CHAPITRE XI
Nous sommes à la merci d'images qui n'ont aucune source visuelle
en nous. Nous avons vécu avant de naître. Nous avons rêvé
avant de voir. Nous avons entendu avant d'être sujets à
l'air. Nous sommes entrés en contact avec le langage avant d'être
envahis par le souffle. Nous avons été soumis aux noms
et aux mots avant d'accéder à la maîtrise vocale.
Nous avons prononcé et articulé ces mots et entonné
cette langue par sidération maternelle. De la même façon,
la société où nous allons pénétrer,
la langue à laquelle nous allons obéir, la durée
que nous allons éprouver, l'Histoire où nous allons nous
engloutir, sont antérieures à notre conception. De la
même manière, notre mère, notre père, leur
excitation, leur étreinte, leur émotion, leur râle,
leur ensommeillement, leur rêve, nous précèdent.
Ce sont des fragments d'images impulsives, ou compulsives, ou plus simplement
pulsives, spontanées, d'une seconde ou deux, par lesquelles le
temps se précède lui-même dans l'invisible.
Nous sommes les pousses de l'antériorité invisible.
*
Échos d'images.
Échos d'images nocturnes.
À la fois des fantômes que l'aube chaque jour foudroie
et des fantasmes que chaque veille déteste.
*
La nuit revient cependant et ces figurations inopinées s'offrent
à des occasions peu à peu récurrentes. Les échos
se répercutent au cours du temps au fond de nous, resurgissent
de manière imprévisible. Et comme leur imprégnation
date d'avant le langage, et leur surgissement d'avant nous-mêmes,
ils reviennent de façon nécessairement ineffable. Aussi
ne se communiquent-ils aux autres hommes qu'associés à
des macules, à des maladies, à des bouts de langage apeurants
(des aveux angoissés, des récits difficiles à faire,
des moments vides qui emplissent d'effroi, des abîmes).
Plusieurs fois par nuit ces moments-à-images-sans-source dressent
irrésistiblement notre sexe ou ils le dilatent dans le sommeil.
Nos familles s'accroissent.
La société se reproduit.
C'est ainsi que la communauté humaine est directement intéressée
dans son destin (son Histoire) à ces images involontaires du
passé, antébiographiques, choquantes, préhumaines.
*
Je définis Éros comme une tension; tensio qui
dresse ou ouvre; qui se fait ligne ou cercle; qui se fait ligne qui
devient cercle; jaillissement qui retombe en s'épanchant ou en
satellisant.
Je suggère que cette séquence à deux pôles
fait se toucher, incendie, électrocute, secoue dans la synchronie
irrésistible.
Je nommerai cette impossibilité de résister à l'émission
jouissance, c'est-à-dire synchronie généreuse.
En la nommant généreuse j'entends souligner le fait qu'elle
est de pure perte.
Cette synchronie-qui-se-perd définit la temporalité.
Je pose enfin que cette synchronie (d'autant plus singulière
qu'elle est involontaire, image surgissant involontairement dans le
rêve, sexe se dressant involontairement dans le sommeil) effraya
les premiers hommes jusqu'au langage.
Extases des proies mises à mort remontant des ventres humains
qui les ont ingérées.
Extases des morts hors de leur tombeau revisitant la tête des
hommes qui en sont les fruits.
Ces extases correspondaient à chaque fois, synchroniquement,
à l'extase du sexe sans raison.
*
Le sexe se dresse de nouveau dans la nuit comme le printemps se dresse
de nouveau dans l'année.
À l'occasion d'un rêve à figures nocturnes, pour
les individus.
À l'occasion d'un rêve à figures peintes dans une
grotte perpétuellement obscure, pour les groupes.
*
Le langage est la seule résurrection pour ce
qui a disparu.
C'est ce qui permet de répondre à la première énigme:
pourquoi l'extase du passé devint une extase du langage.
Il y a une deuxième énigme.
Deux passés peuvent être confrontés: Le passé
comme théophanie. Le passé comme deuil.
Il y a deux sources du temps.
Le temps n'est pas une donnée objective de l'existence animale
même s'il ne cesse de surgir et de proliférer dans la faune
et dès la flore et depuis les premières vagues se soulevant
sur la première mer hélant, mugissant après la
figure lunaire alors toute proche.
Pendant des millénaires le temps fut un pur sortir. L'espace
sortant. Le temps fut pur “ issir ” dans l'ici.
Le devenir poussait en avant chaque saison comme un revenir vers sa
plus grande force, vers sa sève fécondante. Le temps avait
un but: c'était ce que langue française appelle de façon
merveilleuse le printemps. Les Romains l'appelaient ver et
s'ils dirent primum tempus, ce fut pour marquer le premier temps - le
temps fort selon le temps. Le premier temps est l'origine temporelle.
Le printemps est la phanie elle-même.
Divergeant de l'issir, puis s'opposant à lui, l'irréversibilité
orienta les morts durant des millénaires (les entassements de
pierres empêchaient leur retour) tandis que la réversibilité
orientait la nature que cherchaient à imiter les vivants. Tous
les rituels étayaient la poussée (en latin la pulsio)
de la force vivante éparse dans la nature et la vie - arrière-fond
du milieu où ils évoluaient qu'ils préféraient
nommer la force. Les premières sociétés humaines
furent inventées comme des machines à faire revenir les
proies de la chasse. Comme assurant le retour des bourgeons, des baies,
des petits, des croîts. “ Compulsion ” de répétition
veut dire “ hantise ” de reproduction.
De là deux passés.
1. Le passer-à-Jamais, l'aller dans l'autre monde, le deuil,
la poussière, les enfers mésopotamiens, le schéol
juif. Comme le laisse entendre le mot hébreu, il s'agit simplement
d'une poubelle municipale. Il s'agit d'un auto-nettoiement social (une
“ expulsion ” de déchets à ne pas faire revenir).
2. Le passé de ce monde comme printemps à faire sans cesse
revenir.
D'une part le passé orienté, bâti sur l'axe, sur
la flèche mortelle, irréversible. Le passé qu'on
cherche à rendre sans retour. Le passé qu'il faut inhumer,
empierrer, dolméniser, éloigner, décapiter, incinérer,
fouetter, marquer, ensanglanter, découper, clouer, etc.
D'autre part le passé projeté à l'aval construit
sur deux axes qui se font face à partir du cercle récurrent,
céleste, saisonnier qui fait revenir annuellement le venir de
la vie animale, végétale, sociale. Passé qu'il
faut faire revenir. La réapparition gouverne le temps social
comme elle assaille les parois des grottes paléolithiques. Au
temps de la royauté romaine, vis, vir, virius, vi-riditas sont
une seule notion.
Référer le cyclique à l'irréversible fut
une immense tâche collective dont la date est récente et
dont l'“ impulsion ” fut chrétienne.
Restent deux effets du temps construit par les langues-sociétés
humaines, se polarisant très tôt comme est et ouest. D'une
part l'effet mort individualisant (décollectivisant). D'autre
part l'effet source, astral-végétal-animal-social-total
(l’esse solaire).
*
Les anciens iaponais ne fêtaient que les charnières du
temps.
Pour eux tout dans le temps est charnière. En latin ostium. Ostia.
Ostie. Tout instant est une porte qui s'ouvre.
En japonais est temps tout ce qui trace. Le temps dans le lieu est tout
ce qui le trace. Et toute trace se renforce et renforce la Force qui
laisse la Trace dans l’Etre. Cette Trace est devenue Site.
C'est la nature en personne, dans l'ancien monde des japonais, qui écrivait
le temps sous forme de minutieuses séquences saisonnières
avant même que l'écriture fût importée de
la civilisation des Chinois.
Ce n'était pas une ligne verticale mais une ellipse, une chevauchée
comparable aux mouvements que font les vagues pour atteindre la rive,
pleine de contenus, d'hebdomades, de tâches circulaires.
Saluer le temps, contempler la nature, être respectueux de la
société, la reproduire dans le ventre des femmes, forment
une même cérémonie.
Le temps dans la pensée japonaise est densité qui s'érige.
Concrétion de l'espace concret. Chaque saison est verticale.
Aucune détérioration au cours de l'accroissement du temps
ne l'affecte. Aucune négativité ne l'habite même
dans le cas des disparitions individuelles qui ne sont qu'autant d'occasions
de réapparitions dans les naissances auxquelles elles obligent
les sur-vivants.
Le temps dans le japon ancien est une dictée de plénitude.
Le serpent muerait éternellement et l'homme mourrait? L'homme
ne meurt pas: il mue; son nom se transporte du sénescent au naissant
comme les âmes dans les cris et les souffles.
L'autre monde est le passé qui revient. Comme l'eau neuve de
la source jaillit de l'autre côté. L'autre côté
de la paroi se dit en japonais muko.
Le mot autrefois se dit mukashi.
Autre côté et jadis sont le même.
*
Comme l'eau en regard de la source (comme l'eau qui revient sans cesse
de l'autre côté de la paroi pour sourdre) chaque homme
est venu d'Autrefois et y retourne une autre fois à partir de
l'altérité de l'autrefois qui le précède.
Les événements passés sont tous contemporains de
l'altérité étrange qui y vit.
Tel est l’Autrefois.
Tous les ancêtres sont comme tous les fruits qui pendent aux branches
des arbres. Toujours le descendant et l'aïeul, le jadis et le faite
instantané de la vague contemporaine s'épousent comme
les deux côtés d'une surface.
Au japon, on sait que la nostalgie insiste jusque dans la mort. Il faut
aider les disparus à disparaître. Ce sont les nô.
Représentations où les non-vivants regrettent les saisons,
attendant le moment de s'y réinscrire.
Jamais le temps ne dévitalise ce qu'il produit. Les ères
remontent toutes au soleil. L'empereur descend toujours anonymement
dans son rayon. L'enfant est aussitôt un démon c'est-à-dire
un ancêtre qui est entré dans la maison et qui émet
des signes de ressemblance qui bouleversent.
Au bout d'un certain nombre d'années, le mûr devient vieillard;
il faut aider le vieillard à devenir ancien; puis il faut aider
l'ancien à devenir mort. Mais même au cœur de ce que
les anciens Français nommaient la vieillonge le cercle ne se
trouve pas accompli. Encore faut-il au cours de trois modes funéraires
aider le mort à devenir défunt; puis le défunt
devient ancêtre; puis l'ancêtre s'impersonnalise jusqu'à
redevenir matière divine et à pouvoir revenir au travers
des poussières qui volettent dans les rayons que le soleil lance.
Alors son nom totalement effacé peut rebaptiser comme à
sa source nominale un nouveau-né. Quand on meurt, un feu voyage,
un éclat quitte le visage: il se déplace dans le temps,
touchant un autre visage, visage des nouveau-nés. C'est pourquoi
le visage des nouveau-nés est encore plus fripé que celui
des vieillards. C'est au solstice d'été qu'a lieu la fête
des morts : le soleil, se retournant soudain, tue tout ce que sa face
ou son disque dévisage; l'hiver revient.
Aux deux solstices les deux mondes se rapprochent. Les mains se touchent
au travers de la paroi de la grotte des montagnes sacrées.
Il faut faire vivre le vivant signifie : Il faut faire mourir les morts.
Ce sont des cercles qu'on roule dans la nuit.
La mort est finie dans le temps comme la retombée de la ligne
verticale du sexe dressé qui lui donne naissance. Le temps est
fini et circulaire comme le soleil.
Lors des Fêtes nues les jeunes gens (C'est-à-dire les hommes
dans leur printemps) se dénudaient entièrement dans la
bise ou la tempête ou la neige, nouaient un simple bandeau blanc
sur leur front et, glissant sur la glace, s'efforçaient de réparer
la crise cosmique du solstice, de reféconder la nuit avec leur
sexe dressé et jaillissant pour renouveler la force temporelle
et réimpulser le cycle saisonnier.
© Pascal Quignard / Grasset