ENTRE / DEYROLLE
EDITEUR
Antoine Emaz aime les titres courts. On se souvient de C'EST que publia
DEYROLLE EDITEUR en 1992. Aujourd'hui, c'est ENTRE.
Est-ce une invite? C'est ainsi que j'aimerais l'entendre, dussé-je
prendre à rebours son livre qui, à l'évidence, serre
son poème sur le fait d'être là et de voir, ayant
à faire aux mots, ce qui se tient devant, dehors, "là,
loin".
"Entre", dirait "le jardin" où "l'hiver
fume". Voilà ce que l'on croit entendre "à certains
moments" où l'"on arrive à tenir immobile, calme",
voilà ce que l'on aimerait entendre de "ce coin de terre",
et que "s'introduire dans l'hiver / s'infiltrer sans geler / dans
sa lumière nue" soit comme "s'effacer, être effacé",
enfin accordé, "malgré les morts, la bêtise et
la hargne", avec "les choses les mots les êtres".
Alors, la fatigue, enfin, prendrait; l'oeil se fermerait; la main, seule,
ca-resserait "sans prendre, au plus juste de toucher".
On aimerait, oui, "autant que possible", "on voudrait vraiment,
alors, durablement, retenir le plus proche", mais voilà que,
comme de juste, "ça dérape", que tout cela fuit,
"s'en va malgré", malgré notre désir d'en
être, où sortir serait entrer. On peut s'avancer au plus
près du jardin, de ses herbes, dans le froid clair de l'hiver,
mais on ne pourra s'y tenir, et, calé, le retenir. Voilà
que déjà il s'éloigne et se défait à
mesure que les mots par lesquels nous le voyions, qui "faisaient
peau sur le corps", s'amolissent, glissent, et, se fermant peu à
peu sur eux-mêmes, disparaissent. Restent, noyés dans le
froid, quelques uns de ses éléments, "l'herbe et les
murs / le toit le ciel", avant qu'ils ne se rétrac-tent en
"une seule pièce d'ardoise". C'est toujours contre quelque
chose comme cela que nous butons, "ce flou qui dure, à côté",
cette force nouée, épaisse, "difficile à manier",
ce corps de la distance, cette "masse" qui tombe et s'élève
entre nous et le monde, les choses, les êtres.
Le dehors n'invite à rien, tout au plus se dresse-t-il entre, dessinant
l'entre-deux d'une séparation irréductible à laquelle
Antoine Emaz ne se résout pas. Ainsi, si l'on est moins dans que
contre, il nous reste à trouver, là, dans ce qui s'oppose
à nous, le seul appui qui vaille. ENTRE dit cet "espace du
heurt" avec le dehors où "le regard fouille / sans fin",
"avec peu d'illusion" en un face à face qui est un corps
à corps où les mots avec une obstination, "même
sue vaine", persistent non seulement à dénoncer cet
état de fait qui voue le dehors à une dérive perpétuelle,
mais aussi à "tâcher d'arrêter" celle-ci
et à croire que, fati-gués, exténués, amaigris
dans l'hiver d'une écriture qui se refuse au chant, "ils finiront
par faire comme un sol à l'envers ou à force, un ciel sans
rage".
"Entre", dirais-je, à mon tour, au lecteur, "entre"
dans le livre d'Antoine Emaz. Celui-ci se tient au plus ras, là
où la lumière lutte avec la porte fermée, au plus
près de cela que RILKE nommait, dans sa huitième élégie,
"destin", soit "être en face, et rien d'autre, toujours
en face".
Boue / Antoine
Emaz
Deyrolle Editeur
Si quand il se risque à "théoriser", avouant tout
aussitôt qu'il n'en a "ni l'envie ni la capacité"
tant il préfère au fait "d'aligner comme un masque
de mots celui d'être "face au poème en cours"(Cf.
revue Sud, Questions de Poésie, N°118-119, 1997), Antoine Emaz
évoque volontiers Reverdy, je pense qu'il prendrait toutefois en
considération cette question de René Char: "La réalité
sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce?"
et qu'il pourrait y répondre au moyen de ce mot qu'il a choisi
comme titre pour son dernier recueil: Boue.
La réalité? Devant, derrière, dehors, dedans: des
voiles que le vent mêle à la mollesse du ciel; des êtres
"fatigué(s) engagé(s) dans leur propre éboulis
silencieux" qui se défont lente-ment; des choses qui se fanent,
s'enfoncent, passent et entrent parfois dans "la peau attentive",
s'accumulant dans cette "chair-mémoire" à l'intérieur
du corps, parfois dans l'oeil comme autant de bouts, d'"éclats
qui restent / fichés dedans" comme en un dépôt
alluvionnaire; des mots qui soit "éraflent raient" l'oeil
comme pour aiguiser, un temps au moins, la vue, soit se collent comme
autant de masques pour que dure son sommeil; du temps qui s'en va comme
passent les morts qui "accroissent la dune" de tout leur sable
"en tas sous le vent faible, froid"; des souvenirs? tout au
plus quelques "débris"qui, comme aspirés par la
trombe du temps "qui va en spirale", remontent et "passent
lents" sans qu'on sache jamais si c'est tel vestige plutôt
que tel autre qui importe.
Sans la poésie, la réalité - corps, langue et mémoire
- ne serait rien d'autre que cette boue dont "(le) cours naturel,
(la) pente" finirait par nous étouffer, tant à vieillir,
elle se sèche en une croûte grise et sale sous laquelle on
finirait par "rester englué" dans l'épaisseur
de sa pâte. Sans la poésie, on finirait "bois flotté
sans plus d'énergie / rien corps largué dans la pluie les
feuilles / et l'odeur de ce qui s'efface", promis à la digestion
inéluctable de la boue.
Respirer, "respirer au large", faire le plein d'air pour pouvoir
ensuite pen-dant "les mauvais jours" tenir, arriver à
"rester debout" et passer, cela la poésie le peut. C'est
qu'il vient toujours un moment où quelque chose du "dehors
tremble, ébranle, (finit) par craquer la croûte des années
posées bon gré mal gré en un ordre". Lisible,
la vase du dessous se fait alors lumineuse et livre un temps les provisions
de sa réserve, laissant remonter des mots portés par des
forces qui imposeront peu à peu au poème en travail sa forme
quelle que soit celle-ci: vers, prose ou les deux mêlés dans
le peu ou le profus. Cela ne dure jamais bien longtemps. Très vite,
"le ciel faiblit, n'aide plus".
Reste qu'"avec un peu de chance, on peut respirer dans le son continué
des mots bleu et ciel, on passe". Reste donc le poème, si
son ton "(remonte) le pays (remodèle), (refait) comme un sol
des mots des choses", si en son rythme il soulève ce qui est,
c'est juste le temps d'une respiration, d'un courant d'air car ce qui
est ne manque pas de retomber là, à la même place.
Soufflé. Reste la provision d'air et l'obstination - "Ecrire
encore malgré bien sûr" - à res-ter debout. Reste
ce ton propre à Antoine Emaz, Reverdy aurait dit ce "timbre".
Cela s'entend. Cela ne trompe pas. Vous arrête. Vous saisit. Ne
s'oublie pas.
Antoine Emaz
/ Soirs
Tarabuste Editeur, 1999
Soirs. Dans le peu de jour qui reste. Qui traîne. En liseré
sur la moraine de la nuit. Qui gagne. Là, des poèmes sans
titre. Excepté une date entre le 22/05/96 et le 7/12/98
- 38 poèmes écrits à même la pâte du
quotidien. Pour dire comment cest. Soir après soir. Comment
ça fuit la réalité. Combien ça fatigue "
dêtre dans un monde qui ne rejoint guère / que mal
".
On reconnaît bien là Antoine Emaz. Non seulement un style
ce peu de mots, serrés en paquets de peur quils ne
glissent ,entraînant avec eux ces pans de monde quon voudrait
quils retiennent on resterait là du côté
de la reproduction, de la répétition qui certes rend visible
mais par trop de fixation, comme le donne à entendre Antoine Emaz
dans des Notes de travail quil a confié à la revue
Prétexte pour son ultime numéro, fin 99 mais une
Voix soit cela qui reste " du côté de louvert
", qui " ne sait jamais où elle va " mais qui sobstine
à aller moins dans la rauque que dans les graves, les basses.
Voix dun poète qui sobstine cest parfois
juste un souffle, un filet de voix quand tout est compact, que
tous les mots de la langue font mur, à chercher linterstice.
Aussi mince soit-il. Y mettre les mains et soulever. Laisser passer lair.
Y coller la bouche et prendre " de quoi / faire digue " car
il sagit de tenir !
Tenir. Entrer dans les soirs. Et poursuivre. Entre ce qui est, ce qui
arrive et ce qui remonte de lenfance, ce " passé bloc
éclaté " dont les miettes seffritent. Poursuivre,
cela le corps le peut. Corps sans cesse présent dans les mots dAntoine
Emaz. Cest sous sa loi vivante que sont placés ses poèmes.
Même vieillissant, fatigué, cest lui qui donne de lallant
à un mouvement toujours déjà commencé. Par
là, il résiste sourdement à tout ce qui fait obstacle.
Mur. Paroi. Cest-à-dire quil sy appuie. Quil
y trouve de quoi sadosser.
La poésie dAntoine Emaz est une poésie de lichen.
Elle en a les couleurs, la discrétion et surtout lobstination.
A durer. Par tous les temps. Quand bien même. Et malgré tout.
38 poèmes font ces Soirs. 38 lichens. " Il faut passer ",
dit Antoine Emaz. " Il faut pousser ", disent les lichens. Avec.
Contre. Contre la roche. Appuyé à elle. Et la perçant
aussi bien. Insensiblement. Irrésistiblement. Et continuement sétendant.
Ténacité du peu dêtre.
Cette patience là ouvre sur ce calme que cherche Antoine Emaz.
Cela qui repose. Entre deux poussées. Calme du géranium
dont " le rouge (
) tient ". Calme des lichens-poèmes.
Ils donnent raison à Antoine Emaz. Oui, " on peut voir sans
rire la poésie comme une forme despoir ".
Alain Freixe |