Des voix

Roman de Manuel Candré


On entre à tâtons dans un monde qui s’avère très vite imaginaire. Celui qui nous guide s’appelle Jacob. L’homme, fiévreux et tourmenté, semble bien vivant, même s’il commence à en douter. Il loge dans une mansarde. Il erre dans les rues froides de la ville de Prague (rebaptisée Pragol). Longe les berges de la Moldau. Croise des êtres familiers. Et doit pourtant admettre qu’il n’est plus tout à fait lui-même. Il se sent sous l’emprise de quelqu’un, quelque chose, qui le dépasse. Il entend des multitudes de voix. Pire, celles-ci, qui arrivent avec de forts bruits d’eau, l’assaillent et lui emplissent la bouche. Il lui faut peu de temps pour admettre que si ces voix, dont certaines appartiennent à des hommes qui ont vécu il y a près de mille ans, l’ont ainsi colonisé, c’est parce qu’il ne fait sans doute plus partie du monde des vivants.

« Le moment vint où je cessai de percevoir mes organes. Lorsque l’impression d’avoir un estomac disparaît, impression que l’on découvre à l’occasion de sa disparition, c’est un choc terrible, et puis le cœur, je sentis qu’il cessait de battre, distinctement son ralentissement, l’affaiblissement progressif de la pompe, le flux moindre au creux des poignets, à la base du cou, puis il s’arrêta et ma poitrine cessa de se gonfler. »

Si les apparences sont trompeuses, c’est que la mort l’est aussi. Celui qui vient de s’éteindre ne peut pas savoir qu’il n’est plus. Ce sont les autres, les fantômes qu’il côtoie désormais, qui vont l’aider à passer de l’autre côté. Jacob en fait la douloureuse expérience. Un temps, son cerveau fonctionne encore. Il ne peut dire si cela dure une minute ou un siècle. En tout cas, il se voit en action. Il ressent les morsures du froid. Il marche avec lenteur. Il s’arrête même pour boire de la bière dans la taverne des frères Lipmann. Il y repère des gens qui ne lui sont pas inconnus. Il y a là Ben Solomon, le maraîcher, Kuliov et sa barbe abondante qui recouvre toute une table, Schlomel, le ferrailleur et Krouglov, le général sans mains, qui participa à la grande bataille d’Olomouc.

Si les voix parfois s’estompent, c’est grâce à l’intervention mystérieuse de Rabbi, qu’il a rencontré un soir grâce à une jeune femme. Celle-ci, messagère à apparence humaine, chargée de récupérer les errants, avait probablement considéré que le moment était venu pour lui de quitter l’ancien monde et que le seul à pouvoir couper le cordon était Rabbi Viggel.

« Rabbi qui flottait de nouveau parmi nous (quelle puissante magie était la sienne) nous fit nous rassembler en files par le premier cercle de ses fidèles, et on nous dit qu’on allait nous conduire dans un endroit qui s’appelait Transval (et que je reconnus aussitôt comme le Sheol) et que nous allions y passer tout notre temps désormais. »

Voilà Jacob – qui s’appartient de moins en moins – admis au Transval, où il séjourne avec ses congénères les spectres, dans l’au-delà ou l’en-deçà, en compagnie des « entendeurs de voix » et des morts en attente, le voilà dans la « banlieue de transit vers l’Indistinct » d’où il ne pourra s’extraire qu’à l’occasion d’une hypothétique ascension finale.

La suite se trouve au cœur de ce roman qui a tout d’une fable discrètement traversée par la Kabbale. C’est également une belle et sinueuse errance intemporelle dans la vieille ville et dans l’ancien ghetto de Prague. Un livre saisissant, à l’image de l’écriture de Manuel Candré qui nous offre deux cents pages de plongée en apnée dans l’univers mental d’un personnage profondément humain. Ce qu’il n’est pourtant plus.


Manuel Candré : Des voix, Quidam éditeur.

Jacques Josse

26 février 2019
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