Façons d’entrer dans l’oeuvre d’Alexander Kluge

Figure majeure du monde allemand des lettres et de l’image, Alexander Kluge reste largement méconnu du public français, à l’exception des germanistes et des cinéphiles qui ont pu voir ou découvrir son travail cinématographique lors de la rétrospective que lui a consacrée la Cinémathèque française en 2013. Celui qu’on surnomme parfois le Godard allemand fut en effet l’un des réalisateurs du Nouveau cinéma allemand qui, tels Rainer Fassbinder et Volker Schlöndorff (avec lesquels il tourna en 1978 L’Allemagne en automne) - infléchirent le cinéma de leur temps en développant sa dimension de critique sociale et politique.) On peut ranger dans cette veine critique « Artistes sous les chapiteaux : perplexes » (Die Artisten in der Zirkuskuppel : Ratlos) avec lequel il obtint le Lion d’Or à Venise en 1968, dernière année d’une compétition qui ne reprit ensuite qu’en 1980.

Juriste de formation, féru de sciences, c’est presque par hasard que Kluge découvrit le monde des images animées. C’est en effet parce qu’il voulait le détourner de ce qu’’il pensait être une voie sans issue, la littérature, que Theodor Adorno dont Kluge était le conseiller juridique à l’Ecole de Francfort, lui avait trouvé un stage d’assistant chez Fritz Lang, revenu des Etats-Unis pour tourner Le tombeau hindou à Munich. La manœuvre n’eut pas le résultat escompté : loin de détourner le jeune homme de ses ambitions littéraires, ce contact avec le monde du cinéma lui fit entrevoir comment on peut écrire aussi avec des images. Plus tard, et aujourd’hui encore, A. Kluge découvrira la télévision et réalisera, outre des longs métrages, des court-métrages et des émissions de télévision, où il se révèle être un prodigieux interviewer.

La récente carte blanche donnée à Martin Rass pour une soirée remue.net à la Maison de la Poésie de Paris proposait de découvrir l’œuvre écrite et filmée d’Alexander Kluge à l’occasion de la parution du second volet de ses Chroniques des sentiments, sous-titré L’inquiétance du temps. Ses 1200 pages peuvent avoir quelques choses d’intimidant, d’autant que le premier volet, Fictions de base, est tout aussi volumineux et que trois autres volumes de même calibre sont encore à traduire et à paraître. Comment entrer dans cette œuvre monumentale : à petits pas, en lente immersion, au hasard des pages ? Une lecture en continu n’est certes pas conseillée, et sans doute ne serait-elle pas recommandée par l’auteur lui-même. Peut-être alors peut-on s’aider de ce que suggérait Lise Wajeman dans une recension parue l’hiver dernier [1] comme façons d’entrer dans les Chroniques : y circuler comme dans un cabinet de curiosité, y picorer un fragment de ci de là comme dans un almanach, les lire comme une suite d’anecdotes ou se laisser séduire comme par un recueil de contes.


Il y a du Daniel Arasse chez Alexander Kluge, attentif au petit détail qu’il s’emploie ensuite à mettre en lien avec l’infiniment grand, façon d’illustrer comment l’intime n’est jamais indemne de « l’Histoire avec sa grande hache », comme la désignait Georges Perec, façon aussi de s’inspirer de la théorie des catastrophes pour observer comment « un battement d’aile de papillons brésilien peut provoquer une tornade au Texas. Edward Lorenz lors d’une conférence scientifique en 1972. Aussi peut-être faut-il lire ces Chroniques comme la question récurrente du petit garçon que fut Alexander Kluge dont le monde s’écroula quand ses parents se séparèrent, provoquant une catastrophe intime dont le bombardement de Halberstadt où il vivait et la destruction des maisons voisines de la sienne ne parurent être qu’une image élargie : que nous dit le monde de ce qui se passe en nous ? Quel rapport y a-t-il entre ce que nous vivons et ce qui affecte le monde où nous vivons ? En quoi notre lecture du monde est-elle toujours et inexorablement modifiée par ce que nous sentons et ressentons, et réciproquement ? Que se passe-t-il quand on se cogne au réel ? A. Kluge ne prétend certes pas apporter de réponses définitives à ces questions ni se poser en « maître de la vérité ». On le verrait plutôt comme un infatigable chercheur de sens, observant et questionnant le monde sous toutes ses formes pour tenter d’« élaborer un inventaire en vue du XXIe siècle ». [2]

Pour ceux ou celles qui aiment entrer dans une œuvre en faisant connaissance avec son auteur, on trouvera ci-dessous quelques pistes pour approcher le monde d’Alexander Kluge.


Un documentaire

Alle Gefühle glauben an einen glücklichen Ausgang (Tous les sentiments croient en une issue heureuse) : film d’Angelika Wittlich (avec sous-titre français) qui présente A. Kluge dans ses espaces de travail et laisse ses collaborateurs dresser son portrait.

Une conversation avec Jean-Luc Godard

Amour aveugle : extrait d’une conversation filmée entre Jean-Luc Godard et Alexander Kluge (dont on entend la voix hors champ relayée par l’interprète) à l’occasion de la sortie du film Ode à l’amour.

A propos des Chroniques des sentiments


On peut lire un résumé du livre 1 des et quelques pages à feuilleter sur le site de P.O.L.
Ce que dit Alexander Kluge

. du livre 1, Les histoires de base :

Cinquante-huit années ont passé depuis que j’ai décidé un jour, à Paris, de consacrer ma vie aux livres et au cinéma d’auteur. Le fait de pouvoir aujourd’hui publier en langue française un ouvrage de près de 1200 pages compte beaucoup pour moi.
Dans ce premier livre, auquel d’autres succèderont, il est question de ce que j’appelle des HISTOIRES DE BASE. Ce titre renvoie aux rapports que nous entretenons avec ce qui nous est le plus cher. Faire la part entre ce que nous aimons et ce que nous haïssons, entre ce que nous savons et ce que nous ignorons revient à opérer des distinctions de base. Comme depuis Socrate. Dans une ÉPOQUE CONFUSE, et on peut dire que notre XXIe siècle en est une, il est bon d’avoir des livres pour servir de phares aux voyageurs dans le désert.


Les sentiments sont les véritables occupants des vies humaines. On peut dire d’eux ce que l’on a dit des Celtes (nos ancêtres, pour la plupart d’entre nous) : ils sont partout, seulement on ne les voit pas. Les sentiments font vivre (et forment) les institutions, ils sont impliqués dans les lois contraignantes, les hasards heureux, se manifestent à nos horizons, pour s’élever au-delà vers les galaxies. On les trouve dans tout ce qui nous concerne.

. du livre 2, L’Inquiétance du temps

Dans ce livre, l’“inquiétance” est présente sur divers champs et à différentes époques. L’aiguillon de l’inquiétude est le même aujourd’hui, lors d’un bombardement dans la région d’Alep, qu’en ce mois d’avril 1945 où ma sœur et moi-même avions dû trouver refuge dans un abri antiaérien. L’écart entre première et seconde nature – entre le surgissement d’une industrie porteuse de bombes (stratégie d’en haut) et l’idée de fuite, la quête d’une issue pour nous, les prisonniers du sous-sol (stratégie d’en bas), demeure un absolu.
« […] Quand les vies sont déchirées par le cours de l’histoire, la poétique ne saurait les raccommoder, les recoller, ou les recoudre. En revanche, s’il s’agit de comprendre ce que le monde nous réserve, elle a la capacité de créer des relations. Elle compose des toiles, à l’instar d’Arachné, cette jeune tisseuse lydienne transformée en araignée, sœur éloignée d’Internet.

Alexander Kluge en images

Courts-métrages avec sous-titre en français :
La concierge parisienne.
Le capital avide d’avenir.
La vengeance d’Ingrid.
Dr Mabuse.
Qui garde l’espoir meurt en chantant.
Échec de l’espérance. (sans parole)

Pour les germanophones

  • le site officiel d’Alexander Kluge
  • le site de télévision dctp d’Alexander Kluge

José Morel Cinq-Mars

25 avril 2019
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[1« Une mémoire d’éléphant », Médiapart, 24 décembre 2018.

[2Süddeutsche Zeitung du 28 novembre 2001.