. D’ordinaire, on se tient assez court, pour pouvoir lâcher davantage les mauvais jours. Ce n’est pas plus compliqué : on arrive, comme la plupart, à rester debout. "

(...) Pour " rester debout " le sujet doit apprendre à " tenir les bouts de vivre / ensemble ". Cherchant à s’extraire de la boue dépressive, le poète qui, dans Soirs, parle " ras les morts " adopte cette méthode pour " passer ". Attendant la tombée du soir, il cherche sa place dans une terre minuscule : " On finit par tenir /.../ à un rien d’herbe / tenace / devant ". L’obstination têtue des choses encourage à faire preuve d’énergie pour surmonter la tristesse d’" une heure creuse ". De sa traversée du deuil le sujet a retenu cette leçon de patience qui permet d’affirmer : " Bien sûr ça passe on se refait / on se ravale // le corps reprend sa forme / la mémoire bloque étanche // de nouveau les heures tournent / jusqu’à leur vitesse normale ". Il faut traverser, et soir après soir, ces petites morts qui scandent notre expérience intérieure. Le crépuscule fête la défaite d’exister : " On est encore là / donc on peut tenir demain /.../ ça devrait aller ". " Embourbé d’être " le sujet on " prend de quoi faire digue " contre les eaux sales du chagrin. " Chacun son barda / son blindage ". Avec le temps la peau s’éprouve comme moins poreuse aux coups.

Choisissant d’" accorder la langue / sur peu de choses ", une sagesse ascétique commande, et de part en part, cette expression de l’expérience la plus simple. " Là ce soir / seul / avec / le jour en vrac // tout est passé ". Vivre devient une manière de survivre. En réinvestissant les formes élémentaires d’un paysage aux allures de jardin. " L’œil ras / dans l’herbe courte ", le sujet parvient à " poser le peu comme simple / autant que possible ". Soirs me paraît obéir à l’injonction de ne pas s’affoler - en s’appuyant de façon rudimentaire sur le plus solide de notre expérience terrestre. À qui s’est senti s’enfoncer dans la boue du deuil vient - une fois traversée l’épreuve de la mélancolie - ce " besoin de reprendre pied sur un sol stable ". Vécu dans l’intimité de la cuisine et du jardin, le paysage le plus familier devient l’emblème d’une finitude acceptée en connaissance de cause. " On revient à quelques vues sans comprendre au bout sinon qu’on a vu ce qu’il fallait assez aux bons moments pour vivre à peu près si nécessaire maintenant sans ".

Soirs revient donc au paysage familier dont Entre proposait un premier inventaire. Mais c’est moins pour s’émerveiller de cette connivence intime avec l’infime, que pour éprouver la capacité d’un tel paysage à résister aux ravages que produit la désolante épreuve de la perte. " Peu de choses / dans un temps bref où passent / beaucoup de mort trop / vite // la vie dure ". " La vie dure ", c’est le titre (à double détente) d’un tableau peint par Nicolas de Staël et que l’on peut voir au Musée national d’art moderne du Centre Pompidou. Je ne sais pas si tu connais cette peinture dont la vue m’a durablement bouleversé. Ce paysage de lignes brisées qui, jusque dans leur torsion même, cherchent furieusement un impossible équilibre. Cette œuvre fait partie des toiles de 1946 dont un critique a justement souligné que " les cassures, les méandres tracent la nerveuse écriture d’un grand poème symphonique dont la règle composante est toujours désaccords, désharmonie, et le thème la vie mouvante, la vie dure ". Au moment où je ne puis presque plus commenter l’émotion que provoque en moi le lyrisme de tes plus récents poèmes - ce lyrisme " mouvant et émouvant de la réalité " (comme dirait Reverdy) - , il me semble que seul un tableau comme " La vie dure " serait à même de faire voir cette tension existentielle constamment en jeu dans Soirs.

Malgré les deuils et la mélancolie s’incorporer à l’énergie vitale de la durée, tel est, me semble-t-il, le pari fraternellement désespéré de ce livre qui, continuant la méditation baudelairienne sur " le crépuscule du soir ", demande à la " douleur " de se tenir " plus tranquille ". " On est on dure on a / appris à tenir / là ". L’inconsolable douleur d’être né qui fait la matière, tu sais, du blues. " Du bleu des bleus // chacun plus ou moins meurtri / d’enfance et après chacun / seul ". Ce que j’ai, chez Baudelaire notamment, appelé l’énergie de l’ennui. " Un beau soleil / alors que sur la table c’est sale / et dans la tête / sombre ". Le spleen est sans pourquoi. " On regarderait / baisser la lumière / en fumant du tabac brun ". Poésie pour saluer l’éphémère. " On vient buter sur du temps / des choses des êtres ". Poésie pour aménager les paysages de la finitude. " On bute sur le travail à faire le lilas qui penche la couleur du prunus le dîner à préparer le mur qui se fissure le téléphone soudain la fausse note du violoncelle. " Poésie pour répliquer à la perte par des rythmes. " Ce n’est pas la vie qui manque / la mort non plus ".

Poésie pour se souvenir que - cher Antoine - il ne faut pas s’affoler. N’est-ce pas déjà ce que, et avec une intempestive lucidité, donnait à penser Nerval lorsque, dans une lettre, il adresse à Madame Dumas cette interrogation radicale : " Qui est fou, est-ce celui qui lance sur la voie publique le scandale de sa poésie et qui se flatte d’être un voyant ? Est-ce au contraire les représentants que lui délègue la société, médecins et commissaires agissant de complicité ? " Avant d’ajouter cette affirmation dont, pour conclure ma propre lettre, je reprends ici le ton tendrement désolé : " L’hypocondrie mélancolique fait voir les choses comme elles sont, le fou est un voyant et un innocent."

Toulouse (21 avril-1er mai 2001)