Pascal Quignard / Abîmes

un second extrait des trois livres inauguraux de l'oeuvre ouverte de Pascal Quignard : le chapitre XXII de "Abîmes"

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CHAPITRE XXXII
Piano

Ce qui s'est passé, disent les chamans de Sibérie, doit être maintenu dans un état de demi-rêve. Si nous désirons saisir l'attention des chasseurs qui écoutent, si nous souhaitons que ce que nous voulons dire s'inscrive dans leur mémoire, il faut parler tout bas.
En langue inuit un des nombreux mots qui signifient chaman se dit " marmonnement à voix basse ". Ce marmottage est à mi-distance de l'oral et de l'écrit. Il ressemble à une régurgitation de langue parlée qui déjà se détache du dialogue, s'éloigne de l'ordre, amenuise l'appel. Voix semblable à la petite gorgée de lait qui revient comme une minuscule nuée blanche sur les lèvres des bébés après qu'ils ont tété leur mère.
Le radotage des vieux qui décélèrent leur enfance n'est nullement méprisable, sur fond de ce murmur.
Des milliers de peuples sans écriture en témoignent; cinq millénaires de civilisations à écriture de même fondent ce besoin de régurgitation mezzo voce comme une anticipation hallucinée d'une oralité désoralisée.
Ils sont assis en cercle, tassés, petits, la face jaune, les yeux noirs comme de l'encre; les yeux cependant luisent; faces éclairées à partir d'une mystérieuse source interne. Ils écoutent peu à peu la voix douce, la voix sans source, le langage hallucinogène, le bourdon qui s'élève et qui fait retour.

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Ce que nous appelons chaman, les Inuit le nomment aussi angakoq. Anga veut dire l’Ancien. Très exactement: l'Avant. L'Ancien, l’Avant, parle d'une façon particulière: il parle les yeux fixés sur aucun objet (cet " aucun objet " est l'ancêtre du livre); le ton qu'il prend est plus grave; il parle avec hésitation; il donne une sensation de traduction, de vu autrefois, de très ancien, de déjà partagé, de difficile à redire; le souffle est à demi avalé; la voix se retire à moitié derrière les lèvres et mâchonne au fond de la gorge; lAvant s'adresse à mi-voix.
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C'est aussi une leçon de musique : l'absence d'emphase du rêve.
Leçon si possible remarmonnée aux planches de la cloison. Ou à la balustrade.
Au bloc de glace qui fond dans le jardin, qui s'égoutte.
Chuchote.

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L'Avant est le Prédécesseur comme la bête précède. L'originaire murmure dans la " langue avant qu'il acquière la langue ".
Bain sonore préatmosphérique, diffus, obscur, maternel, focal, focalisant, qui porte, qui berce, qui va de gauche à droite, qui chante, qui rassemble les chants, les origines, les voyages, les retours.

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Quel jour ne naît d'hier?
Dans ce cas: Où est hui ?

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Pourquoi le mot piano a-t-il suffi à désigner le piano-forte ? Pourquoi le langage humain, lorsqu'il rencontra la narration, s'abaissa-t-il jusqu'à la voix basse ?
Pourquoi le livre?
C'est une chose curieuse que le remarmonnement à voix basse soit, pour le volume du corps, plus assouvissant que l'écrit ne peut l'être.
C'est la psychanalyse à Vienne au 19 Berggasse: un lit, pas de visage, la voix basse.
Je songe à toutes les bouillies de proies prédigérées que tous les oiseaux régurgitent dans le bec de leurs petits pour les nourrir.
On contemple un même remarmonnage à voix basse dans toutes les sociétés, quand les porteurs de langage se retrouvent longtemps seuls. Le groupe parle avec eux.
Les confessionnaux en cachette des regards, les dénudations en cachette du jour n'entendaient pas non plus des voix bien claironnantes lors de la régurgitation du perdu. Lors de la revisitation du perdu ils ne désiraient pas une lumière plus vive. Le cinéma noir et blanc, en appauvrissant le visible, nourrissait la narration des images à l'instar d'un régime de voix basse. Dans les films anciens je n'admire pas particulièrement la réalisation, ni le jeu des acteurs, ni l'intrigue: je suis sidéré par cette vision basse ou simplicissime par laquelle l'opposition entre le blanc et le noir est seule signifiante. Vision qui concentrait le visible dans sa principale différence, qui est celle du lumineux et de l'obscur, d'où dériva la différence sexuelle. Elle ne se disperse pas dans les couleurs sans ombres, la psychologie des traits, le trompettement des voix, la sauce des chansons, la virtuosité des danses, la subtilité des teintes.
Les écrivains écrivent en noir et blanc.
Il n'y a pas de récit qui ne soit un retour.
Par conséquent il n'est pas d'écrit qui ne doive ramener le lointain dans son expression.
L'étalonnage d'un objet (sa valeur) se calcule au nombre de morts pour lui.
Le passé simple s'échange à l'aoriste à cause des morts qui rythment les générations, qui fondèrent les familles, qui ont tissé les alliances possibles, qui formèrent les groupes.
La magie de l'aoriste dans les sociétés humaines est celle de l'incantation capable de faire passer le passé ancestral (la force originaire) dans les fils contemporains.
La basse continue du monde n'est pas le présent.
Les hommes sont la proie préférée du monstre vorace dujadis arrivant.
Tous les petits des humains sont la char frache dévolue au Jadis.

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L'actualité dramatique du passé est à l'œuvre partout dans l’être encore en activité. La foudre. La prédation. La guerre. Le typhon. Le volcan. L'acting out terrible du Temps dans litre.
Les fleurs ne vivent qu'à l'année - et cette année revient.
Dans les hommes - même s'ils ne vivent qu'une vie - monte une sève plus immémoriale que leur seule vie.
Une voix piano, de plus en plus piano. Une voix pianissime.
Dire avec force fait perdre de sa force. Si on crie : "Je t'aime ", on a déjà perdu sa puissance sexuelle. Il faut parler avec son regard. Entre chasseurs, l'échange intense, décisif, est un échange silencieux de regards.
Un œil pour œil avant un dent pour dent est à la source de la symbolisation.
Si les prédateurs parlaient distinctement la proie serait perdue.
Toutes les activités culturelles ne cessent de poursuivre infiniment la chasse.

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Ceux qui parlent mystérieusement d'une chose qu'ils évoquent, décrivant de grands cercles autour d'elle, mais qu'ils ne confieront pas, frustrent à l'évidence ceux qui les écoutent d'une signification, mais ils transmettent en baissant leur voix, en désignant ce qu'ils ne montrent pas, par la médiation et même par la circulation de leur réticence, un vieux savoir qu'on sait depuis toujours: un vieux savoir qui ne sera jamais pénétré de notre vivant.
De la même façon que sans mourir on ne peut parler tout à fait de l'expérience de la mort, ils transmettent la signification d'un secret.
Le vrai secret appartient à ce qui ne se partage jamais : la Perdue, la séparation, le sexus, le rêve, la faim, la mort.
L'évocation qui cache évoque; c'est cela une paroi.
Une autre vie est pressentie; ou une terreur inimaginable est défiée.
Cauchemars, rêves, fantômes régurgitent une espèce de corps sur la paroi. C'est-à-dire sur la limite de notre condition. C'est-à-dire sur la frontière séparée, sexuée, endeuillée. Cauchemars, rêves, fantômes font buter " l'image " contre la paroi infranchissable - qui ne se franchit que silencieusement, dont on ne revient pas.

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Bois, cornes, canines, griffes, fourrures, odeurs, sauts, cris stridents, marmonnements sourds, où êtes-vous?
Les sociétés mégalithiques devinrent des sociétés à ancêtres, à voix morte hallucinée.
Des vétérocraties de pierre à temporalité longue, surplombant du haut des collines,
collines qui étaient comme des crânes,
les cités de bois et de feuillages des groupes humains vivants.
Des sociétés à temporalité aussi longue que celle des pierres qui calendaient les tâches tout en abritant les porte-parole des ordres du temps long (chasses, retours, abstentions, festins, solstices, fêtes, naissances, vendanges, semailles, épousailles).
D'abord les porte-parole furent les chefs morts qui adressaient leurs voix au-delà de leur vie avant de devenir les langues aïeules où les dieux se révéleraient après les errances forcées.
Temporalité des pierres aussi durable, aussi insistante, aussi circulaire que celle du voyage solaire qui en orientait l'alignement - en orientant l'alignement en orientait les ombres.

© Pascal Quignard / Grasset