Philippe Rahmy / Une fin des certitudes

chronique n°9: Jacques Roubaud – l'alpha-parole


Au début c'est une intuition. Il y a autre chose, les poèmes bien sûr mais aussi un "cela" qui n'est pas du langage, une zone franche où "cela" se déplace sans se dissimuler mais dont l'évidence fait défaut, la promiscuité d'un mouvement en creux. Je suis comme avant l'orage le nez au vent, en arrêt sur "Quelque chose noir" (Jacques ROUBAUD, Gallimard 1986, repris en collection Poésie/Gallimard 2001). Je sens que ça se prépare, que ça va péter, que bientôt les mots iront avec les planches, courbes ou non, au rebut du bois mort. Alors j'y retourne avant qu'il ne soit trop tard, je suis à quatre pattes à flairer le poème précis qui va tout foutre cul par dessus tête, la craquelure où jaillira l'incandescence "qui fait que toute autre et tout / autre lieu s'ouvrent sur ses brisées /" (Jacques DUPIN, De nul lieu et du Japon, farrago2001, p.56) :

“Ce même c’est ta mort et le poème”

Ce même ce n’est pas la mort mais le révolu
L’image le rencontre encore une fois
Encore une fois solaires jambes et ventre
Avec sa brousse et brosse noire
Avançant minuit tout à l’écume
De ta moyenne profusion et noire et brune et vaine
Ce même n’est pas la mort et la poésie
N’en sait rien les mots sont devenus
Comme des stèles ........... et les sens contingents
(Quelque chose noir, p. 123)

… et je me colle à l'étude avec l'idée de faire bon accueil à cet ébranlement, l'idée d'une relation possible entre le poème et la jeunesse d'un début radical après lui que rien ne pourra empêcher ; c'est un désir d'embrasure qui vient du mot.

Je veux être aux premières loges pour écouter "chanter des aigles sous le trottoir". (Pier Paolo PASOLINI, "Calderón", épisode 13) et me déprendre de ce mandat de la critique qui appelle de ses vœux une parole-furor ennemie de la forme („Le texte s’arroge la position de produire la jouissance [...] à travers la pulsion dans la langue“, tiré de: Julia KRISTEVA, La révolution du langage poétique, Seuil 1974, p. 616.), ou bénit de ses larmes une parole-mémoire de la langue („[...] la poésie et le poète peuvent seulement assumer [...] de restaurer la relation à la vérité comme perdue [...]“, tiré de: Robert DAVREU, Jacques Roubaud, Seghers 1985, p. 49.).

Stop. Tenter l'analyse du poème au profit du silence : un fanoir pour le mot.

[...] N’en sait rien les mots sont devenus [...]

C'est ici que se pointe le "cela" oblique qui franchit en silence le raclement des mots. Ce vers, pris entre deux enjambements, voit son premier hémistiche faire rejet pour le vers précédent, alors que ses six dernières syllabes, après la césure, s’intègrent à une séquence sémantique qui ne s’achève qu’à la fin du dernier vers du poème. Ce vers, soumis aux tenseurs qui distendent ses attaches, mesure sa résistance au point où s’exerce l’effet cumulé des forces de traction. Ce point faible est matériellement occupé par “les mots”, juste après la césure. Autrement dit, ce sont les mots pris à la fois en tant que structures lexicales individuelles et en tant qu’éléments constitutifs du discours articulé qui risquent la dislocation.

[,,,] Comme des stèles ............ et les sens contingents [...]

L'hypothèse se confirme. Un blanc à la césure casse le vers en deux. “En typographie, un blanc est un espace entre les éléments composés ; par élargissement des blancs on aère la composition : il s’agit, sur le plan esthétique, d’une sorte de silence plastique”. (Étienne SOURIAU, Vocabulaire d’esthétique, Quadrige/PUF 1999, p. 259.). Quant au silence : “[...] si l’on définit l’harmonie par l’absence de tout battement, le silence qui n’en peut comporter aucun serait la forme suprême de l’harmonie” (id., p. 1292.).
Ce recours à la définition qui emprunte tant à l’esthétique qu’à l’acoustique, me permet de revenir au texte :

[...] les mots sont devenus comme des stèles [...]

On a fendu le vers pour dégager le "mot". Ce qui reste c'est la souche blanche, un moignon ou comme un trait de scie par travers, comme une empreinte vers l'en dehors.

Stèle : “espèce de colonne brisée ou de cippe, destinée à porter une inscription” (Émile LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, Gallimard/Hachette 1958, tome 7, p. 454.). Le mot est inscrit au lieu de s’inscrire lui-même dans la langue, devenu l'objet lisse, l'aire de déshérence où l'esprit n'adhère plus. On dépasse ici l'aveu d'une mémoire mise au secret, ou l'exaspération manifestée d'une amnésie, ou l'impuissance de dire, ou de dire autrement. L’effet suspensif de ce blanc déborde le simple procédé qui ferait “[...] apparaître, à un moment donné, un faire informatif neutre, provoquant ainsi une “inquiétude” de l’énonciataire, laissé dans l’ignorance du statut véridicatoire du savoir reçu [...]” (Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTÉS, Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette 1979, pp. 372-3). Une telle démarche serait purement stratégique et ne dirait tout au plus qu’un parti pris formel, mais rien sur le statut de la langue. Je pense que le blanc du dernier vers annonce un pari linguistique fort davantage qu’une réflexion stylistique, qu’il fait le constat d’un nouveau statut du mot qui, bien plus qu’incapable à proférer quelque vérité que ce soit, est rendu stérile au dire.

Pour interroger plus avant cet autre postulat du langage, apologue d’un anéantissement de la fonction du Verbe, je veux le confronter à cette technique d’approche du champ littéraire essentiellement épistémologique qui ambitionne de reconcevoir la stylistique en tant que démarche scrupuleuse en quête d’effets de sens, méthodologie qui met “[...] en avant l’importance et les impératifs de cet objet complexe et polystructuré qu’est le texte” (Jean-Michel ADAM, Le style dans la langue, Lausanne/Paris 1997, p. 214.). J’avance l’idée que certains textes, à l’image de “Ce même c’est ta mort et le poème”, une fois soumis à la dite méthode lui opposent davantage qu’une imprévisible complexité, qu’ils promeuvent leur propre reflux vers l'horizon fossile d'un “champ littéraire extra-littéraire”. Une minéralisation explorée par Jacques Roubaud qui tient à la fois d’une logique de l’impossible et d’une poétique d’avenir. Sous la trame des rapports entre les structures du poème, mais indifférente à elle, se tient une autre forme, celle du squelette d’un non-texte, d’un alpha-poème aux mots blancs, et vers laquelle ne peuvent se couler ni les sens, ni l’esprit. Et c'est vers là, putain, que tout le sang ruisselle, là que la vie s'abolit.

L’alpha-poème oblige à une alpha-parole ou parole sur un mode blanc qui n’est contrainte ni par le genre ni par aucune forme d’expression littéraire au sens le plus large. J’entends par alpha-parole une notion qui diffère de l’aphasie en ce qu’elle n’est pas due à une lésion cérébrale et de l’aphonie en ce qu’elle n’est pas “[...] zone de non-conflit permettant de parer à l’angoisse [...]” (Antoine FRANZINI, Une aphonie éloquente, in: Juan-David NASIO (éd.), Le silence en psychanalyse, Marseille 1987, p. 111.). L’alpha-parole n’est pas une absence de parole provoquée par une disparition de parole mais par un changement d’état de la parole, parole faite de mots inscrits en blanc, donc imprononçables / inconnaissables et dont la vibration inaudible n’est pas le silence. L’alpha-parole peut être rapprochée d’une arrière-présence. C’est pourquoi l’alpha-parole dont les mots ne font plus sens se dérobe à la saisie de la critique commune même lorsqu’elle affiche la modestie de son propos : “Il n’est question ni de rendre compte de la totalité du texte ni de faire passer les résultats d’une analyse pour une vérité.” (Michel CHARLES, Seuil 1995.). Il ne s’agit en effet pas de rendre la totalité d’un texte mais de s’entendre sur la notion même de texte. On conçoit à présent comment celle que concerne l’alpha-parole dont les mots-stèles ne véhiculent que des sens contingents, diffère en tout de cette définition convenue : “Le texte n’est pas totalisable, pour la bonne et simple raison qu’il ne cesse de se modifier à la lecture et que cette instabilité même est constitutive : elle est ce qui lui permet de fonctionner effectivement comme un texte” (id.). L’alpha-parole ne dit pas un texte qui fonctionne, mais un texte figé dans le silence comme un corps dans la glace et ce silence :

“[...] la poésie n’en sait rien [..]”.

Toutefois la poésie retranchée à l’horizon de son être ne peut échapper à la vieille langue humaine pour tenter d’articuler ce qui ne peut l’être. L’existence même du poème impose à l’analyse ce retour vers la langue et ce changement de plan est seul à garantir la pérennité des instances discursives (celles du poème et de l’analyse) qui, pour l’une, prédit le silence sur le mot et pour l’autre interroge cette perspective. Mais trop tard ... l'analyse tourne à l'exécration de l'analyse et je ne vois plus que cet arrière-langage à contre jour où se tient la dépouille de ce que la parole sera.

À l'exaspération de ce qui ne peut être dit.
L'intervalle.
À jamais différée la saisie de "l'évidence du monde en ses espèces naturelles"
(Jacques ROUBAUD, Poésie:, Seuil 2000, p. 494.).
La trame.

Au début c'était une intuition. Il n'en reste que dalle. Au début il y avait autre chose, les poèmes bien sûr mais aussi un "cela"... Maintenant l'ébauche d'une absence de texte, l’alpha-parole qui affecte le mot dans sa fonction contrastive et combinatoire, bouffant jusqu'à sa réalité phonologique. L'alpha-parole pierre tombale du Verbe muettement érigée pour la seule contemplation. Pierre non inscrite, verticale encore pour un temps, une faille dans l'air qui inspire un vague sentiment : celui de quitter simplement la civilisation du dire pour l’âge du faire.

Et au bout du compte, oui, la rage.