François Durif | Commencer par la fin

Si vous me proposez de commencer par la fin, je ne résiste pas longtemps. Petit « je  » et ses canulars se précipitent. Je leur laisse la place. Il n’y a pas que les mots qui se bousculent. Commencer depuis la fin, c’est ma façon de procéder. Ça m’a parfois joué des tours. Par exemple, quand la dame du bilan de compétences m’a demandé : « Vous voulez travailler avant ou après la mort ?  » Comme un con, je lui ai répondu : « Après.  » C’est comme ça que je me suis retrouvé àtravailler durant trois ans dans une agence de pompes funèbres. Prison montrée n’est plus prison. Autant aller voir directement de quoi il retourne quand le rideau est tombé. Se glisser dans les coulisses. Voir, comprendre, comment ces messieurs s’y prennent pour évacuer le corps. Comment les proches du défunt se débrouillent avec tout le tralala. Les grimaces des uns, les simagrées des autres. Comment le temps s’accélère àla fin. Comment le temps est coupé en morceaux.

Le journal dans les mains, je commence toujours par la fin.

Quand j’étais gamin, avant de m’endormir, je me disais toujours : « Demain c’est jour zéro, tout ce que j’ai fait jusqu’àce jour, c’est zéro.  » Cette tentation de reprendre tout du début, cette illusion de faire tabula rasa, elle ne m’a pas quitté depuis. Quand j’ai trop de temps devant moi, j’ai envie de le briser en mille morceaux. Je reporte le moment de commencer l’ouvrage. J’attends toujours le dernier moment pour m’y mettre. Je ne sais pas faire autrement. Je ne sais pas prendre de l’avance. Si je m’écoute, je ne serai jamais prêt.

La seule chose que je puisse bousiller, c’est mon histoire. « Qui se tue est lié àl’espoir, l’espoir d’en finir ; l’espoir révèle son désir de commencer, de trouver encore le commencement dans la fin.  » Aussi m’est-il permis de jouer avec ma propre fin. Comme si je n’avais que ça àfaire. La seule chose avec laquelle je puisse jouer, c’est le temps, c’est le temps qui m’est donné. Ce que je fais de mieux, c’est àmon insu. J’ai rarement un sentiment de maîtrise. « On ne disjoncterait jamais si on savait qu’on a déjàdisjoncté.  » On n’aurait pas peur de rater sa vie si on savait qu’on l’a déjàratée : « comme si renoncer àéchouer était beaucoup plus grave que renoncer àréussir, comme si ce que nous appelons l’insignifiant, l’inessentiel, l’erreur, pouvait, àcelui qui en accepte le risque et s’y livre sans retenue, se révéler comme la source de toute authenticité.  » Est-ce cela que nous recherchons ?

S’il est une date dont nous sommes sà»rs, c’est celle de notre naissance, et l’épaisseur de temps qui nous sépare de ce point-instant, et le néant qui le précède. Pris en étau entre deux néants, qu’est-ce que nous faisons ? C’est avec l’incertitude de la date de notre mort que nous apprenons ànaviguer. Nous avons beau savoir que notre temps est compté, ce n’est pas une raison pour l’économiser. Plutôt se dépenser le plus possible que se ménager. « La mort, au dernier moment, pose la forme de la vie, mais elle doit nier cette vie pour poser cette forme ; elle dit àla fois oui et non. La mort dit oui, en disant non, mais son heure est indéterminée. C’est rétrospectivement que la naissance et la mort, flanquée chacune de son néant, redeviennent symétriques comme la gauche et la droite.  »
Entre l’heure certaine de notre naissance et l’heure incertaine de notre mort, nous oscillons, nous voudrions rebrousser chemin, rembobiner le film, mais non. Une vie, pas deux. Pas foutu d’en déchiffrer le sens avant d’en connaître le terme.

« Qu’as-tu fait de ton trait d’union ?  » se demandent entre eux les condamnés dans les couloirs de la mort. C’est la mort qui opèrera le savant montage de notre vie, en n’en retenant que des bribes, des moments. Pas de jugement, pas de Jugement dernier. Pas de balance pour soupeser nos actes.

À défaut de s’en séparer, « un bon point de départ serait de modifier son passé.  »

C’est finalement au Parti pris de Ponge que nous nous rallierons : « Le meilleur parti àprendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début.  »

Et de reprendre tout du début.

14 octobre 2019
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