Philippe Rahmy / Une fin des certitudes
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chronique n°9: Jacques Roubaud l'alpha-parole
et je me colle à l'étude avec l'idée de faire bon accueil à cet ébranlement, l'idée d'une relation possible entre le poème et la jeunesse d'un début radical après lui que rien ne pourra empêcher ; c'est un désir d'embrasure qui vient du mot. Je veux être aux premières loges pour écouter "chanter des aigles sous le trottoir". (Pier Paolo PASOLINI, "Calderón", épisode 13) et me déprendre de ce mandat de la critique qui appelle de ses vux une parole-furor ennemie de la forme (Le texte sarroge la position de produire la jouissance [...] à travers la pulsion dans la langue, tiré de: Julia KRISTEVA, La révolution du langage poétique, Seuil 1974, p. 616.), ou bénit de ses larmes une parole-mémoire de la langue ([...] la poésie et le poète peuvent seulement assumer [...] de restaurer la relation à la vérité comme perdue [...], tiré de: Robert DAVREU, Jacques Roubaud, Seghers 1985, p. 49.). Stop. Tenter l'analyse du poème au profit du silence : un fanoir pour le mot. [...] Nen sait rien les mots sont devenus [...] C'est ici que se pointe le "cela" oblique qui franchit en silence le raclement des mots. Ce vers, pris entre deux enjambements, voit son premier hémistiche faire rejet pour le vers précédent, alors que ses six dernières syllabes, après la césure, sintègrent à une séquence sémantique qui ne sachève quà la fin du dernier vers du poème. Ce vers, soumis aux tenseurs qui distendent ses attaches, mesure sa résistance au point où sexerce leffet cumulé des forces de traction. Ce point faible est matériellement occupé par les mots, juste après la césure. Autrement dit, ce sont les mots pris à la fois en tant que structures lexicales individuelles et en tant quéléments constitutifs du discours articulé qui risquent la dislocation. [,,,] Comme des stèles ............ et les sens contingents [...] L'hypothèse se confirme. Un blanc
à la césure casse le vers en deux. En typographie,
un blanc est un espace entre les éléments composés
; par élargissement des blancs on aère la composition :
il sagit, sur le plan esthétique, dune sorte de silence
plastique. (Étienne SOURIAU, Vocabulaire
desthétique, Quadrige/PUF 1999, p. 259.). Quant au
silence : [...] si lon définit lharmonie par
labsence de tout battement, le silence qui nen peut comporter
aucun serait la forme suprême de lharmonie (id.,
p. 1292.). [...] les mots sont devenus comme des stèles [...] On a fendu le vers pour dégager le "mot". Ce qui reste c'est la souche blanche, un moignon ou comme un trait de scie par travers, comme une empreinte vers l'en dehors. Stèle : espèce de colonne brisée ou de cippe, destinée à porter une inscription (Émile LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, Gallimard/Hachette 1958, tome 7, p. 454.). Le mot est inscrit au lieu de sinscrire lui-même dans la langue, devenu l'objet lisse, l'aire de déshérence où l'esprit n'adhère plus. On dépasse ici l'aveu d'une mémoire mise au secret, ou l'exaspération manifestée d'une amnésie, ou l'impuissance de dire, ou de dire autrement. Leffet suspensif de ce blanc déborde le simple procédé qui ferait [...] apparaître, à un moment donné, un faire informatif neutre, provoquant ainsi une inquiétude de lénonciataire, laissé dans lignorance du statut véridicatoire du savoir reçu [...] (Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTÉS, Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette 1979, pp. 372-3). Une telle démarche serait purement stratégique et ne dirait tout au plus quun parti pris formel, mais rien sur le statut de la langue. Je pense que le blanc du dernier vers annonce un pari linguistique fort davantage quune réflexion stylistique, quil fait le constat dun nouveau statut du mot qui, bien plus quincapable à proférer quelque vérité que ce soit, est rendu stérile au dire. Pour interroger plus avant cet autre postulat du langage, apologue dun anéantissement de la fonction du Verbe, je veux le confronter à cette technique dapproche du champ littéraire essentiellement épistémologique qui ambitionne de reconcevoir la stylistique en tant que démarche scrupuleuse en quête deffets de sens, méthodologie qui met [...] en avant limportance et les impératifs de cet objet complexe et polystructuré quest le texte (Jean-Michel ADAM, Le style dans la langue, Lausanne/Paris 1997, p. 214.). Javance lidée que certains textes, à limage de Ce même cest ta mort et le poème, une fois soumis à la dite méthode lui opposent davantage quune imprévisible complexité, quils promeuvent leur propre reflux vers l'horizon fossile d'un champ littéraire extra-littéraire. Une minéralisation explorée par Jacques Roubaud qui tient à la fois dune logique de limpossible et dune poétique davenir. Sous la trame des rapports entre les structures du poème, mais indifférente à elle, se tient une autre forme, celle du squelette dun non-texte, dun alpha-poème aux mots blancs, et vers laquelle ne peuvent se couler ni les sens, ni lesprit. Et c'est vers là, putain, que tout le sang ruisselle, là que la vie s'abolit. Lalpha-poème oblige à une alpha-parole ou parole sur un mode blanc qui nest contrainte ni par le genre ni par aucune forme dexpression littéraire au sens le plus large. Jentends par alpha-parole une notion qui diffère de laphasie en ce quelle nest pas due à une lésion cérébrale et de laphonie en ce quelle nest pas [...] zone de non-conflit permettant de parer à langoisse [...] (Antoine FRANZINI, Une aphonie éloquente, in: Juan-David NASIO (éd.), Le silence en psychanalyse, Marseille 1987, p. 111.). Lalpha-parole nest pas une absence de parole provoquée par une disparition de parole mais par un changement détat de la parole, parole faite de mots inscrits en blanc, donc imprononçables / inconnaissables et dont la vibration inaudible nest pas le silence. Lalpha-parole peut être rapprochée dune arrière-présence. Cest pourquoi lalpha-parole dont les mots ne font plus sens se dérobe à la saisie de la critique commune même lorsquelle affiche la modestie de son propos : Il nest question ni de rendre compte de la totalité du texte ni de faire passer les résultats dune analyse pour une vérité. (Michel CHARLES, Seuil 1995.). Il ne sagit en effet pas de rendre la totalité dun texte mais de sentendre sur la notion même de texte. On conçoit à présent comment celle que concerne lalpha-parole dont les mots-stèles ne véhiculent que des sens contingents, diffère en tout de cette définition convenue : Le texte nest pas totalisable, pour la bonne et simple raison quil ne cesse de se modifier à la lecture et que cette instabilité même est constitutive : elle est ce qui lui permet de fonctionner effectivement comme un texte (id.). Lalpha-parole ne dit pas un texte qui fonctionne, mais un texte figé dans le silence comme un corps dans la glace et ce silence : [...] la poésie nen sait rien [..]. Toutefois la poésie retranchée à lhorizon de son être ne peut échapper à la vieille langue humaine pour tenter darticuler ce qui ne peut lêtre. Lexistence même du poème impose à lanalyse ce retour vers la langue et ce changement de plan est seul à garantir la pérennité des instances discursives (celles du poème et de lanalyse) qui, pour lune, prédit le silence sur le mot et pour lautre interroge cette perspective. Mais trop tard ... l'analyse tourne à l'exécration de l'analyse et je ne vois plus que cet arrière-langage à contre jour où se tient la dépouille de ce que la parole sera. À l'exaspération de ce qui ne peut
être dit. Au début c'était une intuition. Il n'en reste que dalle. Au début il y avait autre chose, les poèmes bien sûr mais aussi un "cela"... Maintenant l'ébauche d'une absence de texte, lalpha-parole qui affecte le mot dans sa fonction contrastive et combinatoire, bouffant jusqu'à sa réalité phonologique. L'alpha-parole pierre tombale du Verbe muettement érigée pour la seule contemplation. Pierre non inscrite, verticale encore pour un temps, une faille dans l'air qui inspire un vague sentiment : celui de quitter simplement la civilisation du dire pour lâge du faire. Et au bout du compte, oui, la rage. |
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