Dominique Viart / Antoine Emaz : la parole commune

"écrire encore malgré bien sûr / cela peut sembler bizarre / se taire serait pire avec / juste les ombres" (Boue)

L'écriture de cette œuvre se donne avant tout comme "épreuve d'altérité". Ce en quoi elle est une adresse à ses lecteurs, une confidence lasse qui leur parle d'eux-mêmes, qui parle en nous la misère de nos vies. DV.

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Ce texte propose une synthèse de deux études antérieurement parues : dans la revue Littérature, n°110, "De la poésie aujourd'hui", juin 1998, et dans le volume "L'un et l'autre, figures du poème", Ecritures contemporaines 4, Editions des Lettres modernes- Minard, janvier 2001.

Dominique Viart enseigne la littérature à Lille III et dirige la revue Ecritures Contemporaines - autres textes de Dominique Viart sur remue.net

Antoine Emaz : la parole commune
© Dominique Viart

 

En marge du débat entre lyrisme et textualisme récemment suscité par quelques réflexions sur la poésie contemporaine, un certain nombre de poètes - qui n'illustrent ni l'une ni l'autre de ces tendances opposées et certainement simplificatrices - tentent, dans le travail du verbe poétique, une approche de l'expression subjective plus marquée d'économie verbale que d'expansions exclamatives. Leur poésie s'inscrit en effet dans une certaine modestie de la profération qui n'est pas sans évoquer parfois l'œuvre de Reverdy. Ces œuvres me paraissent conforter ainsi, voire pérenniser une forme insistante de l'activité poétique, que je placerais volontiers sous le signe de Plupart du temps, où le sujet tente de se dire selon des modes qui sont ceux du doute et du détour, de l'hésitation fragmentaire, et où le verbe n'apparaît que dans un certain dénuement.

Parmi les noms qui viennent illustrer cette voie de la poésie contemporaine, je retiens ici celui d'Antoine Emaz. Une certaine pratique de la poésie et de la langue; un rapport au texte, à sa matière et à ses thèmes; une conscience particulière des modesties de l'écriture le distinguent aisément. Une appropriation particulière de l'écriture poétique se propose dans son œuvre : au-delà de l'enfermement dans les questions de forme mais sans céder aux déversements lyriques; marquée par cette économie du verbe singulièrement exigeante des dernières décennies mais sans réserve trop prudente à l'égard des mots; loin des tentations mystiques d'une écriture réconciliée avec le monde, mais attentive cependant à la présence insistante de celui-ci.

C'est une poésie pourrait-on dire qui se garde des extrêmes, non par quelque mollesse constitutive ni par indifférence envers les questions théoriques mais parce que son propos n'est pas de théoriser le verbe. Il est plutôt de mettre le verbe au service d'une interrogation du sujet : dans son identité douloureusement conquise, dans sa confrontation au silence qui menace, dans son ouverture à l'altérité, dans sa présence au monde sensible. Antoine Emaz note ainsi cette phrase de Paul Klee : "une seule chose est vraie : dans le moi, un poids, un caillou" (Emaz, Entre, 57).

Précarités du verbe
Tous les textes d'Emaz retrouvent les formes impersonnelles de la poésie reverdienne pour tenir une parole mal habitée : "on", "quelqu'un"... Il n'est pour lui de sujet que la présence phénoménologique du corps sans le rassemblement des perceptions en une conscience qui les organise. La poésie lui est ce lieu d'une parole peu pensée, peu subsumée par la pensée qui viendrait en dessiner les essences abstraites. Aussi la poésie demeure-t-elle : "à l'écoute du rien / de l'enfoui qui vient / au travers du corps épais" (Emaz, Boue, 17). Pour dire cette écoute lui viennent des images et des formulations où résonnent encore des échos de Reverdy: "vrac intérieur / un jour ordinaire / et son poids / utile // [...] il n'y a pas d'erreur / c'est la vie" (C'est, 33).

Les riens de cette vie échappent, continue le poète, "presque pas de mémoire précise, comme la mémoire d'une mémoire, mouvante assez" (Boue, 16). Une poésie imprécise donc : soit que ses objets demeurent dans une brume de mots qui les rendent incertains, soit qu'eux-mêmes n'adviennent qu'imparfaitement à la conscience du sujet. S'y marque l'impossibilité d'un "sens trop précis", non sans doute par quelque décision hermétique, mais à cause de l'incertitude même des modes d'être du sujet. Chez Emaz par exemple, le sujet est englué, il s'empêtre dans la boue, il "déroule une vie sans savoir, sans plus bien voir, sans plus" et ne saisit que les bribes de choses.

Le silence, menace ou horizon de telles hésitations, imprègne fortement cette poésie. Non pas le silence marqué sur le blanc de la page comme celui qui ronge le texte de Jean Daive ou de Claude Royet-Journoud, mais un silence évoqué, invoqué, convoqué même dans l'espace de la parole : un silence où la parole se cherche, où elle se perd. Il ne s'agit certes plus d'en figurer la présence par un jeu des blancs dans la page aussi travaillé que celui de Reverdy ou de Du Bouchet. Mais sa présence discrète demeure cependant imagée par le texte : ainsi les poèmes d'Emaz, parfois tentés par de courts paragraphes de prose où la "qualité poétique" même semble remise en question, sont brefs, notations nues, sans emphase, mots donnés dans l'isolement de la sensation qui leur préside.

Il faudrait parler - pour dire la tension propre à ces poèmes - d'une économie de la parole sans contrainte : c'est-à-dire d'une phrase brève, dépouillée de ses oripeaux, d'un vers succinct. Le poète ne s'attarde pas aux mots. Il se s'y prend pas. Non par voeu théorique, mais par une pratique intime du dépouillement. Cette poésie est un lieu de la parole dévêtue, qui ne cherche pas à requalifier le monde; mais le reçoit, tel, dans la nudité de ses instants. C'est que, pour être simples ou communes, les choses ne sont pas faciles à inscrire dans le texte du poème : elles résonnent de trop d'échos, internes au sujet ou répandus dans le dehors : le monde est "difficile à dire" (Boue, 22) reconnaît Emaz. Les mots se tiennent disponibles mais demeurent de côté, comme le pauvre trousseau que les générations ont légué : "[...] que les mots soient rangés sans ordre de bataille seulement repliés comme de vieux draps dans de vieilles armoires tellement lourds" (Boue, 10).

Mélancolie de la poésie
Le motif d'une langue perdue, empêtrée, empierrée demeure insistant. Il retrouve à sa façon la déperdition de ces mots emportés par le vent, dispersés au hasard et sans emploi que répétait Reverdy. Il s'exprime volontiers sur un mode corporel, qui joue de l'ambivalence du mot langue : "langue comme pâte de bouches mortes" (Boue, 23). Les mots sont fréquemment l'objet de métaphores concrètes : "la main gratte les mots" (Boue, 22), comme pour s'en assurer ou leur arracher quelque parcelle de sens. C'est qu'il y va d'une lutte contre l'emprise d'un silence qui signerait l'abandon aux vertiges du sujet dépressif : "écrire encore malgré bien sûr / cela peut sembler bizarre // se taire serait pire / juste les ombres" (Boue, 99), "Et c'est avec peu d'illusion qu'on aligne des mots : reste l'obstination, même sue vaine, qu'ils finiront par faire comme un sol à l'envers ou à force, un ciel sans rage" (Entre, 69).

Poésie d'un besoin de paroles, quand bien même s'en dit la vanité : "c'est toujours tellement à côté" (Entre, 88). On parlerait de mélancolie de la poésie sans trahir la nature de ces textes, car c'est la posture qu'y assume le sujet lors même qu'il tente d'interroger par le verbe le fragile dépôt de ses mouvements intérieurs. Emaz évoque des paysages de dunes, falaises, sentiers de douaniers : à chaque fois ce sont pays de sables, de vents et d'eaux, lieux en transit ou en transport autant qu'inscrits dans la mémoire du temps : "reste et résiste un paysage de sable d'avant ce temps d'une vie" (Boue, 31). Dans ces conflits de l'éphémère et de la permanence se projette sans doute quelque chose de la conscience du sujet, son être du passage.

La tentation advient alors, aussi, de fixer quelque chose de ce passage en récit, en un récit scandé d'images descriptives : le recueil Boue qui évoque un cercueil, des obsèques, rend une histoire à qui ne fut qu'une image recluse à l'univers restreint d'une cuisine. Le vers tend à s'épanouir en paragraphes, les chevilles temporelles apparaissent, installent une continuité : au moment même où les choses se défont, une chronologie perce sous les mots, persiste dans la parole : la poésie présente cherche l'espace de sa durée : "ailleurs, après un peu de temps [...]" (Boue, 89); "Assez longtemps après" (Boue, 105); "Demain, bien sûr. Demain, un petit lot de neuf et surtout du même" (Boue, 91).

Boue est ainsi un livre de la perte et du deuil, il dit la mort d'un homme âgé sans doute dont on ne sait rien que la fatigue au bout du chemin : "Arriver au bout n'est pas finir, plutôt n'en pouvoir demander à présent davantage. / peau vieille, boue craquelée, sèche : on peut marcher dessus, avec prudence / Un jour finit sans drame : un jour déjà perdu parmi les jours qui viennent et ceux qui sont venus déjà, aussi, tas de jours de peu pour être, dans le tas" (Boue, 52). Cette mort est si estompée qu'on n'en comprend vraiment la réalité qu'à la douzième section du livre :

 

"on n'en finirait pas de dire
ce qui s'en va
plus lent
avec quelqu'un dans la caisse
les poignées dorées
lever le corps
dans l'œil
les poignées
le corps
et puis plus lent
ce qui s'en va
avec
la traîne (Boue, p.71).

Métonymies du sujet
Cette mort sans pathos devient l'emblème de la perte et de la fin. Dire l'autre c'est dire tous, dans la fragilité même de la condition humaine. Boue sera ainsi le recueil de l'extrême attention à l'autre, à sa fin fatiguée et lancinante. Aucun livre de poème ne s'appelle plus justement "recueil" que celui-ci qui recueille les instants, ceux du vieillissement et de l'attente dans le maigre décor d'un univers modeste: "Le corps, une chose qui bat parmi d'autres qui tremblent, finement vibrent, mais restent en place. Il faudrait davantage de vent, ou plus de violence de l'œil, ou une intensité différente, accrue, si c'est l'œil qu vibre. A quel degré de tremblement tout s'efface ? A quel degré la rupture atteinte de l'espace d'une cuisine tout en angles et du corps comme oublié entre frigo et table ? On ne sait pas, sans doute on ne veut pas de ça. On ne tiendrait plus rien" (Boue, 49).

Car le tout est bien de tenir, de re-tenir, pour attenuer l'éloignement de qui s'efface, pour retenir ces instants qui passent : à la fois les empêcher de passer et les fixer dans l'œil qui mémorise, sur le papier qui témoigne : "écrire encore malgré bien sûr / cela peut sembler bizarre / se taire serait pire avec / juste les ombres" (Boue, 99). Dès lors, dans la modestie même de son effort, voué à toute vanité de l'exercice humain confronté à ce qui l'emporte, l'écriture s'attache à ce qui lui est accessible, sans pathos ni métaphysique. Elle s'attache aux choses concrêtes, à la matérialité même de ces instants : aux objets et au corps. Il y a, dans ce refus de l'emphase et dans cette défiance envers les tentations de la métaphore, comme une réminiscence de l'ascèse de Guillevic et de son regard dépouillé sur l'être-là des choses.

Emaz préfère la métonymie à la métaphore : elle lui permet de dire la modestie d'une existence en en présentant le cadre :

 

"quelqu'un vieux
corps

tassé par son propre poids
et celui du jour
il ne bouge plus
un tabouret un corps
un coin de cuisine
tout posé là
encore et durant
ensemble " (Boue, 38; je souligne).

Bien sûr la métonymie fait sens et vise au symbolique, elle insiste suffisamment in praesentia pour que peu à peu la simple mention de la cuisine, de son frigo ou de son tabouret dise aussi le corps fatigué qui repose là. La poésie s'est faite si ténue qu'en elle tout est osmose, que les mots dans leur dénuement concentrent une émotion jamais exprimée comme telle : "le corps une chose qui bat parmi d'autres qui tremblent".

L'échange métonymique vaut ainsi plus en poésie, aujourd'hui, que la métaphore, ou, du moins, il est ce sur quoi se fonde la pratique métaphorique, laquelle recourt volontiers à des comparants qui sont en contiguité avec le sujet. Aussi est-ce l'échange métonymique qui fait image, au sens justement, que Reverdy appelait de ses vœux : deux réalités éloignées que l'expérience rapproche - et qui s'échangent poétiquement - deux réalités dont l'éloignement n'est pas dans l'ordre des expériences mais dans celui des concepts.

La "boue" dit la désespérance de la même façon que cette "rouille des mains" dont parlait Ferraille : la dépression se nourrit de cette boue dans laquelle le corps s'enfonce, en fait la matière même du corps. Cette poésie sait dire, mais sans les dramatiser outre mesure ni les esthétiser à tout prix, les souffrances et les abandons comme si, chaque fois, ils étaient ceux d'un seul. Elle les dit à travers ce corps qu'Emaz décrit comme celui qui se lasse de lui-même, s'épuise aux regards qu'il se jette et aux malaises qui le font encore exister : la "boue" l'envahit, l'ensable et l'enserre.

Le commun de l'autre
Peu soucieux de porter le "je" à l'avant-scène du texte, Antoine Emaz essaie de retenir un moment du monde, avant qu'il n'estompe son passage : "On cherche et tâche de prendre à la main ce qui passe. Pas facile, c'est là et non, dans la main et pas. Assez vite, ce n'est plus ce qui a lieu mais dans leur bruit, des mots" . La discrétion du "je" se mesure encore à celle avec laquelle le poète convoque autrui, sans insistance ni mise en scène. Juste le quotidien d'une forme aperçue : "entre les murs et les ardoises des toits / quelqu'un marche / dans un jardin / l'hiver". Dans l'indifférenciation où se résorbent ces évocations brèves s'ébauche la permanence de l'homme à travers ses incarnations, quelque chose comme une essence partagée : "Cet homme, un autre, une peau, des os qui tiennent debout la peau" (Boue, 17).

Mais à se prendre aux méandres de l'impersonnel, il arrive que le texte d'Emaz devienne indécis : de qui parle-t-on ? Du sujet lui-même dont la conscience identitaire insuffisante ne se désigne pas comme telle ou d'un autre, de celui qui vieillit et meurt à son côté, de quelque autre entr'aperçu et retenu, fixé dans l'image du texte comme ce "quelqu'un vieux / corps / là // tassé par son propre poids / et celui du jour" (Boue, 38) ? Il est un moment où le "on" vaut pour un "chacun"; où "quelqu'un" n'est plus seul. Cette poésie confine au dire de l'autre dans l'incertitude de soi. La poésie de ce temps est ainsi qu'elle s'ouvre à dire plus peut-être que son objet immédiat : poésie de la reconnaissance redevenue possible. Poésie commune ? Poésie en commun ? Eloignée en tout cas de la fulgurance altière d'un René Char ou du verset patricien de Perse, elle ne maintient pas son lecteur en marge.

Emaz montre au contraire combien il n'est d'écoute de soi que dans l'attention à l'autre, et c'est justement dans l'expression du sujet que se mesure cette présence de l'autre, non seulement parce qu'il y va d'une "relation", dans les sens divers mais proches qu'Edouard Glissant, Michel Deguy et Jean-Michel Maulpoix donnent à ce terme, mais aussi parce que dans cette sensibilité active qui permet au poète de dire l'autre au moins autant que de se dire, se déploie en fait la parole singulière d'une expérience commune, comme le reconnaît Jacques Dupin lorsqu'il écrit : "Le poète n'est pas un homme moins minuscule, moins indigent et moins absurde que les autres hommes. Mais sa violence, sa faiblesse et son incohérence ont pouvoir de s'inverser dans l'opération poétique et, par un retournement fondamental, qui le consume sans le grandir, de renouveler le pacte fragile qui maintient l'homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde habitable" .

Dans toute expérience individuelle se restitue l'expérience commune. Sa poésie est au-delà du lyrisme personnel : c'est là, dans cette indifférenciation même qu'elle rencontre l'autre et s'y confond. On connait le vieil adage de Terence : homo sum nihil humani a me alienum puto : je suis homme, je pense que rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Par un retournement de la sagesse populaire bien accordé à sa pudeur, le poète diffuse sur ces silhouettes "autres" la part de sa propre sensibilité : voilà un homme, rien de ce qui est mien ne lui est étranger.

Qu'importe dès lors les identités, il s'agit de dire, selon la juste formule de Michel Deguy, le "comme-un" de notre condition, vague et sans apprêts, dans le dénuement même qui - au bout de tout - demeure le sien. "Rien que de commun : passait vivre aussi lourd qu'une terre à soulever par une voix seule. Dans l'air pesait sa langue lente, tournante à force de reprises, ronde; il était tard. / Chacun est parti sans parler, fatigué, engagé dans son propre ébouli silencieux" (Boue, 24). Le recours fréquent à l'infinitif, ce mode verbal sans personne, signe justement cette impersonnalisation du poème, non seulement son refus du lyrisme, mais la fusion même de l'humain en quelque figure qui le rassemble : "Dunes, encore, silencieuses. S'enfouir dans leur creux, ou celui de la terre tranquille dans le soir qui vient bleu. / boue fermée sur les mots / langue comme pâte de bouches mortes / et après / une terre sans nom" (Boue, 23). Et la tentative de distinguer, pas même de nommer, lorsqu'elle s'esquisse, échoue : "On aimerait fixer telle tête, l'arrêter, la saisir - un peu - que les mains la retrouvent sans voir. Non" (Boue, 19).

Il y a du Giacometti dans ce renoncement et cet échec : "on ne sait pas ce que c'est qu'une tête" répondait le sculpteur à André Breton, agacé de le voir revenir à la figuration et reprendre sans cesse le même motif. On ne sait pas, "on ne rejoint pas : cela passe sans tenir à rien" (Boue, 19) précise Emaz. Poésie de l'effacement autant que de l'effort de rétention, si fragile, de ce qui passe, l'œuvre d'Emaz se rend attentive au peu de l'existence, à cette "vie déroulée sans savoir" (Boue, 24) dont ne reste rien, ou pas grand chose. Mais justement, c'est dans l'attention à l'impalpable que le sens de l'autre se mesure le plus. Non dans la grande figure qu'il fut peut-être mais dans le presque-rien qui demeure de lui : "Retour de ce soir-là et cette parole sans berges ; les mêmes débris passent, lents. Dans sa voix, on entendait parfois quelque chose de sourd qui bougeait sans qu'on puisse distinguer. On attendait. Une fois de plus, autrement, on entendait les mots les morts ; c'était simple comme écouter ce qui remonte pour presque plus personne" (Boue 27).

Banlieues du corps
L'autre insistance de ce recueil si dépouillé se porte sur le corps : "le soir/un corps/tombent / brusquement défroque/vieille peau pliée tassée/rabougrie" (Boue, 37). Il sera dit sans ambages ni faux-semblant. Tel quel, dans sa désaffection et sa ruine, mais dans la réserve de mots qui ne soulignent pas. l'énoncé simple y acquiert comme une brutalité qui fait violence : "dans un coin n'importe lequel/une peau inerte elle/ sent " (Boue, 40) ;
ou encore :

 

"la peau ne se tend plus
un tambour mou
c'est vieux forcément ça absorbe
comme ça peut
de tout le corps restent
une tête des yeux
ouverts
et la peine qui bat
dans l'enveloppe
flasque" (Boue, 41)

Son écriture résignée mesure l'autre à son absence silencieuse et mouvante, "comme une mémoire qui fouille / dans le sable des mots des gens / aimés ou pas perdus ou non / gens de rien grains de gens / jusqu'à masse de sable devant / dune" (Boue, 100). Cette foule perdue qui hante nos mémoires, et celle encore des visages inconnus que les pas de l'Histoire ou les tombes alignées installent parfois dans les regards font sable, et dune, de leur accumulation irréparable.

On ne peut que songer, lisant cela et dans la modestie même, presque accablée, de l'image, à ces listes et ces registres rassemblés par Boltanski, à ces boites pourvues ou non de photographies qui constituent les murs et les couloirs de notre finitude. Lointainement bien sûr, d'autres images, plus noires et plus douloureuses encore nous viennent, qui disent l'absence violemment insupportable avec une semblable attention aux petits riens qui peuplent des vies : tas de valises, de vêtements et de chaussures accumulés à Auschwitz. Comme si toute absence désormais se mesurait à celle-là, non pour y trouver ce qui la relativise, mais pour en commémorer l'insistance. C'est cela qui se donne dans la dune où gisent en métaphore ces "gens de rien".

Que le corps se fasse poussière, sable, dune ou boue, voilà qui nous ramène au vieil adage biblique de la condition humaine et de sa vanité. Mais chez Emaz, ce devenir poussière de l'homme ne dit pas l'au-delà de la mort : il la précéde. Il dit la défection de soi, l'abandon des chairs et l'anéantissement des énergies vitales. Il dit la vieillesse et le renoncement : "boue/ou un corps seul/laissé là/battant lent/remuant sa terre respirant" (Boue, 43). Et filant cette esquisse allégorique, l'écriture peut alors dire ce qu'il en est de l'intime, de cette conscience du temps passé qui habite le sujet et lui compose ce qui fut une vie : être, on le sait, c'est avoir été :

"Peau attentive, boue dessous. Chair-mémoire, pages de terre, sédimentation lente et fossiles, strates à l'intérieur du corps. Personne ne lit de bout en bout, ne peut remuer ces couches sans cesse : c'est dedans, ça repose jusqu'à ce que dehors tremble, ébranle, finisse par craquer la croûte des années posées bon gré mal gré en un ordre. Donc un tabouret avec les murs autour et plus près encore les objets encombrants, une cuisine. Là, le volume d'un corps en ce moment, il n'y a pas d'ailleurs en fait" (Boue, 47).

Que tout cela remue en lui comme en autrui, voilà la conviction de ce poète : le point aigu de son attention à l'autre : le moment où il comprend ce à quoi il n'a pas accès. Que celui qui meurt et s'efface du monde tient en lui un monde qui fut sien, bruit et bouge et se stratifie dans la mémoire, refuse de se réduire à cette absence qui menace : "c'est trop étroit une peau" (Boue, 51). Trop étroit pour soi seul, cela sans nul doute le poète le dit : il n'est de "sujet poétique" qui ne porte en soi la présence de l'autre. L'écriture de cette œuvre se donne avant tout comme "épreuve d'altérité". Ce en quoi elle est une adresse à ses lecteurs, une confidence lasse qui leur parle d'eux-mêmes, qui parle en nous la misère de nos vies.