Couper le câble d’écriture

1er juillet 2023

Dernier jour de résidence. La veille, l’accrochage de l’exposition, avec des reproductions de grande qualité de nombreux documents m’ayant servi, et un original, apporté spécialement. Il y avait aussi les travaux réalisés en ateliers, par les CM1 et le groupe de 7 adultes que j’ai suivi tout au long de l’année, dans des ateliers très stimulants avec écriture, et réécriture.

Au menu :
Quelques documents
À propos de l’écriture du moment clé
Visite guidée et lectures, en vidéo

Déclaration construction Nicot, façace (1933). Archives NLG/ 116W25
Facture Liabastre d’approvisionnement de la maison Nicot (verso). Archives NLG/ 3W6
Avis aux ressortissants de l’URSS (avec tampon "Etat Français" barrant la République Française). Archives NLG/ 3W1
Ordre de la Kommandantur, sur le salut des habitants. Archives NLG/ 3W1
Carte postale, vue aérienne de la mairie et du centre (circa 1950)


Le moment de couper le câble souterrain Paris-Metz à Noisy constitue le cœur de mon texte. Car, au fond, c’est ce qui fait que l’histoire existe : cet instant où Keller coupe et dérive le câble, le climax du livre. La rue porte le nom de Réseau Robert Keller, et c’est ce panneau qui m’a ouvert la voie du livre. Dans la vie de ces ingénieurs et techniciens télécoms, il a fallu couper un câble, c’est ce qui change tout pour eux, survivants comme disparus. Après la dérivation, il y aura les écoutes, ce qui signifie qu’il aura fallu couper. Et avant, il faut conclure à la dérivation, ce qui signifie qu’il aura fallu des décisions, qui engagent la vie, pour penser, préparer, puis couper. Puis le fruit des écoutes, les opérations qu’elles ont permises ; même si cela n’est pas tout à fait clair, car je n’ai pas eu accès aux transcriptions, ni moi ni personne que je connaisse.

Je me suis un moment demandé pourquoi seul le nom de Keller reste. Tout d’abord, ce n’est pas tout à fait vrai, mais voici pourquoi. Il était chef d’équipe, la plaque rue des Entrepreneurs porte aussi le nom de ses deux techniciens, Laurent Matheron et Pierre Guillou. La plaque de rue à Noisy est donc un raccourci, et aussi une erreur, ou plutôt : déjà une fiction. Car cette expression de "réseau Robert Keller" ne se retrouve nulle part ailleurs, et n’a pas beaucoup de sens. Il y a Le mystère de la Source K, de Roger Rouxel, il y a l’histoire racontée par Marie Gatard dont le documentaire de Laurent Bergers (Hitler sur table d’écoute) reprend le texte, en parlant de la « Source K ». Les trois noms des techniciens sont cités, puis ceux de Combaux et Sueur, au minimum. Il y a aussi Lobreau, Rocard, Riss, Jung. Et cela, toujours en parlant de la dérivation, de la Source K, mais jamais de "réseau", et encore moins de "réseau Keller". C’est le S.R., le Service de Renseignement, son Deuxième Bureau clandestin. Le réseau Kléber. Le réseau Turma-Vengeance. Ce sont des réseaux organisés avec une hiérarchie militaire et qui font œuvre de dissidence contre l’État français et l’occupant nazi. Les messagers viennent quant à eux des réseaux populaires, ou communistes (PTT, Wagons-lits SNCF). L’équipe montée par la capitaine Edmond Combaux, sur une idée qu’il soumet à Léon Simoneau, capitaine au SR à Vichy, idée que l’ingénieur René Sueur confirme en trouvant Robert Keller comme seul capable de la mener à bien, voilà un groupe de renseignement qui va alimenter, via le 2e bureau, via Londres, les "réseaux". Selon toute vraisemblance et comme indiqué dans les témoignages et ouvrages sur le sujet, des informations partaient aussi à Vichy, où des gradés comme le général Rivet avaient organisé un commandement clandestin au sein du commandement de "l’État Français" (dissous en novembre 42). Il y avait aussi les opérateurs qui, écoutant la préparation d’une arrestation, prenaient l’initiative d’appeler directement les résistants visés. Et au départ de tout cet enchevêtrement d’actions, il y a le piquage sauvage de ligne, la coupure du câble, la dérivation.

Et ce moment de couper le câble, dans le texte, je l’ai longtemps repoussé par différents stratagèmes.

Facture Liabastre d’approvisionnement de la maison Nicot (recto). Archives NLG/ 3W6

Stratagème 1 : l’hyper-documentation. Lire tout sur la période, le sujet et les sujets connexes. Lire des livres d’histoire, sur l’occupation, la résistance, la guerre, voire lire des livres sur l’histoire en général. Remonter à Jules Michelet, Ovide, Hérodote. Multiplier les lectures et prendre des notes, réfléchir à ce qu’est l’histoire, ce qu’est la guerre, ce qu’est l’engagement. Me documenter sur les télécoms, les lignes souterraines, les techniques utilisées pour la dérivation dont il est question. Aller dans la généalogie des protagonistes de ce qui sera mon roman, remonter à l’Alsace de 1870 pour me demander pourquoi les grands-parents de Robert Keller, comme ceux de Georgette Vincent, sont partis en Normandie, et quand. Lire des livres sur l’histoire de l’Alsace. Creuser aussi les archives noiséennes sur le quartier, et un peu autour du quartier, les listes de noms, de cyclistes, de pêcheurs, de gardiens de lignes (de train, de téléphone), les PV du garde-messier, les courriers de réclamation au maire (au sujet du camping naturiste dans les années 30, au sujet du pont de Neuilly explosé par les alliés en 40 et des fissures provoquées dans le voisinage), les permis de construire, pas seulement ceux du pavillon où eurent lieu les écoutes, mais ceux des commerces voisins, et même un peu plus loin. Me renseigner sur la carambole, ce billard français à trois billes et sans poche. Finalement, à bout de documentation, en arriver, ou plutôt revenir à celle du câble, de la dérivation d’avril 1942, et me mettre enfin, après plusieurs mois à avoir écrit en amont, à ce moment de basculement.

Stratagème 2 : le syndrome de l’imposteur. Remettre en question mes connaissances fraîchement acquises, réécrire plusieurs fois le début, et tous les passages sous différents prétextes (pas assez lisibles, trop lisibles, trop littéraires, trop historiques, pas assez documentés), écrire des contre-vérités, se tromper de date, le voir plusieurs semaines après et se morfondre et déprimer pendant trois jours pleins avec une migraine, corriger, recommencer encore. Et finir par en arriver, presque par hasard, un jour, sur le moment où le câble doit être rompu.

Stratagème 3 : la panne technique. Changer d’ordinateur en plein milieu de l’écriture, pour un autre système d’exploitation : Linux au lieu de Windows. Perdre par conséquent la compatibilité de certains logiciels, dont celui utilisé pour l’écriture : Scrivener. Devoir repasser à Libre Office après plusieurs jours à essayer de faire fonctionner Scrivener sur Linux à l’aide d’outils peu fiables. Puis arriver à nouveau sur ce passage d’avril 42 où il faut brancher le câble sur la dérivation.

Stratagème 4 : l’oubli. Oublier de réserver une place à la BNF, ou au service historique de Vincennes. Oublier de lire le livre commandé, qui d’ailleurs est rangé dans un endroit oublié. Oublier d’avoir pris une note importante à ajouter au texte. Oublier d’écrire. Oublier que j’avais déjà écrit un peu ce passage qui mène directement au câble coupé, et celui qui en découle. Oublier que je pouvais à tout moment écrire la suite pour ne pas rester bloqué.

Stratagème 5 : la réécriture sans fin. Relire un passage et le juger plus sévèrement à chaque relecture, jusqu’à le réécrire de fond en comble. Y glisser alors des imprécisions qui peuvent faire resurgir le Stratagème 2, et provoquer le Stratagème 1, en cascade. Sans parler du risque permanent de Stratagème 3. Et on l’avait oublié, mais il est toujours là, le Stratagème 4.

Finalement, j’ai fini par m’y mettre et à attaquer, dans des conditions mentales peut-être, non pas proches ou comparables, mais similaires, ceteris paribus sic stantibus, avec le trac des opérateurs, techniciens, soldats, le risque au-dessus de ma tête, non pas de mort, mais de jugement, qu’on me déprécie, à la lecture, que quelque chose n’aille pas, que tout s’écroule, à nouveau, dans mon texte, dans ma tête, que ça ne serve à rien, qu’il y ait mieux à faire. Le manque de sommeil, lié à ce stress, à cette situation de légère dépression due à tous les ennuis que je me glisse dans les roues, est une sorte de stratagème également, sans doute.

Parmi les moyens de lutte, sous-texter dans le roman l’écriture, j’ai glissé quelques phrases, dont celle-ci :

Le travail de creuser ne les épuisait pas, cette dépense était bienvenue, après des mois d’attente, de plans, tout prenait enfin sens.

Dans un moment où j’accouchais enfin de ce moment du texte :

Tout était en place, Keller sortit deux pinces.

Au moment d’écrire que le câble est coupé, je ressens de la peur. J’ai des sanglots qui me viennent. Je ne comprends pas ce qu’il se passe. C’est incroyablement dur à écrire, physiquement. Je lutte. Parce que leur destin, parce que la guerre, parce que la mort, leurs morts, ma mort à venir, comme la nôtre à tous, mais aussi l’état du monde incertain aujourd’hui, les connexions logiques que je peux faire, par analogie, ou par projection, identification, tout tourne en moi et autour de moi et comme j’écris qu’ils coupent, épissurent, fil après fil, toute une nuit, je veux pleurer, pour l’humanité qui s’entre-tue, toujours et encore, le carnage de la guerre où que ça se passe, le carnage permanent du monde de toute façon, l’absurdité de pouvoir encore écrire ces mots maintenant alors que je me disais, disons il y a quarante ans, quand j’étais enfant : la guerre c’est tellement bête, d’ailleurs les guerres mondiales sont passées, dit-on, et quand je serai adulte il n’y aura plus de guerre, ni d’exploitation d’ailleurs, bien sûr, bien sûr. Et puis aujourd’hui encore, ça tue, ça exploite, ça ment, ça tabasse, ça nasse, ça empêche, ça promulgue, ça capitalise, ça arrête même un éditeur français à la frontière britannique (nous sommes en avril 23) pour lui demander ce qu’il pense de la situation des grèves contre la réforme des retraites en France et ça l’interroge sur le catalogue des essais de sa maison d’édition ; ensuite c’est l’assassinat d’un enfant par un policier qui va en tirer deux millions d’euros par une cagnotte mise en place par des fascistes, et un gouvernement qui envoie à nouveau sa police contre les marches à la mémoire de Nahel, d’Adama, et des autres, ça va jusque-là, et la première ministre est reconduite, le ministre de l’intérieur demeure, ils se félicitent de l’apaisement, mais leur apaisement c’est la guerre, le Maréchal, le revoilà. Juste un fait par jour, je pourrais continuer, et ça s’emballe dans mon cerveau, pendant que j’écris cette scène où tout bascule, où rien ne peut revenir en arrière, cette scène de vie pure.

Keller tendit le couteau acier à Guillou, qui ouvrit la paume de la main pour s’en saisir, puis posa la lame, légèrement inclinée, sur le câble, et pénétra le plomb, s’arrêtant juste avant la couche de coton qui protégeait l’âme.

Plus possible de revenir en arrière, les communications circulent dans les câbles, sont aussitôt sténotypées, et je dois couler mon écriture dans ce flux, je m’imagine apprendre la sténo et produire un roman complet exclusivement dans cette écriture, ou alors le dire au téléphone à qui m’appelle et m’envoie un don, ou le retranscrire au jus de citron sur des factures pour le faire transporter, de la main à la main, via un réseau de cheminots, de postiers, jusqu’à ses destinataires.

Si j’ai écrit la dérivation d’avril 42 en avril 23, puis les écoutes de mai, juin 42, en mai, juin 23, j’écrirai les écoutes jusqu’en août 23 comme 42, puis le déménagement en septembre jusqu’à la réinstallation à Livry en décembre, et l’arrestation la veille de Noël. J’aurai alors terminé le roman.

Affiche "Seul l’abri est efficace" (1940-44) Archives NLG/ 2Fi60

Pour le moment, vous pouvez écouter une partie de billard et la dérivation, après une visite guidée des archives exposées à la Médiathèque, en ce jour de clôture de résidence, le 1er Juillet 2023.

Il y a aussi deux lectures issues des ateliers, captées ce jour-là. La première de Patrice Lefrançois, la seconde de Jacqueline Ducruit. Le groupe d’adultes avait travaillé avec moi autour de deux sujets principaux : les archives du passé (comme les CM1), et celles du futur. Dans le passé, l’abri souterrain, l’alarme, les objets que l’on garde ; nous avons aussi travaillé le portrait, le monologue intérieur. Dans le futur, il s’agit d’un guide de voyage imaginaire de Noisy-le-Grand, ou Noise-le-Gand parfois.

[00:00:00] - Prise de parole de l’adjoint en charge de la valorisation du patrimoine historique, Pascale Cotte-Moretton.
[00:04:58] - Pourquoi je vais écrire sur le réseau Robert Keller

[00:00:42] - remerciements de l'auteur
[00:02:35] - la visite guidée de l'exposition
[00:21:39] - visite libre de l'expo
[00:28:28] - posters des CM1
[00:30:38] - deux lectures des ateliers d'écriture
[00:45:45] - Le Réseau Robert Keller, la partie de billard et la dérivation
[00:59:56] - le diaporama plante (on vient de couper le câble à 00:59:38)

[01:09:25] - fin

 

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21 juillet 2023
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