Pascal Quignard / De Jadis

Pascal Quignard présente en septembre les trois premiers livres (Ombres errantes, De Jadis, Abîmes) d'une série qu'il a intitulée "Le dernier royaume", qu'il présente comme ouverte, entreprise d'écriture totale, réflexion sur le temps, l'origine, mêlant récits et réflexions. Un antérieur du langage, mû de toute sa force primitive, naît puissamment de cette accumulation, pour déplacer notre regard sur l'écriture.
Voici, avant parution, un extrait au hasard, pris au second volume de "Dernier royaume". FB

un autre fragment arbitrairement pris à l'oeuvre ouverte de Pascal Quignard :
le chapitre XXII de "Abîmes"

à propos de "Dernier Royaume", deux approches parues le même jour : François Bon dans les Inrockuptibles, Philippe Lançon dans Libération -

Quignard, l'intempestif – Quignard héritier de Nietzche, une étude sur "Les Ombres errantes" par Jean-Marie Barnaud

Pascal Quignard sur remue.net, liens et ressources par Ronald Klapka

 

 

 

 

 

 

 

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CHAPITRE XI
Nous sommes à la merci d'images qui n'ont aucune source visuelle en nous. Nous avons vécu avant de naître. Nous avons rêvé avant de voir. Nous avons entendu avant d'être sujets à l'air. Nous sommes entrés en contact avec le langage avant d'être envahis par le souffle. Nous avons été soumis aux noms et aux mots avant d'accéder à la maîtrise vocale. Nous avons prononcé et articulé ces mots et entonné cette langue par sidération maternelle. De la même façon, la société où nous allons pénétrer, la langue à laquelle nous allons obéir, la durée que nous allons éprouver, l'Histoire où nous allons nous engloutir, sont antérieures à notre conception. De la même manière, notre mère, notre père, leur excitation, leur étreinte, leur émotion, leur râle, leur ensommeillement, leur rêve, nous précèdent. Ce sont des fragments d'images impulsives, ou compulsives, ou plus simplement pulsives, spontanées, d'une seconde ou deux, par lesquelles le temps se précède lui-même dans l'invisible.
Nous sommes les pousses de l'antériorité invisible.

*

Échos d'images.
Échos d'images nocturnes.
À la fois des fantômes que l'aube chaque jour foudroie et des fantasmes que chaque veille déteste.

*

La nuit revient cependant et ces figurations inopinées s'offrent à des occasions peu à peu récurrentes. Les échos se répercutent au cours du temps au fond de nous, resurgissent de manière imprévisible. Et comme leur imprégnation date d'avant le langage, et leur surgissement d'avant nous-mêmes, ils reviennent de façon nécessairement ineffable. Aussi ne se communiquent-ils aux autres hommes qu'associés à des macules, à des maladies, à des bouts de langage apeurants (des aveux angoissés, des récits difficiles à faire, des moments vides qui emplissent d'effroi, des abîmes).
Plusieurs fois par nuit ces moments-à-images-sans-source dressent irrésistiblement notre sexe ou ils le dilatent dans le sommeil.
Nos familles s'accroissent.
La société se reproduit.
C'est ainsi que la communauté humaine est directement intéressée dans son destin (son Histoire) à ces images involontaires du passé, antébiographiques, choquantes, préhumaines.

*

Je définis Éros comme une tension; tensio qui dresse ou ouvre; qui se fait ligne ou cercle; qui se fait ligne qui devient cercle; jaillissement qui retombe en s'épanchant ou en satellisant.
Je suggère que cette séquence à deux pôles fait se toucher, incendie, électrocute, secoue dans la synchronie irrésistible.
Je nommerai cette impossibilité de résister à l'émission jouissance, c'est-à-dire synchronie généreuse. En la nommant généreuse j'entends souligner le fait qu'elle est de pure perte.
Cette synchronie-qui-se-perd définit la temporalité.
Je pose enfin que cette synchronie (d'autant plus singulière qu'elle est involontaire, image surgissant involontairement dans le rêve, sexe se dressant involontairement dans le sommeil) effraya les premiers hommes jusqu'au langage.
Extases des proies mises à mort remontant des ventres humains qui les ont ingérées.
Extases des morts hors de leur tombeau revisitant la tête des hommes qui en sont les fruits.
Ces extases correspondaient à chaque fois, synchroniquement, à l'extase du sexe sans raison.

*

Le sexe se dresse de nouveau dans la nuit comme le printemps se dresse de nouveau dans l'année.
À l'occasion d'un rêve à figures nocturnes, pour les individus.
À l'occasion d'un rêve à figures peintes dans une grotte perpétuellement obscure, pour les groupes.

*

Le langage est la seule résurrection pour ce qui a disparu.
C'est ce qui permet de répondre à la première énigme: pourquoi l'extase du passé devint une extase du langage.
Il y a une deuxième énigme.
Deux passés peuvent être confrontés: Le passé comme théophanie. Le passé comme deuil.
Il y a deux sources du temps.
Le temps n'est pas une donnée objective de l'existence animale même s'il ne cesse de surgir et de proliférer dans la faune et dès la flore et depuis les premières vagues se soulevant sur la première mer hélant, mugissant après la figure lunaire alors toute proche.
Pendant des millénaires le temps fut un pur sortir. L'espace sortant. Le temps fut pur “ issir ” dans l'ici.
Le devenir poussait en avant chaque saison comme un revenir vers sa plus grande force, vers sa sève fécondante. Le temps avait un but: c'était ce que langue française appelle de façon merveilleuse le printemps. Les Romains l'appelaient ver et s'ils dirent primum tempus, ce fut pour marquer le premier temps - le temps fort selon le temps. Le premier temps est l'origine temporelle. Le printemps est la phanie elle-même.
Divergeant de l'issir, puis s'opposant à lui, l'irréversibilité orienta les morts durant des millénaires (les entassements de pierres empêchaient leur retour) tandis que la réversibilité orientait la nature que cherchaient à imiter les vivants. Tous les rituels étayaient la poussée (en latin la pulsio) de la force vivante éparse dans la nature et la vie - arrière-fond du milieu où ils évoluaient qu'ils préféraient nommer la force. Les premières sociétés humaines furent inventées comme des machines à faire revenir les proies de la chasse. Comme assurant le retour des bourgeons, des baies, des petits, des croîts. “ Compulsion ” de répétition veut dire “ hantise ” de reproduction.
De là deux passés.
1. Le passer-à-Jamais, l'aller dans l'autre monde, le deuil, la poussière, les enfers mésopotamiens, le schéol juif. Comme le laisse entendre le mot hébreu, il s'agit simplement d'une poubelle municipale. Il s'agit d'un auto-nettoiement social (une “ expulsion ” de déchets à ne pas faire revenir).
2. Le passé de ce monde comme printemps à faire sans cesse revenir.
D'une part le passé orienté, bâti sur l'axe, sur la flèche mortelle, irréversible. Le passé qu'on cherche à rendre sans retour. Le passé qu'il faut inhumer, empierrer, dolméniser, éloigner, décapiter, incinérer, fouetter, marquer, ensanglanter, découper, clouer, etc.
D'autre part le passé projeté à l'aval construit sur deux axes qui se font face à partir du cercle récurrent, céleste, saisonnier qui fait revenir annuellement le venir de la vie animale, végétale, sociale. Passé qu'il faut faire revenir. La réapparition gouverne le temps social comme elle assaille les parois des grottes paléolithiques. Au temps de la royauté romaine, vis, vir, virius, vi-riditas sont une seule notion.
Référer le cyclique à l'irréversible fut une immense tâche collective dont la date est récente et dont l'“ impulsion ” fut chrétienne.
Restent deux effets du temps construit par les langues-sociétés humaines, se polarisant très tôt comme est et ouest. D'une part l'effet mort individualisant (décollectivisant). D'autre part l'effet source, astral-végétal-animal-social-total (l’esse solaire).

*

Les anciens iaponais ne fêtaient que les charnières du temps.
Pour eux tout dans le temps est charnière. En latin ostium. Ostia. Ostie. Tout instant est une porte qui s'ouvre.
En japonais est temps tout ce qui trace. Le temps dans le lieu est tout ce qui le trace. Et toute trace se renforce et renforce la Force qui laisse la Trace dans l’Etre. Cette Trace est devenue Site.
C'est la nature en personne, dans l'ancien monde des japonais, qui écrivait le temps sous forme de minutieuses séquences saisonnières avant même que l'écriture fût importée de la civilisation des Chinois.
Ce n'était pas une ligne verticale mais une ellipse, une chevauchée comparable aux mouvements que font les vagues pour atteindre la rive, pleine de contenus, d'hebdomades, de tâches circulaires.
Saluer le temps, contempler la nature, être respectueux de la société, la reproduire dans le ventre des femmes, forment une même cérémonie.
Le temps dans la pensée japonaise est densité qui s'érige. Concrétion de l'espace concret. Chaque saison est verticale. Aucune détérioration au cours de l'accroissement du temps ne l'affecte. Aucune négativité ne l'habite même dans le cas des disparitions individuelles qui ne sont qu'autant d'occasions de réapparitions dans les naissances auxquelles elles obligent les sur-vivants.
Le temps dans le japon ancien est une dictée de plénitude.
Le serpent muerait éternellement et l'homme mourrait? L'homme ne meurt pas: il mue; son nom se transporte du sénescent au naissant comme les âmes dans les cris et les souffles.
L'autre monde est le passé qui revient. Comme l'eau neuve de la source jaillit de l'autre côté. L'autre côté de la paroi se dit en japonais muko.
Le mot autrefois se dit mukashi.
Autre côté et jadis sont le même.

*

Comme l'eau en regard de la source (comme l'eau qui revient sans cesse de l'autre côté de la paroi pour sourdre) chaque homme est venu d'Autrefois et y retourne une autre fois à partir de l'altérité de l'autrefois qui le précède.
Les événements passés sont tous contemporains de l'altérité étrange qui y vit.
Tel est l’Autrefois.
Tous les ancêtres sont comme tous les fruits qui pendent aux branches des arbres. Toujours le descendant et l'aïeul, le jadis et le faite instantané de la vague contemporaine s'épousent comme les deux côtés d'une surface.
Au japon, on sait que la nostalgie insiste jusque dans la mort. Il faut aider les disparus à disparaître. Ce sont les nô. Représentations où les non-vivants regrettent les saisons, attendant le moment de s'y réinscrire.
Jamais le temps ne dévitalise ce qu'il produit. Les ères remontent toutes au soleil. L'empereur descend toujours anonymement dans son rayon. L'enfant est aussitôt un démon c'est-à-dire un ancêtre qui est entré dans la maison et qui émet des signes de ressemblance qui bouleversent.
Au bout d'un certain nombre d'années, le mûr devient vieillard; il faut aider le vieillard à devenir ancien; puis il faut aider l'ancien à devenir mort. Mais même au cœur de ce que les anciens Français nommaient la vieillonge le cercle ne se trouve pas accompli. Encore faut-il au cours de trois modes funéraires aider le mort à devenir défunt; puis le défunt devient ancêtre; puis l'ancêtre s'impersonnalise jusqu'à redevenir matière divine et à pouvoir revenir au travers des poussières qui volettent dans les rayons que le soleil lance. Alors son nom totalement effacé peut rebaptiser comme à sa source nominale un nouveau-né. Quand on meurt, un feu voyage, un éclat quitte le visage: il se déplace dans le temps, touchant un autre visage, visage des nouveau-nés. C'est pourquoi le visage des nouveau-nés est encore plus fripé que celui des vieillards. C'est au solstice d'été qu'a lieu la fête des morts : le soleil, se retournant soudain, tue tout ce que sa face ou son disque dévisage; l'hiver revient.
Aux deux solstices les deux mondes se rapprochent. Les mains se touchent au travers de la paroi de la grotte des montagnes sacrées.
Il faut faire vivre le vivant signifie : Il faut faire mourir les morts. Ce sont des cercles qu'on roule dans la nuit.
La mort est finie dans le temps comme la retombée de la ligne verticale du sexe dressé qui lui donne naissance. Le temps est fini et circulaire comme le soleil.
Lors des Fêtes nues les jeunes gens (C'est-à-dire les hommes dans leur printemps) se dénudaient entièrement dans la bise ou la tempête ou la neige, nouaient un simple bandeau blanc sur leur front et, glissant sur la glace, s'efforçaient de réparer la crise cosmique du solstice, de reféconder la nuit avec leur sexe dressé et jaillissant pour renouveler la force temporelle et réimpulser le cycle saisonnier.

© Pascal Quignard / Grasset